The Project Gutenberg EBook of Le ch�teau des Carpathes, by Jules Verne (#25 in our series by Jules Verne) Copyright laws are changing all over the world. Be sure to check the copyright laws for your country before downloading or redistributing this or any other Project Gutenberg eBook. This header should be the first thing seen when viewing this Project Gutenberg file. Please do not remove it. Do not change or edit the header without written permission. Please read the "legal small print," and other information about the eBook and Project Gutenberg at the bottom of this file. Included is important information about your specific rights and restrictions in how the file may be used. You can also find out about how to make a donation to Project Gutenberg, and how to get involved. **Welcome To The World of Free Plain Vanilla Electronic Texts** **eBooks Readable By Both Humans and By Computers, Since 1971** *****These eBooks Were Prepared By Thousands of Volunteers!***** Title: Le ch�teau des Carpathes Author: Jules Verne Release Date: February, 2004 [EBook #5082] [Yes, we are more than one year ahead of schedule] [This file was first posted on April 18, 2002] Edition: 10 Language: French Character set encoding: UTF-8 *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, LE CH�TEAU DES CARPATHES *** This eBook was produced by Norm Wolcott. Le ch�teau des Carpathes Le ch�teau des Carpathes par Jules Verne I Cette histoire n'est pas fantastique, elle n'est que romanesque. Faut-il en conclure qu'elle ne soit pas vraie, �tant donn� son invraisemblance ? Ce serait une erreur. Nous sommes d'un temps o� tout arrive, -- on a presque le droit de dire o� tout est arriv�. Si notre r�cit n'est point vraisemblable aujourd'hui, il peut l'�tre demain, gr�ce aux ressources scientifiques qui sont le lot de l'avenir, et personne ne s'aviserait de le mettre au rang des l�gendes. D'ailleurs, il ne se cr�e plus de l�gendes au d�clin de ce pratique et positif XIXe si�cle, ni en Bretagne, la contr�e des farouches korrigans, ni en Ecosse, la terre des brownies et des gnomes, ni en Norv�ge, la patrie des ases, des elfes, des sylphes et des valkyries, ni m�me en Transylvanie, o� le cadre des Carpathes se pr�te si naturellement � toutes les �vocations psychagogiques. Cependant il convient de noter que le pays transylvain est encore tr�s attach� aux superstitions des premiers �ges. Ces provinces de l'extr�me Europe, M. de G�rando les a d�crites, �lis�e Reclus les a visit�es. Tous deux n'ont rien dit de la curieuse histoire sur laquelle repose ce roman. En ont-ils eu connaissance ? peut-�tre, mais ils n'auront point voulu y ajouter foi. C'est regrettable, car ils l'eussent racont�e, l'un avec la pr�cision d'un annaliste, l'autre avec cette po�sie instinctive dont sont empreintes ses relations de voyage. Puisque ni l'un ni l'autre ne l'ont fait, je vais essayer de le faire pour eux. Le 29 mai de cette ann�e-l�, un berger surveillait son troupeau � la lisi�re d'un plateau verdoyant, au pied du Retyezat, qui domine une vall�e fertile, bois�e d'arbres � tiges droites, enrichie de belles cultures. Ce plateau �lev�, d�couvert, sans abri, les galernes, qui sont les vents de nord-ouest, le rasent pendant l'hiver comme avec un rasoir de barbier. On dit alors, dans le pays, qu'il se fait la barbe -- et parfois de tr�s pr�s. Ce berger n'avait rien d'arcadien dans son accoutrement, ni de bucolique dans son attitude. Ce n'�tait pas Daphnis, Amyntas, Tityre, Lycidas ou M�lib�e. Le Lignon ne murmurait point � ses pieds ensabot�s de gros socques de bois : c'�tait la Silvalaque, dont les eaux fra�ches et pastorales eussent �t� dignes de couler � travers les m�andres du roman de l'Astr�e. Frik, Frik du village de Werst -- ainsi se nommait ce rustique p�tour --, aussi mal tenu de sa personne que ses b�tes, bon � loger dans cette sordide crapaudi�re, b�tie � l'entr�e du village, o� ses moutons et ses porcs vivaient dans une r�voltante prouacrerie --, seul mot, emprunt� de la vieille langue, qui convienne aux pouilleuses bergeries du comitat. _L'immanum pecus_ paissait donc sous la conduite dudit Frik, -- _immanior ipse_. Couch� sur un tertre matelass� d'herbe, il dormait d'un oeil, veillant de l'autre, sa grosse pipe � la bouche, parfois sifflant ses chiens, lorsque quelque brebis s'�loignait du p�turage, ou donnant un coup de bouquin que r�percutaient les �chos multiples de la montagne. Il �tait quatre heures apr�s midi. Le soleil commen�ait � d�cliner. Quelques sommets, dont les bases se noyaient d'une brume flottante, s'�clairaient dans l'est. Vers le sud-ouest, deux brisures de la cha�ne laissaient passer un oblique faisceau de rayons, comme un jet lumineux qui filtre par une porte entrouverte. Ce syst�me orographique appartenait � la portion la plus sauvage de la Transylvanie, comprise sous la d�nomination de comitat de Klausenburg ou Kolosvar. Curieux fragment de l'empire d'Autriche, cette Transylvanie, � l'Erdely � en magyar, c'est-�-dire � le pays des for�ts �. Elle est limit�e par la Hongrie au nord, la Valachie au sud, la Moldavie � l'ouest. �tendue sur soixante mille kilom�tres carr�s, soit six millions d'hectares -- � peu pr�s le neuvi�me de la France --, c'est une sorte de Suisse, mais de moiti� plus vaste que le domaine helv�tique, sans �tre plus peupl�e. Avec ses plateaux livr�s � la culture, ses luxuriants p�turages, ses vall�es capricieusement dessin�es, ses cimes sourcilleuses, la Transylvanie, z�br�e par les ramifications d'origine plutonique des Carpathes, est sillonn�e de nombreux cours d'eaux qui vont grossir la Theiss et ce superbe Danube, dont les Portes de Fer, � quelques milles au sud [La mille hongrois vaut environ 7 500 m�tres.], ferment le d�fil� de la cha�ne des Balkans sur la fronti�re de la Hongrie et de l'empire ottoman. Tel est cet ancien pays des Daces, conquis par Trajan au premier si�cle de l'�re chr�tienne. L'ind�pendance dont il jouissait sous jean Zapoly et ses successeurs jusqu'en 1699, prit fin avec L�opold Ier, qui l'annexa � l'Autriche. Mais, quelle qu'ait �t� sa constitution politique, il est rest� le commun habitat de diverses races qui s'y coudoient sans se fusionner, les Valaques ou Roumains, les Hongrois, les Tsiganes, les Szeklers d'origine moldave, et aussi les Saxons que le temps et les circonstances finiront par � magyariser � au profit de l'unit� transylvaine. A quel type se raccordait le berger Frik ? �tait-ce un descendant d�g�n�r� des anciens Daces ? Il e�t �t� malais� de se prononcer, � voir sa chevelure en d�sordre, sa face machur�e, sa barbe en broussailles, ses sourcils �pais comme deux brosses � crins rouge�tres, ses yeux pers, entre le vert et le bleu, et dont le larmier humide �tait circonscrit du cercle s�nile. C'est qu'il est �g� de soixante-cinq ans, -- il y a lieu de le croire du moins. Mais il est grand, sec, droit sous son sayon jaun�tre moins poilu que sa poitrine, et un peintre ne d�daignerait pas d'en saisir la silhouette, lorsque, coiff� d'un chapeau de sparterie, vrai bouchon de paille, il s'accote sur soit b�ton � bec de corbin, aussi immobile qu'un roc. Au moment o� les rayons p�n�traient � travers la brisure de l'ouest, Frik se retourna ; puis, de sa main � demi ferm�e, il se fit un porte-vue -- comme il en e�t fait un porte-voix pour �tre entendu au loin et il regarda tr�s attentivement. Dans l'�claircie de l'horizon, � un bon mille, niais tr�s amoindri par l'�loignement, se profilaient les formes d'un burg. Cet antique ch�teau occupait, sur une croupe isol�e du col de Vulkan, la partie sup�rieure d'un plateau appel� le plateau d'Orgall. Sous le jeu d'une �clatante lumi�re, son relief se d�tachait cr�ment, avec cette nettet� que pr�sentent les vues st�r�oscopiques. N�anmoins, il fallait que l'oeil du p�tour f�t dou� d'une grande puissance de vision pour distinguer quelque d�tail de cette masse lointaine. Soudain le voil� qui s'�crie en hochant la t�te : � Vieux burg !... Vieux burg !... Tu as beau te carrer sur ta base !... Encore trois ans, et tu auras cess� d'exister, puisque ton h�tre n'a plus que trois branches ! � Ce h�tre, plant� � l'extr�mit� de l'un des bastions du burg, s'appliquait en noir sur le fond du ciel comme une fine d�coupure de papier, et c'est � peine s'il e�t �t� visible pour tout autre que Frik � cette distance. Quant � l'explication de ces paroles du berger, qui �taient provoqu�es par une l�gende relative au ch�teau, elle sera donn�e en son temps. � Oui ! r�p�ta-t-il, trois branches... Il y en avait quatre hier, mais la quatri�me est tomb�e cette nuit... Il n'en reste que le moignon... je n'en compte plus que trois � l'enfourchure... Plus que trois, vieux burg... plus que trois ! � Lorsqu'on prend un berger par son c�t� id�al, l'imagination en fait volontiers un. �tre r�veur et contemplatif ; il s'entretient avec les plan�tes ; il conf�re avec les �toiles ; il lit dans le ciel. Au vrai, c'est g�n�ralement une brute ignorante et bouch�e. Pourtant la cr�dulit� publique lui attribue ais�ment le don du surnaturel ; il poss�de des mal�fices ; suivant son humeur, il conjure les sorts ou les jette aux gens et aux b�tes -- ce qui est tout un dans ce cas ; il vend des poudres sympathiques ; on lui ach�te des philtres et des formules. Ne va-t-il pas jusqu'� rendre les sillons st�riles, en y lan�ant des pierres enchant�es, et les brebis inf�condes rien qu'en les regardant de l'oeil gauche ? Ces superstitions sont de tous les temps et de tous les pays. M�me au milieu des campagnes plus civilis�es, on ne passe pas devant un berger, sans lui adresser quelque parole amicale, quelque bonjour significatif, en le saluant du nom de � pasteur � auquel il tient. Un coup de chapeau, cela permet d'�chapper aux malignes influences, et sur les chemins de la Transylvanie, ou ne s'y �pargne pas plus qu'ailleurs. Frik �tait regard� comme un sorcier, un �vocateur d'apparitions fantastiques. A entendre celui-ci, les vampires et les stryges lui ob�issaient ; � en croire celui-l�, on le rencontrait, au d�clin de la lune, par les nuits sombres, comme on voit en d'autres contr�es le grand bissexte, acheval� sur la vanne des moulins, causant avec les loups ou r�vant aux �toiles. Frik laissait dire, y trouvant profit. Il vendait des charmes et des contre-charmes. Mais, observation � noter, il �tait lui-m�me aussi cr�dule que sa client�le, et s'il ne croyait pas � ses propres sortil�ges, du moins ajoutait-il foi aux l�gendes qui couraient le pays. On ne s'�tonnera donc pas qu'il e�t tir� ce pronostic relatif � la disparition prochaine du vieux burg, puisque le h�tre �tait r�duit � trois branches, ni qu'il e�t h�te d'en porter la nouvelle � Werst. Apr�s avoir rassembl� son troupeau en beuglant � pleins poumons � travers un long bouquin de bois blanc, Frik reprit le chemin du village. Ses chiens le suivaient harcelant les b�tes -- deux demi-griffons b�tards, hargneux et f�roces, qui semblaient plut�t propres � d�vorer des moutons qu'� les garder. Il y avait l� une centaine de b�liers et de brebis, dont une douzaine d'antenais de premi�re ann�e, le reste en animaux de troisi�me et de quatri�me ann�e, soit de quatre et de six dents. Ce troupeau appartenait au juge de Werst, le bir� Koltz, lequel payait � la commune un gros droit de br�biage, et qui appr�ciait fort son p�tour Frik, le sachant tr�s habile � la tonte, et tr�s entendu au traitement des maladies, muguet, affil�e, avertin, douve, encaussement, fal�re, clavel�e, pi�tin, rabuze et autres affections d'origine p�cuaire. Le troupeau marchait en masse compacte, le sonnailler devant, et, pr�s de lui, la brebis birane, faisant tinter leur clarine au milieu des b�lements. Au sortir de la p�ture, Frik prit un large sentier, bordant de vastes champs. L� ondulaient les magnifiques �pis d'un bl� tr�s haut sur tige, tr�s long de chaume ; l� s'�tendaient quelques plantations de ce � koukouroutz �, qui est le ma�s du pays. Le chemin conduisait � la lisi�re d'une for�t de pins et de sapins, aux dessous frais et sombres. Plus bas, la Sil promenait son cours lumineux, filtr� par le cailloutis du fond, et sur lequel flottaient les billes de bois d�bit�es par les scieries de l'amont. Chiens et moutons s'arr�t�rent sur la rive droite de la rivi�re et se mirent � boire avidement au ras de la berge, en remuant le fouillis des roseaux. Werst n'�tait plus qu'� trois port�es de fusil, au-del� d'une �paisse saulaie, form�e de francs arbres et non de ces t�tards rabougris, qui touffent � quelques pieds au-dessus de leurs racines. Cette saulaie se d�veloppait jusqu'aux pentes du col de Vulkan, dont le village, qui porte ce nom, occupe une saillie sur le versant m�ridional des massifs du Plesa. La campagne �tait d�serte � cette heure. C'est seulement � la nuit tombante que les gens de culture regagnent leur foyer, et Frik n'avait pu, chemin faisant, �changer le bonjour traditionnel. Son troupeau d�salt�r�, il allait s'engager entre les plis de la vall�e, lorsqu'un homme apparut au tournant de la Sil, une cinquantaine de pas en aval. -- Eh ! l'ami ! � cria-t-il au p�tour. C'�tait un de ces forains qui courent les march�s du comitat. On les rencontre dans les villes, dans les bourgades, jusque dans les plus modestes villages. Se faire comprendre n'est point pour les embarrasser : ils parlent toutes les langues. Celui-ci �tait-il italien, saxon ou valaque ? Personne n'e�t pu le dire ; mais il �tait juif, juif polonais, grand, maigre, nez busqu�, barbe en pointe, front bomb�, yeux tr�s vifs. Ce colporteur vendait des lunettes, des thermom�tres, des barom�tres et de petites horloges. Ce qui n'�tait pas renferm� dans la balle assujettie par de fortes bretelles sur ses �paules, lui pendait au cou et � la ceinture : un v�ritable brelandinier, quelque chose comme un �talagiste ambulant. Probablement ce juif avait le respect et peut-�tre la crainte salutaire qu'inspirent les bergers. Aussi saluat-il Frik de la main. Puis, dans cette langue roumaine, qui est form�e du latin et du slave, il dit avec un accent �tranger : � Cela va-t-il comme vous voulez, l'ami ? -- Oui... suivant le temps, r�pondit Frik. -- Alors vous allez bien aujourd'hui, car il fait beau. -- Et j'irai mal demain, car il pleuvra. -- Il pleuvra ?... s'�cria le colporteur. Il pleut donc sans nuages dans votre pays ? -- Les nuages viendront cette nuit... et de l�-bas... du mauvais c�t� de la montagne. -- A quoi voyez-vous cela ? -- A la laine de mes moutons, qui est r�che et s�che comme un cuir tann�. -- Alors ce sera tant pis pour ceux qui arpentent les grandes routes... -- Et tant mieux pour ceux qui seront rest�s sur la porte de leur maison. -- Encore faut-il poss�der une maison, pasteur. -- Avez-vous des enfants ? dit Frik. -- Non. -- Etes-vous mari� ? -- Non. � Et Frik demandait cela parce que, dans le pays, c'est l'habitude de le demander � ceux que l'on rencontre. Puis, il reprit : � D'o� venez-vous, colporteur ?... -- D'Hermanstadt. � Hermanstadt est une des principales bourgades de la Transylvanie. En la quittant, on trouve la vall�e de la Sil hongroise, qui descend jusqu'au bourg de Petroseny. � Et vous allez ?... -- A Kolosvar. � Pour arriver � Kolosvar, il suffit de remonter dans la direction de la vall�e du Maros ; puis, par Karlsburg, en suivant les premi�res assises des monts de Bihar, on atteint la capitale du comitat. Un chemin d'une vingtaine de milles [Environ 150 kilom�tres.] au plus. En v�rit�, ces marchands de thermom�tres, barom�tres et patraques, �voquent toujours l'id�e d'�tres � part, d'une allure quelque peu hoffmanesque. Cela tient � leur m�tier. Ils vendent le temps sous toutes ses formes, celui qui s'�coule, celui qu'il fait, celui qu'il fera, comme d'autres porteballes vendent des paniers, des tricots ou des cotonnades. On dirait qu'ils sont les commis voyageurs de la Maison Saturne et Cie � l'enseigne du Sablier d'or. Et, sans doute, ce fut l'effet que le juif produisit sur Frik, lequel regardait, non sans �tonnement, cet �talage d'objets, nouveaux pour lui, dont il ne connaissait pas la destination. � Eh ! colporteur, demanda-t-il en allongeant le bras, � quoi sert ce bric-�-brac, qui cliqu�te � votre ceinture comme les os d'un vieux pendu ? -- �a, c'est des choses de valeur, r�pondit le forain, des choses utiles � tout le monde. -- A tout le monde, s'�cria Frik, en clignant de l'oeil, -- m�me � des bergers ?... -- M�me � des bergers. -- Et cette m�canique ?... -- Cette m�canique, r�pondit le juif en faisant sautiller un thermom�tre entre ses mains, elle vous apprend s'il fait chaud ou s'il fait froid. -- Eh ! l'ami, je le sais de reste, quand je sue sous mon sayon, ou quand je grelotte sous ma houppelande. � �videmment, cela devait suffire � un p�tour, qui ne s'inqui�tait gu�re des pourquoi de la science. � Et cette grosse patraque avec son aiguille ? reprit-il en d�signant un barom�tre an�ro�de. -- Ce n'est point une patraque, c'est un instrument qui vous dit s'il fera beau demain ou s'il pleuvra... -- Vrai ?... -- Vrai. -- Bon ! r�pliqua Frik, je n'en voudrais point, quand �a ne co�terait qu'un kreutzer. Rien qu'� voir les nuages tra�ner dans la montagne ou courir au-dessus des plus hauts pics, est-ce que je ne sais pas le temps vingt-quatre heures � l'avance ? Tenez, vous voyez cette brumaille qui semble sourdre du sol ?... Eh bien, je vous l'ai dit, c'est de l'eau pour demain. � En r�alit�, le berger Frik, grand observateur du temps, pouvait se passer d'un barom�tre. � Je ne vous demanderai pas s'il vous faut une horloge ? reprit le colporteur. -- Une horloge ?... J'en ai une qui marche toute seule, et qui se balance sur ma t�te. C'est le soleil de l�-haut. Voyez-vous, l'ami, lorsqu'il s'arr�te sur la pointe du Rod�k, c'est qu'il est midi, et lorsqu'il regarde � travers le trou d'Egelt, c'est qu'il est six heures. Mes moutons le savent aussi bien que moi, mes chiens comme nies moutons. Gardez donc vos patraques. -- Allons, r�pondit le colporteur, si je n'avais pas d'autres clients que les p�tours, j'aurais de la peine � faire fortune ! Ainsi, vous n'avez besoin de rien ?... -- Pas m�me de rien. � Du reste, toute cette marchandise � bas prix �tait de fabrication tr�s m�diocre, les barom�tres ne s'accordant pas sur le variable ou le beau fixe, les aiguilles des horloges marquant des heures trop longues ou des minutes trop courtes -- enfin de la pure camelote. Le berger s'en doutait peut-�tre et n'inclinait gu�re � se poser en acheteur. Toutefois, au moment o� il allait reprendre son b�ton, le voil� qui secoue une sorte de tube, suspendu � la bretelle du colporteur, en disant : � A quoi sert ce tuyau que vous avez l� ?... -- Ce tuyau n'est pas un tuyau. -- Est-ce donc un gueulard ? � Et le berger entendait par l� une sorte de vieux pistolet � canon �vas�. � Non, dit le juif, c'est une lunette. � C'�tait une de ces lunettes communes, qui grossissent cinq � six fois les objets, ou les rapprochent d'autant, ce qui produit le m�me r�sultat. Frik avait d�tach� l'instrument, il le regardait, il le maniait, il le retournait bout pour bout, il en faisait glisser l'un sur l'autre les cylindres. Puis, hochant la t�te � Une lunette ? dit-il. -- Oui, pasteur, une fameuse encore, et qui vous allonge joliment la vue. -- Oh ! j'ai de bons yeux, l'ami. Quand le temps est clair, j'aper�ois les derni�res roches jusqu'� la t�te du Retyezat, et les derniers arbres au fond des d�fil�s du Vulkan. -- Sans cligner ?... -- Sans cligner. C'est la ros�e qui me vaut �a, lorsque je dors du soir au matin � la belle �toile. Voil� qui vous nettoie proprement la prunelle. -- Quoi... la ros�e ? r�pondit le colporteur. Elle rendrait plut�t aveugle... -- Pas les bergers. -- Soit ! Mais si vous avez de bons yeux, les miens sont encore meilleurs, lorsque je les mets au bout de ma lunette. -- Ce serait � voir. -- Voyez en y mettant les v�tres... -- Moi ?... -- Essayez. -- �a ne me co�tera rien ? demanda Frik, tr�s m�fiant de sa nature. -- Rien... � moins que vous ne vous d�cidiez � m'acheter la m�canique. � Bien rassur� � cet �gard, Frik prit la lunette, dont les tubes furent ajust�s par le colporteur. Puis, ayant ferm� l'oeil gauche, il appliqua l'oculaire � son oeil droit. Tout d'abord, il regarda dans la direction du col de Vulkan, en remontant vers le Plesa. Cela fait, il abaissa l'instrument, et le braqua vers le village de Werst. � Eh ! eh ! dit-il, c'est pourtant vrai... �a porte plus loin que mes yeux... Voil� la grande rue... je reconnais les gens... Tiens, Nic Deck, le forestier, qui revient de sa tourn�e, le havresac au dos, le fusil sur l'�paule... -- Quand je vous le disais ! fit observer le colporteur. -- Oui... oui... c'est bien Nic ! reprit le berger. Et que. Ile est la fille qui sort de la maison de ma�tre Koltz, en jupe rouge et en corsage noir, comme pour aller au-devant de lui ?... -- Regardez, pasteur, vous reconna�trez la fille aussi bien que le gar�on... -- Eh ! oui !... c'est Miriota... la belle Miriota !... Ah ! les amoureux... les amoureux !... Cette fois, ils n'ont qu'� se tenir, car, moi, je les tiens au bout de mon tuyau, et je ne perds pas une de leurs mignasses ! -- Que dites-vous de ma machine ? -- Eh ! eh !... qu'elle fait voir au loin ! � Pour que Frik en f�t � n'avoir jamais auparavant regard� � travers une lunette, il fallait que le village de Werst m�rit�t d'�tre rang� parmi les plus arri�r�s du comitat de Klausenburg. Et cela �tait, on le verra bient�t. � Allons, pasteur, reprit le forain, visez encore... et plus loin que Werst... Le village est trop pr�s de nous Visez au-del�, bien au-del�, vous dis-je !... -- Et �a ne me co�tera pas davantage ?... -- Pas davantage. -- Bon !... je cherche du c�t� de la Sil hongroise ! Oui... voil� le clocher de Livadzel... je le reconnais � sa croix qui est manchotte d'un bras... Et, au-del�, dans la vall�e, entre les sapins, j'aper�ois le clocher de Petroseny, avec son coq de fer-blanc, dont le bec est ouvert, comme s'il allait appeler ses poulettes !... Et l�-bas, cette tour qui pointe au milieu des arbres... Ce doit �tre la tour de Petrilla... Mais, j'y pense, colporteur, attendez donc, puisque c'est toujours le m�me prix... -- Toujours, pasteur. � Frik venait de se tourner vers le plateau d'Orgall ; puis, du bout de la lunette, il suivait le rideau des for�ts assombries sur les pentes du Plesa, et le champ de l'objectif encadra la lointaine silhouette du burg. � Oui ! s'�cria-t-il, la quatri�me branche est � terre... J'avais bien vu !... Et personne n'ira la ramasser pour en faire une belle flambaison de la Saint-Jean... Non, personne... pas m�me moi !... Ce serait risquer son corps et son �me... Mais ne vous mettez point en peine !... Il y a quelqu'un qui saura bien la fourrer, cette nuit, au milieu de son feu d'enfer... C'est le Chort ! � Le Chort, ainsi s'appelle le diable, quand il est �voqu� dans les conversations du pays. Peut-�tre le juif allait-il demander l'explication de ces paroles incompr�hensibles pour qui n'�tait pas du village de Werst ou des environs, lorsque Frik s'�cria, d'une voix o� l'effroi se m�lait � la surprise : � Qu'est-ce donc, cette brume qui s'�chappe du donjon ?... Est-ce une brume ?... Non !... On dirait une fum�e... Ce n'est pas possible !... Depuis des ann�es et des ann�es, les chemin�es du burg ne fument plus ! -- Si vous voyez de la fum�e l�-bas, pasteur, c'est qu'il y a de la fum�e. -- Non... colporteur, non ! C'est le verre de votre machine qui se brouille. -- Essuyez-le. -- Et quand je l'essuierais ? � Frik retourna sa lunette, et, apr�s en avoir frott� les verres avec sa manche, il la remit � son oeil. C'�tait bien une fum�e qui se d�roulait � la pointe du donjon. Elle montait droit' dans l'air calme, et son panache se confondait avec les hautes vapeurs. Frik, immobile, ne parlait plus. Toute son attention se concentrait sur le burg que l'ombre ascendante commen�ait � gagner au niveau du plateau d'Orgall. Soudain, il rabaissa la lunette, et, portant la main au bissac qui pendait sous son sayon : � Combien votre tuyau ? demanda-t-il. -- Un florin et demi [Environ 3 francs 60.] �, r�pondit le colporteur. Et il aurait c�d� sa lunette m�me au prix d'un florin, pour peu que Frik eut manifest� l'intention de la marchander. Mais le berger ne broncha pas. Visiblement sous l'empire d'une stup�faction aussi brusque qu'inexplicable, il plongea la main au fond de son bissac, et en retira l'argent. � C'est pour votre compte que vous achetez cette lunette ? demanda le colporteur. -- Non... pour mon ma�tre, le juge Koltz. -- Alors il vous remboursera... -- Oui... les deux florins qu'elle me co�te... -- Comment... les deux florins ?... -- Eh ! sans doute !... L�-dessus, bonsoir, l'ami. -- Bonsoir, pasteur. � Et Frik, sifflant ses chiens, poussant son troupeau, remonta rapidement dans la direction de Werst. Le juif, le regardant s'en aller, hocha la t�te, comme s'il avait eu � faire � quelque fou : Si j'avais su, murmura-t-il, je la lui aurais vendue plus cher, ma lunette ! � Puis, quand il eut rajust� son �talage � sa ceinture et sur ses �paules, il prit la direction de Karlsburg, en redescendant la rive droite de la Sil. O� allait-il ? Peu importe. Il ne fait que passer dans ce r�cit. On ne le reverra plus. II Qu'il s'agisse de roches entass�es par la nature aux �poques g�ologiques, apr�s les derni�res convulsions du sol, ou de constructions dues � la main de l'homme, sur lesquelles a pass� le souffle du temps, l'aspect est � peu pr�s semblable, lorsqu'on les observe � quelques milles de distance. Ce qui est pierre brute et ce qui a �t� pierre travaill�e, tout cela se confond ais�ment. De loin, m�me couleur, m�mes lin�aments, m�mes d�viations des lignes dans la perspective, m�me uniformit� de teinte sous la patine gris�tre des si�cles. Il en �tait ainsi du burg, -- autrement dit du ch�teau des Carpathes. En reconna�tre les formes ind�cises sur ce plateau d'Orgall, qu'il couronne � la gauche du col de Vulkan, n'e�t pas �t� possible. Il ne se d�tache point en relief de l'arri�re-plan des montagnes. Ce que l'on est tent� de prendre pour un donjon n'est peut-�tre qu'un morne pierreux. Qui le regarde croit apercevoir les cr�neaux d'une courtine, o� il n'y a peut-�tre qu'une cr�te rocheuse. Cet ensemble est vague, flottant, incertain. Aussi, � en croire divers touristes, le ch�teau des Carpathes n'existe-t-il que dans l'imagination des gens du comitat. �videmment, le moyen le plus simple de s'en assurer serait de faire prix avec un guide de Vulkan ou de Werst, de remonter le d�fil�, de gravir la croupe, de visiter l'ensemble de ces constructions. Seulement, un guide, c'est encore moins commode � trouver que le chemin qui m�ne au burg. En ce pays des deux Sils, personne ne consentirait � conduire Lui voyageur, et pour n'importe quelle r�mun�ration, au ch�teau des Carpathes. Quoi qu'il en soit, voici ce qu'on aurait pu apercevoir de cette antique demeure dans le champ d'une lunette, plus puissante et mieux centr�e que l'instrument de pacotille, achet� par le berger Frik pour le compte de ma�tre Koltz : A huit ou neuf cents pieds en arri�re du col de Vulkan, une enceinte, couleur de gr�s, lambriss�e d'un fouillis de plantes lapidaires, et qui s'arrondit sur une p�riph�rie de quatre � cinq cents toises, en �pousant les d�nivellations du plateau ; � chaque extr�mit�, deux bastions d'angle, dont celui de droite, sur lequel poussait le fameux h�tre, est encore surmont� d'une maigre �chauguette ou gu�rite � toit pointu ; � gauche, quelques pans de murs �tay�s de contreforts ajour�s, supportant le campanile d'une chapelle, dont la cloche f�l�e se met en branle par les fortes bourrasques au grand effroi des gens de la contr�e ; au milieu, enfin, couronn� de sa plate-forme � cr�neaux, un lourd donjon, � trois rangs de fen�tres maill�es de plomb, et dont le premier �tage est entour� d'une terrasse circulaire ; sur la plate-forme, une longue tige m�tallique, agr�ment�e du virolet f�odal, sorte de girouette soud�e par la rouille, et qu'un dernier coup de galerne avait fix�e au sud-est. Quant � ce que renfermait cette enceinte, rompue en maint endroit, s'il existait quelque b�timent habitable � l'int�rieur, si un pont-levis et une poterne permettaient d'y p�n�trer, on l'ignorait depuis nombre d'ann�es. En r�alit�, bien que le ch�teau des Carpathes f�t mieux conserv� qu'il n'en avait l'air, une contagieuse �pouvante, doubl�e de superstition, le prot�geait non moins que l'avaient pu faire autrefois ses basilics, ses sautereaux, ses bombardes, ses couleuvrines, ses tonnoires et autres engins d'artillerie des vieux si�cles. Et pourtant, le ch�teau des Carpathes e�t valu la peine d'�tre visit� par les touristes et les antiquaires. Sa situation, � la cr�te du plateau d'Orgall, est exceptionnellement belle. De la plate-forme sup�rieure du donjon, la vue s'�tend jusqu'� l'extr�me limite des montagnes. En arri�re ondule la haute cha�ne, si capricieusement ramifi�e, qui marque la fronti�re de la Valachie. En avant se creuse le sinueux d�fil� de Vulkan, seule route praticable entre les provinces limitrophes. Au-del� de la vall�e des deux Sils, surgissent les bourgs de Livadzel, de Lonyai, de Petroseny, de Petrilla, group�s � l'orifice des puits qui servent � l'exploitation de ce riche bassin houiller. Puis, aux derniers plans, c'est un admirable chevauchement de croupes, bois�es � leur base, verdoyantes � leurs flancs, arides � leurs cimes, que dominent les sommets abrupts du Retyezat et du Paring [Le Retyezat s'�l�ve � une hauteur de 2 496 m�tres, et le Paring �une hauteur de 2 414 m�tres au-dessus du niveau de la mer.]. Enfin, plus loin que la vall�e du Hatszeg et le cours du Maros, apparaissent les lointains profils, noy�s de brumes, des Alpes de la Transylvanie centrale. Au fond de cet entonnoir, la d�pression du sol formait autrefois un lac, dans lequel s'absorbaient les deux Sils, avant d'avoir trouv� passage � travers la cha�ne. Maintenant, cette d�pression n'est plus qu'un charbonnage avec ses inconv�nients et ses avantages ; les hautes chemin�es de brique se m�lent aux ramures des peupliers, des sapins et des h�tres ; les fum�es noir�tres vicient l'air, satur�, jadis du parfum des arbres fruitiers et des fleurs. Toutefois, � l'�poque o� se passe cette histoire, bien que l'industrie tienne ce district minier sous sa main de fer, il n'a rien perdu du caract�re sauvage qu'il doit � la nature. Le ch�teau des Carpathes date du XIIe ou du XIIIe si�cle. En ce temps-l�, sous la domination des chefs ou vo�vodes, monast�res, �glises, palais, ch�teaux, se fortifiaient avec autant de soin que les bourgades ou les villages. Seigneurs et paysans avaient � se garantir contre des agressions de toutes sortes. Cet �tat de choses explique pourquoi l'antique courtine du burg, ses bastions et son donjon lui donnent l'aspect d'une construction f�odale, pr�te � la d�fensive. Quel architecte l'a �difi� sur ce plateau, � cette hauteur ? On l'ignore, et cet audacieux artiste est inconnu, � moins que ce soit le roumain Manoli, si glorieusement chant� dans les l�gendes valaques, et qui b�tit � Curt� d'Argis le c�l�bre ch�teau de Rodolphe le Noir. Qu'il y ait des doutes sur l'architecte, il n'y en a aucun sur la famille qui poss�dait ce burg. Les barons de Gortz �taient seigneurs du pays depuis un temps imm�morial. Ils furent m�l�s � toutes ces guerres qui ensanglant�rent les provinces transylvaines ; ils lutt�rent contre les Hongrois, les Saxons, les Szeklers ; leur nom figure dans les � cantices �, les -- � do�nes �, o� se perp�tue le souvenir de ces d�sastreuses p�riodes ; ils avaient pour devise le fameux proverbe valaque : Da pe maorte, � donne jusqu'� la mort ! � et ils donn�rent, ils r�pandirent leur sang pour la cause de l'ind�pendance, -- ce sang qui leur venait des Roumains, leurs anc�tres. On le sait, tant d'efforts, de d�vouement, de sacrifices, n'ont abouti qu'� r�duire � la plus indigne oppression les descendants de cette vaillante race. Elle n'a plus d'existence politique. Trois talons l'ont �cras�e. Mais ils ne d�sesp�rent pas de secouer le joug, ces Valaques de la Transylvanie. L'avenir leur appartient, et c'est avec une confiance in�branlable qu'ils r�p�tent ces mots, dans lequel se concentrent toutes leurs aspirations : R�man on p�r� ! � le Roumain ne saurait p�rir ! � Vers le milieu du XIXe si�cle, le dernier repr�sentant des seigneurs de Gortz �tait le baron Rodolphe. N� au ch�teau des Carpathes, il avait vu sa famille s'�teindre autour de lui pendant les premiers temps de sa jeunesse. A vingt-deux ans, il se trouva seul au monde. Tous les siens �taient tomb�s d'ann�e en ann�e, comme ces branches du h�tre s�culaire, auquel la superstition populaire rattachait l'existence m�me du burg. Sans parents, on peut m�me dire sans amis, que ferait le baron Rodolphe pour occuper les loisirs de cette monotone solitude que la mort avait faite autour de lui ? Quels �taient ses go�ts, ses instincts, ses aptitudes ? On ne lui en reconnaissait gu�re, si ce n'est une irr�sistible passion pour la musique, surtout pour le chant des grands artistes de cette �poque. D�s lors, abandonnant le ch�teau, d�j� fort d�labr�, aux soins de quelques vieux serviteurs, un jour il disparut. Et, ce qu'on apprit plus tard, c'est qu'il consacrait sa fortune, qui �tait assez consid�rable, � parcourir les principaux centres lyriques de l'Europe, les th��tres de l'Allemagne, de la France, de l'Italie, o� il pouvait satisfaire � ses insatiables fantaisies de dilettante. �tait-ce un excentrique, pour ne pas dire un maniaque ? La bizarrerie de son existence donnait lieu de le croire. Cependant, le souvenir du pays �tait rest� profond�ment grav� dans le coeur du jeune baron de Gortz. Il n'avait pas oubli� la patrie transylvaine au cours de ses lointaines p�r�grinations. Aussi, revint-il prendre part � l'une des sanglantes r�voltes des paysans roumains contre l'oppression hongroise. Les descendants des anciens Daces furent vaincus, et leur territoire �chut en partage aux vainqueurs. C'est � la suite de cette d�faite que le baron Rodolphe quitta d�finitivement le ch�teau des Carpathes, dont certaines parties tombaient d�j� en ruine. La mort ne tarda pas � priver le burg de ses derniers serviteurs, et il fut totalement d�laiss�. Quant au baron de Gortz, le bruit courut qu'il s'�tait patriotiquement joint au fameux Rosza Sandor, un ancien d�trousseur de grande route, dont la guerre de l'ind�pendance avait fait un h�ros de drame. Par bonheur pour lui, apr�s l'issue de la lutte, Rodolphe de Gortz s'�tait s�par� de la bande du compromettant � betyar �, et il fit sagement, car l'ancien brigand, redevenu chef de voleurs, finit par tomber entre les mains de la police, qui se contenta de l'enfermer dans la prison de Szamos-Uyvar. N�anmoins, une version fut g�n�ralement admise chez les gens du comitat : � savoir que le baron Rodolphe avait �t� tu� pendant une rencontre de Rosza Sandor avec les douaniers de la fronti�re. Il n'en �tait rien, bien que le baron de Gortz ne se f�t jamais remontr� au burg depuis cette �poque, et que sa mort ne fit doute pour personne. Mais il est prudent de n'accepter que sous r�serve les on-dit de cette cr�dule population. Ch�teau abandonn�, ch�teau hant�, ch�teau visionn�. Les vives et ardentes imaginations l'ont bient�t peupl� de fant�mes, les revenants y apparaissent, les esprits y reviennent aux heures de la nuit. Ainsi se passent encore les choses au milieu de certaines contr�es superstitieuses de l'Europe, et la Transylvanie peut pr�tendre au premier rang parmi elles. Du reste, comment ce village de Werst e�t-il pu rompre avec les croyances au surnaturel ? Le pope et le magister, celui-ci charg� de l'�ducation des enfants, celui-l� dirigeant la religion des fid�les, enseignaient ces fables d'autant plus franchement qu'ils y croyaient bel et bien. Ils affirmaient, � avec preuves � l'appui �, que les loups-garous courent la campagne, que les vampires, appel�s stryges, parce qu'ils poussent des cris de strygies, s'abreuvent de sang humain, que les � staffii � errent � travers les ruines et deviennent malfaisants, si on oublie de leur porter chaque soir le boire et le manger. Il y a des f�es, des � babes �, qu'il faut se garder de rencontrer le mardi ou le vendredi, les deux plus mauvais jours de la semaine. Aventurez-vous donc dans les profondeurs de ces for�ts du comitat, for�ts enchant�es, o� se cachent les � balauri �, ces dragons gigantesques, dont les m�choires se distendent jusqu'aux nuages, les � zmei � aux ailes d�mesur�es, qui enl�vent les filles de sang royal et m�me celles de moindre lign�e, lorsqu'elles sont jolies ! Voil� nombre de monstres redoutables, semble-t-il, et quel est le bon g�nie que leur oppose l'imagination populaire ? Nul autre que le � _serpi de casa_ �, le serpent du foyer domestique, qui vit famili�rement au fond de l'�tre, et dont le paysan ach�te l'influence salutaire en le nourrissant de son meilleur lait. Or, si jamais burg fut am�nag� pour servir de refuge aux h�tes de cette mythologie roumaine, n'est-ce pas le ch�teau des Carpathes ? Sur ce plateau isol�, qui est inaccessible, except� par la gauche du col de Vulkan, il n'�tait pas douteux qu'il abrit�t des dragons, des f�es, des stryges, peut-�tre aussi quelques revenants de la famille des barons de Gortz. De l� une r�putation de mauvais aloi, tr�s justifi�e, disait-on. Quant � se hasarder � le visiter, personne n'y e�t song�. Il r�pandait autour de lui une �pouvante �pid�mique, comme un marais insalubre r�pand des miasmes pestilentiels. Rien qu'� s'en rapprocher d'un quart de mille, c'e�t �t� risquer sa vie en ce monde et son salut dans l'autre. Cela s'apprenait couramment � l'�cole du magister Hermod. Toutefois, cet �tat de choses devait prendre fin, d�s qu'il ne resterait plus une pierre de l'antique forteresse des barons de Gortz. Et c'est ici qu'intervenait la l�gende. D'apr�s les plus autoris�s notables de Werst, l'existence du burg �tait li�e � celle du vieux h�tre, dont la ramure grima�ait sur le bastion d'angle, situ� � droite de la courtine. Depuis le d�part de Rodolphe de Gortz -- les gens du village, et plus particuli�rement le p�tour Frik, l'avaient observ� --, ce h�tre perdait chaque ann�e une de ses ma�tresses branches. On en comptait dix-huit � son enfourchure, lorsque le baron Rodolphe fut aper�u pour la derni�re fois sur la plate-forme du donjon, et l'arbre n'en avait plus que trois pour le pr�sent. Or, chaque branche tomb�e, c'�tait une ann�e de retranch�e � l'existence du burg. La chute de la derni�re am�nerait son an�antissement d�finitif. Et alors, sur le plateau d'Orgall, on chercherait vainement les restes du ch�teau des Carpathes. En r�alit�, ce n'�tait l� qu'une de ces l�gendes qui prennent volontiers naissance dans les imaginations roumaines. Et, d'abord, ce vieux h�tre s'amputait-il chaque ann�e d'une de ses branches ? Cela n'�tait rien moins que prouv�, bien que Frik n'h�sit�t pas � l'affirmer, lui qui ne le perdait pas de vue pendant que son troupeau paissait les p�tis de la Sil. N�anmoins, et quoique Frik f�t sujet � caution, pour le dernier paysan comme pour le premier magistrat de Werst, nul doute que le burg n'e�t plus que trois ans � vivre, puisqu'on ne comptait plus que trois branches au � h�tre tut�laire �. Le berger s'�tait donc mis en mesure de reprendre le chemin du village pour y rapporter cette grosse nouvelle, lorsque se produisit l'incident de la lunette. Grosse nouvelle, tr�s grosse en effet ! Une fum�e est apparue au faite du donjon... Ce que ses yeux n'auraient pu apercevoir, Frik l'a distinctement vu avec l'instrument du colporteur... Ce n'est point une vapeur, c'est une fum�e qui va se confondre avec les nuages... Et pourtant, le burg est abandonn�... Depuis bien longtemps, personne n'a franchi sa poterne qui est ferm�e sans doute, ni le pont-levis qui est certainement relev�. S'il est habit�, il ne peut l'�tre que par des �tres surnaturels... Mais � quel propos des esprits auraient-ils fait du feu dans un des appartements du donjon ?... Est-ce un feu de chambre, est-ce un feu de cuisine ?... Voil� qui est v�ritablement inexplicable. Frik h�tait ses b�tes vers leur �table. A sa voix, les chiens harcelaient le troupeau sur le chemin montant, dont la poussi�re se rabattait avec l'humidit� du soir. Quelques paysans, attard�s aux cultures, le salu�rent en passant, et c'est � peine s'il r�pondit � leur politesse. De l�, r�elle inqui�tude, car, si l'on veut �viter les mal�fices, il ne suffit pas de donner le bonjour au berger, il faut encore qu'il vous le rende. Mais Frik y paraissait peu enclin avec ses yeux hagards, son attitude singuli�re, ses gestes d�sordonn�e. Les loups et les ours lui auraient enlev� la moiti� de ses moutons, qu'il n'aurait pas �t� plus d�fait. De quelle mauvaise nouvelle fallait-il qu'il f�t porteur ? Le premier qui l'apprit fut le juge Koltz. Du plus loin qu'il l'aper�ut, Frik lui cria : � Le feu est au burg, notre ma�tre ! -- Que dis-tu l�, Frik ? -- je dis ce qui est. -- Est-ce que tu es devenu fou ? � En effet, comment un incendie pouvait-il s'attaquer � ce vieil amoncellement de pierres ? Autant admettre que le Nego�, la plus haute cime des Carpathes, �tait d�vor� par les flammes. Ce n'e�t pas �t� plus absurde. � Tu pr�tends, Frik, tu pr�tends que le burg br�le r�p�ta ma�tre Koltz. -- S'il ne br�le pas, il fume. -- C'est quelque vapeur... -- Non, c'est une fum�e... Venez voir. � Et tous deux se dirig�rent vers le milieu de la grande rue du village, au bord d'une terrasse dominant les ravins du col, de laquelle on pouvait distinguer le ch�teau. Une fois l�, Frik tendit la, lunette � ma�tre Koltz. �videmment, l'usage de cet instrument ne lui �tait pas plus connu qu'� son berger. � Qu'est-ce cela ? dit-il. -- Une machine que je vous ai achet�e deux florins, mon ma�tre, et qui en vaut bien quatre ! -- A qui ? -- A un colporteur. -- Et pour quoi faire ? -- Ajustez cela � votre oeil, visez le burg en face, regardez, et vous verrez. � Le juge braqua la lunette dans la direction du ch�teau et l'examina longuement. Oui ! c'�tait une fum�e qui se d�gageait de l'une des chemin�es du donjon. En ce moment, d�vi�e par la brise, elle rampait sur le flanc de la montagne. � Une fum�e ! � r�p�ta ma�tre Koltz stup�fait. Cependant, Frik et lui venaient d'�tre rejoints par Miriota et le forestier Nic Deck, qui �taient rentr�s au logis depuis quelques instants. � A quoi cela sert-il ? demanda le jeune homme en prenant la lunette. -- A voir au loin, r�pondit le berger. -- Plaisantez-vous, Frik ? -- je plaisante si peu, forestier, qu'il y a une heure � peine, j'ai pu vous reconna�tre, tandis que vous descendiez la route de Werst, vous et aussi... � Il n'acheva pas sa phrase. Miriota avait rougi en baissant ses jolis yeux. Au fait, pourtant, il n'est pas d�fendu � une honn�te fille d'aller au-devant de son fianc�. Elle et lui, l'un apr�s l'autre, prirent la fameuse lunette et la dirig�rent vers le burg. Entre-temps, une demi-douzaine de voisins �taient arriv�s sur la terrasse, et, s'�tant enquis du fait, ils se servirent tour � tour de l'instrument. � Une fum�e ! une fum�e au burg !... dit l'un. -- Peut-�tre le tonnerre est-il tomb� sur le donjon ?... fit observer l'autre. -- Est-ce qu'il a tonn� ?... demanda ma�tre Koltz, en s'adressant � Frik. -- Pas un coup depuis huit jours �, r�pondit le berger. Et ces braves gens n'auraient pas �t� plus ahuris, si on leur e�t dit qu'une bouche de crat�re venait de s'ouvrir au sommet du Retyezat, pour livrer passage aux vapeurs souterraines. III Le village de Werst a si peu d'importance que la plupart des cartes n'en indiquent point la situation. Dans le rang administratif, il est m�me au-dessous de son voisin, appel� Vulkan, du nom de la portion de ce massif de Plesa, sur lequel ils sont pittoresquement juch�s tous les deux. A l'heure actuelle, l'exploitation du bassin minier a donn� un mouvement consid�rable d'affaires aux bourgades de Petroseny, de Livadzel et autres, distantes de quelques milles. Ni Vulkan ni Werst n'ont recueilli le moindre avantage de cette proximit� d'un grand centre industriel ; ce que ces villages �taient, il y a cinquante ans, ce qu'ils seront sans doute dans un demi-si�cle, ils le sont � pr�sent ; et, suivant �lis�e Reclus, une bonne moiti� de la population de Vulkan ne se compose � que d'employ�s charg�s de surveiller la fronti�re, douaniers, gendarmes, commis du fisc et infirmiers de la quarantaine � -- Supprimez les gendarmes et les commis du fisc, ajoutez une proportion un peu plus forte de cultivateurs, et vous aurez la population de Werst, soit quatre � cinq centaines d'habitants. C'est une rue, ce village, rien qu'une large rue, dont les pentes brusques rendent la mont�e et la descente assez p�nibles. Elle sert de chemin naturel entre la fronti�re valaque et la fronti�re transylvaine. Par l� passent les troupeaux de boeufs, de moutons et de porcs, les marchands de viande fra�che, de fruits et de c�r�ales, les rares voyageurs qui s'aventurent par le d�fil�, au lieu de prendre les railways de Kolosvar et de la vall�e du Maros : Certes, la nature a g�n�reusement dot� le bassin qui se creuse entre les monts de Bihar, le Retyezat et le Paring. Riche par la fertilit� du sol, il l'est aussi de toute la fortune enfouie dans ses entrailles : mines de sel gemme � Thorda, avec un rendement annuel de plus de vingt mille tonnes ; mont Parajd, mesurant sept kilom�tres de circonf�rence � son d�me, et qui est uniquement form� de chlorure de sodium ; mines de Torotzko, qui produisent le plomb, la gal�ne, le mercure, et surtout le fer, dont les gisements �taient exploit�s d�s le Xe si�cle ; mines de Vayda Hunyad, et leurs minerais qui se transforment en acier de qualit� sup�rieure ; mines de houille, facilement exploitables sur les premi�res strates de ces vall�es lacustres, dans le district de Hatszeg, � Livadzel, � Petroseny, vaste poche d'une contenance estim�e � deux cent cinquante millions de tonnes ; enfin, mines d'or, au bourg d'Ottenbanya, � Topanfalva, la r�gion des orpailleurs, o� des myriades de moulins d'un outillage tr�s simple travaillent les sables du Ver�s-Patak, � le Pactole transylvain �, et exportent chaque ann�e pour deux millions de francs du pr�cieux m�tal. Voil�, semblera, un district tr�s favoris� de la nature, et pourtant cette richesse ne profite gu�re au bien-�tre de sa population. Dans tous les cas, si les centres plus importants, Torotzko, Petroseny, Lonyai, poss�dent quelques installations en rapport avec le confort de l'industrie moderne, si ces bourgades ont des constructions r�guli�res, soumises � l'uniformit� de l'�querre et du cordeau, des hangars, des magasins, de v�ritables cit�s ouvri�res, si elles sont dot�es d'un certain nombre d'habitations � balcons et � v�randas, voil� ce qu'il ne faudrait chercher ni au village de Vulkan, ni au village de Werst. Bien compt�es, une soixantaine de maisons, irr�guli�rement accroupies sur l'unique rue, coiff�es d'un capricieux toit dont le fa�tage d�borde les murs de pis�, la fa�ade vers le jardin, un grenier � lucarne pour �tage, une grange d�labr�e pour annexe, une �table toute de guingois, couverte en paillis, �� et l� un puits surmont� d'une potence � laquelle pend une seille, deux ou trois mares qui � fuient � pendant les orages, des ruisselets dont les orni�res tortill�es indiquent le cours, tel est ce village de Werst, b�ti sur les deux c�t�s de la rue, entre les obliques talus du col. Mais tout cela est frais et attirant ; il y a des fleurs aux portes et aux fen�tres, des rideaux de verdure qui tapissent les murailles, des herbes �chevel�es qui se m�lent au vieil or des chaumes, des peupliers, ormes, h�tres, sapins, �rables, qui grimpent au-dessus des maisons � si haut qu'ils peuvent grimper �. Par-del�, l'�chelonnement des assises interm�diaires de la cha�ne, et, au dernier plan, l'extr�me cime des monts, bleuis par le lointain, se confondent avec l'azur du ciel. Ce n'est ni l'allemand ni le hongrois que l'on parle � Werst, non plus qu'en toute cette portion de la Transylvanie : c'est le roumain -- m�me chez quelques familles tsiganes, �tablies plut�t que camp�es dans les divers villages du comitat. Ces �trangers prennent la langue du pays comme ils en prennent la religion. Ceux de Werst forment une sorte de petit clan, sous l'autorit� d'un vo�vode, avec leurs cabanes, leurs � barakas � � toit pointu, leurs l�gions d'enfants, bien diff�rents par les moeurs et la r�gularit� de leur existence de ceux de leurs cong�n�res qui errent � travers l'Europe. Ils suivent m�me le rite grec, se conformant � la religion des chr�tiens au milieu desquels ils se sont install�s. En effet, Werst a pour chef religieux un pope, qui r�side � Vulkan, et qui dessert les deux villages s�par�s seulement d'un demi-mille. La civilisation est comme l'air ou l'eau. Partout o� un passage -- ne f�t-ce qu'une fissure - lui est ouvert, elle p�n�tre et modifie les conditions d'un pays. D'ailleurs, il faut le reconna�tre, aucune fissure ne s'�tait encore produite � travers cette portion m�ridionale des Carpathes. Puisque �lis�e Reclus a pu dire de Vulkan � qu'il est le dernier poste de la civilisation dans la vall�e de la Sil valaque �, on ne s'�tonnera pas que Werst f�t l'un des plus arri�r�s villages du comitat de Kolosvar. Comment en pourrait-il �tre autrement dans ces endroits o� chacun na�t, grandit, meurt, sans les avoir jamais quitt�s ! Et pourtant, fera-t-on observer, il y a un ma�tre d'�cole et un juge � Werst ? Oui, sans doute. Mais le magister Hermod n'est capable d'enseigner que ce qu'il sait, c'est-�-dire un peu � lire, un peu � �crire, un peu � compter. Son instruction personnelle ne va pas au-del�. En fait de science, d'histoire, de g�ographie, de litt�rature, il ne conna�t que les chants populaires et les l�gendes du pays environnant. L�-dessus, sa m�moire le sert avec une rare abondance. Il est tr�s fort en mati�re de fantastique, et les quelques �coliers du village tirent grand profit de ses le�ons. Quant au juge, il convient de s'entendre sur cette qualification donn�e au premier magistrat de Werst. Le bir�, ma�tre Koltz, �tait un petit homme de cinquante-cinq � soixante ans, Roumain d'origine, les cheveux ras et grisonnants, la moustache noire encore, les yeux plus doux que vifs. Solidement b�ti comme un montagnard, il portait le vaste feutre sur la t�te, la haute ceinture � boucle histori�e sur le ventre, la veste sans manches sur le torse, la culotte courte et demi-bouffante, engag�e dans les hautes bottes de cuir. Plut�t maire que juge, bien que ses fonctions l'obligeassent � intervenir dans les multiples difficult�s de voisin � voisin, il s'occupait surtout d'administrer son village autoritairement et non sans quelque agr�ment pour sa bourse. En effet, toutes les transactions, achats ou ventes, �taient frapp�es d'un droit � son profit -- sans parler de la taxe de p�age que les �trangers, touristes ou trafiquants, s'empressaient de verser dans sa poche. Cette situation lucrative avait valu � ma�tre Koltz une certaine aisance. Si la plupart des paysans du comitat sont rong�s par l'usure, qui ne tardera pas � faire des pr�teurs isra�lites les v�ritables propri�taires du sol, le bir� avait su �chapper � leur rapacit�. Son bien, libre d'hypoth�ques, � d'intabulations �, comme on dit en cette contr�e, ne devait rien � personne. Il e�t plut�t pr�t� qu'emprunt�, et l'aurait certainement fait sans �corcher le pauvre monde. Il poss�dait plusieurs p�tis, de bons herbages pour ses troupeaux, des cultures assez convenablement entretenues, quoiqu'il f�t r�fractaire aux nouvelles m�thodes, des vignes qui flattaient sa vanit�, lorsqu'il se promenait le long des ceps charg�s de grappes, et dont il vendait fructueusement la r�colte -- exception faite, et dans une proportion notable, de ce que n�cessitait sa consommation particuli�re. Il va sans dire que la maison de ma�tre Koltz est la plus belle maison du village, � l'angle de la terrasse que traverse la longue rue montante. Une maison en pierre, s'il vous pla�t, avec sa fa�ade en retour sur le jardin, sa porte entre la troisi�me et la quatri�me fen�tre, les festons de verdure qui ourlent le ch�neau de leurs brindilles chevelues, les deux grands h�tres dont la fourche se ramifie au-dessus de son chaume en fleurs. Derri�re, un beau verger aligne ses plants de l�gumes en damier, et ses rangs d'arbres � fruits qui d�bordent sur le talus du col. A l'int�rieur de la maison, il y a de belles pi�ces bien propres, les unes o� l'on mange, les autres o� l'on dort, avec leurs meubles peinturlur�s, tables, lits, bancs et escabeaux, leurs dressoirs o� brillent les pots et les plats, les poutrelles apparentes du plafond, d'o� pendent des vases enrubann�s et des �toffes aux vives couleurs, leurs lourds coffres recouverts de housses et de courtepointes, qui servent de bahuts et d'armoires ; puis, aux murs blancs, les portraits violemment enlumin�s des patriotes roumains, -- entre autres le populaire h�ros du XVe si�cle, le vo�vode Vayda-Hunyad. Voil� une charmante habitation, qui e�t �t� trop , grande pour un homme seul. Mais il n'�tait pas seul, ma�tre Koltz. Veuf depuis une dizaine d'ann�es, il avait une fille, la belle Miriota, tr�s admir�e de Werst jusqu'� Vulkan et m�me au-del�. Elle aurait pu s'appeler d'un de ces bizarres noms pa�ens, Florica, Da�na, Dauritia, qui sont fort en honneur dans les familles valaques. Non ! c'�tait Miriota, c'est-�-dire � petite brebis �. Mais elle avait grandi, la petite brebis. C'�tait maintenant une gracieuse fille de vingt ans, blonde avec des yeux bruns, d'un regard tr�s doux, charmante de traits et d'une agr�able tournure. En v�rit�, il y avait de s�rieuses raisons pour qu'elle par�t on ne peut plus s�duisante avec sa chemisette brod�e de fil rouge au collet, aux poignets et aux �paules, sa jupe serr�e par une ceinture � fermoirs d'argent, son � catrinza �, double tablier � raies bleues et rouges, nou� � sa taille, ses petites bottes en cuir jaune, le l�ger mouchoir jet� sur sa t�te, le flottement de ses longs cheveux dont la natte est orn�e d'un ruban ou d'une pi�cette de m�tal. Oui ! une belle fille, Miriota Koltz, et -- ce qui ne g�te rien -- riche pour ce village perdu au fond des Carpathes. Bonne m�nag�re ?... Sans doute, puisqu'elle dirige intelligemment la maison de son p�re. Instruite ?... Dame ! � l'�cole du magister Hermod elle a appris � lire, � �crire, � calculer ; et elle calcule, �crit, lit correctement, -mais elle n'a pas �t� pouss�e plus loin -- et pour cause. En revanche, on ne lui en remontrerait pas sur tout ce qui tient aux fables et aux sagas transylvaines. Elle en sait autant que son ma�tre. Elle conna�t la l�gende de Leany-K�, le Rocher de la Vierge, o� une jeune princesse quelque peu fantastique �chappe aux poursuites des Tartares ; la l�gende de la grotte du Dragon, dans la vall�e de la � Mont�e du Roi � ; la l�gende de la forteresse de Deva, qui fut construite � au temps des F�es � ; la l�gende de la Detunata, la � Frapp�e du tonnerre �, cette c�l�bre montagne basaltique, semblable � un gigantesque violon de pierre, et dont le diable joue pendant les nuits d'orage ; la l�gende du Retyezat avec sa cime ras�e par une sorci�re ; la l�gende du d�fil� de Thorda, que fendit d'un grand coup l'�p�e de saint Ladislas. Nous avouerons que Miriota ajoutait foi � toutes ces fictions, mais ce n'en �tait pas moins une charmante et aimable fille. Bien des gar�ons du pays la trouvaient � leur gr�, m�me sans trop se rappeler qu'elle �tait l'unique h�riti�re du bir�, ma�tre Koltz, le premier magistrat de Werst. Inutile de la courtiser, d'ailleurs. N'�tait-elle pas d�j� fianc�e � Nicolas Deck ? Un beau type, de Roumain, ce Nicolas ou plut�t Nic Deck : vingt-cinq ans, haute taille, constitution vigoureuse, t�te fi�rement port�e, chevelure noire que recouvre le kolpak blanc, regard franc, attitude d�gag�e sous sa veste de peau d'agneau brod�e aux coutures, bien camp� sur ses jambes fines, des jambes de cerf, un air de r�solution dans sa d�marche et ses gestes. Il �tait forestier de son �tat, c'est-�-dire presque autant militaire que civil. Comme il poss�dait quelques cultures dans les environs de Werst, il plaisait au p�re, et comme il se pr�sentait en gars aimable et de fi�re tournure, il ne d�plaisait point � la fille qu'il n'aurait pas fallu lui disputer ni m�me regarder de trop pr�s. Au surplus, personne n'y songeait. Le mariage de Nic Deck et de Miriota Koltz devait �tre c�l�br� -- encore une quinzaine de jours -- vers le milieu du mois prochain. A cette occasion, le village se mettrait en f�te. Ma�tre Koltz ferait convenablement les choses. Il n'�tait point avare. S'il aimait � gagner de l'argent, il ne refusait pas de le d�penser � l'occasion. Puis, la c�r�monie achev�e, Nic Deck �lirait domicile dans la maison de famille qui devait lui revenir apr�s le bir�, et lorsque Miriota le sentirait pr�s d'elle, peut-�tre n'aurait-elle plus peur, en entendant le g�missement d'une porte ou le craquement d'un meuble durant les longues nuits d'hiver, de voir appara�tre quelque fant�me �chapp� de ses l�gendes favorites. Pour compl�ter la liste des notables de Werst, il convient d'en citer deux encore, et non des moins importants, le magister et le m�decin. Le magister Hermod �tait un gros homme � lunettes, cinquante-cinq ans, ayant toujours entre les dents le tuyau courb� de sa pipe � fourneau de porcelaine, cheveux rares et �bouriff�s sur un cr�ne aplati, face glabre avec un tic de la joue gauche. Sa grande affaire �tait de tailler les plumes de ses �l�ves, auxquels il interdisait l'usage des plumes de fer -- par principe. Aussi, comme il en allongeait les becs avec son vieux canif bien aiguis� ! Avec quelle pr�cision, et en clignant de l'oeil, il donnait le coup final pour en trancher la pointe ! Avant tout, une belle �criture ; c'est � cela que tendaient tous ses efforts, c'est � cela que devait pousser ses �l�ves un ma�tre soucieux de remplir sa mission. L'instruction ne venait qu'en seconde ligne -- et l'on sait ce qu'enseignait le magister Hermod, ce qu'apprenaient les g�nerations de gar�ons et de fillettes sur les bancs de son �cole ! Et maintenant, au tour du m�decin Patak. Comment, il y avait un m�decin � Werst, et le village en �tait encore � croire aux choses surnaturelles ? Oui, mais il est n�cessaire de s'entendre sur le titre que prenait le m�decin Patak, comme on l'a fait pour le titre que prenait le juge Koltz. Patak, petit homme, � gaster pro�minent, gros et court, �g� de quarante-cinq ans, faisait tr�s ostensiblement de la m�decine courante � Werst et dans les environs. Avec son aplomb imperturbable, sa faconde �tourdissante, il inspirait non moins de confiance que le berger Frik -- ce qui n'est pas peu dire. Il vendait des consultations et des drogues, mais si inoffensives qu'elles n'empiraient pas les bobos de ses clients, qui eussent gu�ri d'eux-m�mes. D'ailleurs, on se porte bien au col de Vulkan ; l'air y est de premi�re qualit�, les maladies �pid�miques y sont inconnues, et si l'on y meurt, c'est parce qu'il faut mourir, m�me en ce coin privil�gi� de la Transylvanie. Quant au docteur Patak -- oui ! on disait : docteur ! -- quoiqu'il f�t accept� comme tel, il n'avait aucune instruction, ni en m�decine ni en pharmacie, ni en rien. C'�tait simplement un ancien infirmier de la quarantaine, dont le r�le consistait � surveiller les voyageurs, retenus sur la fronti�re pour la patente de sant�. Rien de plus. Cela, para�t-il, suffisait � la population peu difficile de Werst. Il faut ajouter -- ce qui ne saurait surprendre -- que le docteur Patak �tait un esprit fort, comme il convient � quiconque s'occupe de soigner ses semblables. Aussi n'admettait-il aucune des superstitions qui ont cours dans la r�gion des Carpathes, pas m�me celles qui concernaient le burg. Il en riait, il en plaisantait. Et, lorsqu'on disait devant lui que personne n'avait os� s'approcher du ch�teau depuis un temps imm�morial : � Il ne faudrait pas me d�fier d'aller rendre visite � votre vieille cassine ! � r�p�tait-il � qui voulait l'entendre. Mais, comme on ne l'en d�fiait pas, comme on se gardait m�me de l'en d�fier, le docteur Patak n'y �tait point all�, et, la cr�dulit� aidant, le ch�teau des Carpathes �tait toujours envelopp� d'un imp�n�trable myst�re. IV En quelques minutes, la nouvelle rapport�e par le berger se fut r�pandue dans le village. Ma�tre Koltz, ayant en main la pr�cieuse lunette, venait de rentrer � la maison, suivi de Nic Deck et de Miriota. A ce moment, il n'y avait plus sur la terrasse que Frik, entour� d'une vingtaine d'hommes, femmes et enfants, auxquels s'�taient joints quelques Tsiganes, qui ne se montraient pas les moins �mus de la population werstienne. On entourait Frik, on le pressait de questions, et le berger r�pondait avec cette superbe importance d'un homme qui vient de voir quelque chose de tout � fait extraordinaire. � Oui ! r�p�tait-il, le burg fumait, il fume encore, et il fuinera tant qu'il en restera pierre sur pierre ! -- Mais qui a pu allumer ce feu ?... demanda une vieille femme, qui joignait les mains. -- Le Chort, r�pondit Frik, en donnant au diable le nom qu'il a en ce pays, et voil� un malin qui s'en tend mieux � entretenir les feux qu'� les �teindre � Et, sur cette r�plique, chacun de chercher � apercevoir la fum�e sur la pointe du donjon. En fin de compte, la plupart affirm�rent qu'ils la distinguaient parfaitement, bien qu'elle f�t parfaitement invisible � cette distance. L'effet produit par ce singulier ph�nom�ne d�passa tout ce qu'on pourrait imaginer. Il est n�cessaire d'insister sur ce point. Que le lecteur veuille bien se mettre dans une disposition d'esprit identique � celle des gens de Werst, et il ne s'�tonnera plus des faits qui vont �tre ult�rieurement relat�s. je ne lui demande pas de croire au surnaturel, mais de se rappeler que cette ignorante population y croyait sans r�serve. A la d�fiance qu'inspirait le ch�teau des Carpathes, alors qu'il passait pour �tre d�sert, allait d�sormais se joindre l'�pouvante, puisqu'il semblait habit�, et par quels �tres, grand Dieu ! Il y avait � Werst un lieu de r�union, fr�quent� des buveurs, et m�me affectionn� de ceux qui, sans boire, aiment � causer de leurs affaires, apr�s journ�e faite, -- ces derniers en nombre restreint, cela va de soi. Ce local, ouvert � tous, c'�tait la principale, ou pour mieux dire, l'unique auberge du village. Quel �tait le propri�taire de cette auberge ? Un juif du nom de Jonas, brave homme �g� d'une soixantaine d'ann�es, de physionomie engageante mais bien s�mite avec ses yeux noirs, son nez courbe, sa l�vre allong�e, ses cheveux plats et sa barbiche traditionnelle. Obs�quieux et obligeant, il pr�tait volontiers de petites sommes � l'un ou � l'autre, sans se montrer exigeant pour les garanties, ni trop usurier pour les int�r�ts, quoiqu'il entend�t �tre pay� aux dates accept�es par l'emprunteur. Plaise au Ciel que les juifs �tablis dans le pays transylvain soient toujours aussi accommodants que l'aubergiste de Werst. Par malheur, cet excellent Jonas est une exception. Ses coreligionnaires par le culte, ses confr�res par la profession -- car ils sont tous cabaretiers, vendant boissons et articles d'�picerie -- pratiquent le m�tier de pr�teur avec une �pret� inqui�tante pour l'avenir du paysan roumain. On verra le sol passer peu � peu de la race indig�ne � la race �trang�re. Faute d'�tre rembours�s de leurs avances, les juifs deviendront propri�taires des belles cultures hypoth�qu�es � leur profit, et si la Terre promise n'est plus en Jud�e, peut-�tre figurera-t-elle un jour sur les cartes de la g�ographie transylvaine. L'auberge du _Roi Mathias_ -- elle se nommait ainsi occupait un des angles de la terrasse que traverse la grande rue de Werst, � l'oppos� de la maison du bir�. C'�tait une vieille b�tisse, moiti� bois, moiti� pierre, tr�s rapi�c�e par endroits, mais largement drap�e de verdure et de tr�s tentante apparence. Elle ne se composait que d'un rez-de-chauss�e, avec porte vitr�e donnant acc�s sur la terrasse. A l'int�rieur, on entrait d'abord dans une grande salle, meubl�e de tables pour les verres et d'escabeaux pour les buveurs, d'un dressoir en ch�ne vermoulu, o� scintillaient les plats, les pots et les fioles, et d'un comptoir de bois noirci, derri�re lequel Jonas se tenait � la disposition de sa client�le. Voici maintenant comment cette salle recevait le jour : deux fen�tres per�aient la fa�ade, sur la terrasse, et deux autres fen�tres, � l'oppos�, la paroi du fond. De ces deux-l�, l'une, voil�e par un �pais rideau de plantes grimpantes ou pendantes qui l'obstruaient au dehors, �tait condamn�e et laissait passer � peine un peu de clart�. L'autre, lorsqu'on l'ouvrait, permettait au regard �merveill� de s'�tendre sur toute la vall�e inf�rieure du Vulkan. A quelques pieds au-dessous de l'embrasure se d�roulaient les eaux tumultueuses du torrent de Nyad. D'un c�t�, ce torrent descendait les pentes du col, apr�s avoir pris source sur les hauteurs du plateau d'Orgall, couronn� par les b�tisses du burg ; de l'autre, toujours abondamment entretenu par les rios de la montagne, m�me pendant la saison d'�t�, il d�valait en grondant vers le lit de la Sil valaque, qui l'absorbait � son passage. A droite, contigu�s � la grande salle, une demi-douzaine de petites chambres suffisaient � loger les rares voyageurs qui, avant de franchir la fronti�re, d�siraient se reposer au _Roi Mathias_. ils �taient assur�s d'un bon accueil, � des prix mod�r�s, aupr�s d'un cabaretier attentif et serviable, toujours approvisionn� de bon tabac qu'il allait chercher aux meilleurs � trafiks � des environs. Quant � lui, Jonas, il avait pour chambre � coucher une �troite mansarde, dont la lucarne biscornue, trouant le chaume en fleur, donnait sur la terrasse. C'est dans cette auberge que, le soir m�me de ce 29 mai, il y eut r�union des grosses t�tes de Werst, ma�tre Koltz, le magister Hermod, le forestier Nic Deck, une douzaine des principaux habitants du village, et aussi le berger Frik, qui n'�tait pas le moins important de ces personnages. Le docteur Patak manquait � cette r�union de notables. Demand� en toute h�te par un de ses vieux clients qui n'attendait que lui pour passer dans l'autre monde, il s'�tait engag� � venir, d�s que ses soins ne seraient plus indispensables au d�funt. En attendant l'ex-infirmier, on causait du grave �v�nement � l'ordre du jour, mais on ne causait pas sans manger et sans boire. A ceux-ci, Jonas offrait cette sorte de bouillie ou g�teau de ma�s, connue sous le nom de � mamaliga �, qui n'est point d�sagr�able, quand on l'imbibe de lait fra�chement tir�. A ceux-l�, il pr�sentait maint petit verre de ces liqueurs fortes qui coulait comme de l'eau pure � travers les gosiers roumains, l'alcool de � schnaps � qui ne co�te pas un demi-sou le verre, et plus particuli�rement le � rakiou �, violente eau-de-vie de prunes, dont le d�bit est consid�rable au pays des Carpathes. Il faut mentionner que le cabaretier Jonas -- c'�tait une coutume de l'auberge -- ne servait qu'� � l'assiette �, c'est-�-dire aux gens attabl�s, ayant observ� que les consommateurs assis consomment plus copieusement que les consommateurs debout. Or, ce soir-l�, les affaires promettaient de marcher, puisque tous les escabeaux �taient disput�s par les clients. Aussi Jonas allait-il d'une table � l'autre, le broc � la main, remplissent les gobelets qui se vidaient sans compter. Il �tait huit heures et demie du soir. On p�rorait depuis la brune, sans parvenir � s'entendre sur ce qu'il convenait de faire. Mais ces braves gens se trouvaient d'accord en ce point : c'est que si le ch�teau des Carpathes' �tait habit� par des inconnus, il devenait aussi dangereux pour le village de Werst qu'une poudri�re � l'entr�e d'une ville. � C'est tr�s grave ! dit alors ma�tre Koltz. -- Tr�s grave ! r�p�ta le magister entre deux bouff�es de son ins�parable pipe. -- Tr�s grave ! r�p�ta l'assistance. -- Ce qui n'est que trop s�r, reprit Jonas, c'est que la mauvaise r�putation du burg faisait d�j� grand tort au pays... -- Et maintenant ce sera bien autre chose ! s'�cria le magister Hermod. -- Les �trangers n'y venaient que rarement... r�pliqua ma�tre Koltz, avec un soupir, -- Et, � pr�sent, ils ne viendront plus du tout ! ajouta Jonas en soupirant � l'unisson du bir�. -- Nombre d'habitants songent d�j� � le quitte fit observer l'un des buveurs. -- Moi, le premier, r�pondit un paysan des environs, et je partirai, d�s que j'aurai vendu mes vignes... -- Pour lesquelles vous ch�merez d'acheteurs, mon vieux homme ! � riposta le cabaretier. On voit o� ils en �taient de leur conversation, ces dignes notables. A travers les terreurs personnelles que leur occasionnait le ch�teau des Carpathes, surgissait le sentiment de leurs int�r�ts si regrettablement l�s�s. Plus de voyageurs, et Jonas en souffrait dans le revenu de son auberge. Plus d'�trangers, et ma�tre Koltz en p�tissait dans la perception du p�age, dont le chiffre s'abaissait graduellement. Plus d'acqu�reurs pour les terres du col de Vulkan, et les propri�taires ne pouvaient trouver � les vendre, m�me � vil prix. Cela durait depuis des ann�es, et cette situation, tr�s dommageable, mena�ait de s'aggraver encore. En effet, s'il en �tait ainsi, quand les esprits du burg se tenaient tranquilles au point de ne s'�tre jamais laiss� apercevoir, que serait-ce maintenant s'ils manifestaient leur pr�sence par des actes mat�riels ? Le berger Frik crut alors devoir dire, mais d'une voix assez h�sitante : � Peut-�tre faudrait-il ?... -- Quoi ? demanda ma�tre Koltz. -- Y aller voir, mon ma�tre. � Tous s'entre-regard�rent, puis baiss�rent les yeux, et cette question resta sans r�ponse. Ce fut Jonas qui, s'adressant � ma�tre Koltz, reprit la parole. � Votre berger, dit-il d'une voix ferme, vient d'indiquer la seule chose qu'il y ait � faire. -- Aller au burg... -- Oui, mes bons amis, r�pondit l'aubergiste. Si une fum�e s'�chappe de la chemin�e du donjon, c'est qu'on y fait du feu, et si l'on y fait du feu, c'est qu'une main l'a allum�... -- Une main... � moins que ce soit une griffe ! r�pliqua le vieux paysan en secouant la t�te. -- Main ou griffe, dit le cabaretier, peu importe ! Il faut savoir ce que cela signifie. C'est la premi�re fois qu'une fum�e s'�chappe de l'une des chemin�es du ch�teau depuis que le baron Rodolphe de Gortz l'a quitt�... -- Il se pourrait, cependant, qu'il y ait eu d�j� de la fum�e, sans que personne s'en soit aper�u, sugg�ra ma�tre Koltz. Voil� ce que je n'admettrai jamais ! se r�cria vivement le magister Hermod. -- C'est tr�s admissible, au contraire, fit observer le bir�, puisque nous n'avions pas de lunette pour constater ce qui se passait au burg. � La remarque �tait juste. Le ph�nom�ne pouvait s'�tre produit depuis longtemps, et avoir �chapp� m�me au berger Frik, quelque bons que fussent ses yeux. Quoi qu'il en soit, que ledit ph�nom�ne f�t r�cent ou non, il �tait indubitable que des �tres humains Occupaient actuellement le ch�teau des Carpathes. Or, ce fait constituait un voisinage des plus inqui�tants pour les habitants de Vulkan et de Werst. Le magister Hermod crut devoir apporter cette objection � l'appui de ses croyances : � Des �tres humains, mes amis ?... Vous me permettrez de n'en rien croire. Pourquoi des �tres humains auraient-ils eu la pens�e de se r�fugier au burg, dans quelle intention, et comment y seraient-ils arriv�s.... -- Que voulez-vous donc qu'ils soient, ces intrus ? s'�cria ma�tre !Koltz. -- Des �tres surnaturels, r�pondit le magister Hermod d'une voix qui imposait. Pourquoi ne seraient-ce pas des esprits, des babeaux, des gobelins, peut-�tre m�me quelques-unes de ces dangereuses lamies, qui se pr�sentent sous la forme de belles femmes... � Pendant cette �num�ration, tous les regards s'�taient dirig�s vers la porte, vers les fen�tres, vers la chemin�e de la grande salle du _Roi Mathias_. Et, en v�rit�, chacun se demandait s'il n'allait pas voir appara�tre l'un ou l'autre de ces fant�mes, successivement �voqu�s par le ma�tre d'�cole. � Cependant, mes bons amis, se risqua � dire Jonas, si ces �tres sont des g�nies, je ne m'explique pas pourquoi ils auraient allum� du feu, puisqu'ils n'ont rien � cuisiner... -- Et leurs sorcelleries ?... r�pondit le p�tour. Oubliez-vous donc qu'il faut du feu pour les sorcelleries ? -- �videmment ! � ajouta le magister d'un ton qui n'admettait pas de r�plique. Cette sentence fut accept�e sans contestation, et, de l'avis de tous, c'�taient, � n'en pas douter, des �tres surnaturels, non des �tres humains, qui avaient choisi le ch�teau des Carpathes pour th��tre de leurs manigances. Jusqu'ici, Nic Deck n'avait pris aucune part � la conversation. Le forestier se contentait d'�couter attentivement ce que disaient les uns et les autres. Le vieux burg, avec ses murs myst�rieux, son antique origine, sa tournure f�odale, lui avait toujours inspir� autant de curiosit� que de respect. Et m�me, �tant tr�s brave, bien qu'il f�t aussi cr�dule que n'importe quel habitant de Werst, il avait plus d'une fois manifest� l'envie d'en franchir l'enceinte. On l'imagine, Miriota l'avait obstin�ment d�tourn� d'un projet si aventureux. Qu'il e�t de ces id�es lorsqu'il �tait libre d'agir � sa guise, soit ! Mais un fianc� ne s'appartient plus, et de se hasarder en de telles aventures, c'e�t �t� oeuvre de fou, ou d'indiff�rent. Et pourtant, malgr� ses pri�res, la belle fille craignait toujours que le forestier m�t son projet � ex�cution. Ce qui la rassurait un peu, c'est que Nic Deck n'avait pas formellement d�clar� qu'il irait au burg, car personne n'aurait eu assez d'empire sur lui pour le retenir pas m�me elle. Elle le savait, c'�tait un gars tenace et r�solu, qui ne revenait jamais sur une parole engag�e. Chose dite, chose faite. Aussi Miriota e�t-elle �t� dans les transes, si elle avait pu soup�onn� � quelles r�flexions le jeune homme s'abandonnait en ce moment. Cependant, comme Nic Deck gardait le silence, il s'en suit que la proposition du p�tour ne fut relev�e par personne. Rendre visite au ch�teau des Carpathes maintenant qu'il �tait hant�, qui l'oserait, � moins d'avoir perdu la t�te ?... Chacun se d�couvrait donc les meilleures raisons pour n'en rien faire... Le bir� n'�tait plus d'un �ge � se risquer en des chemins si rudes... Le magister avait son �cole � garder, Jonas, son auberge � surveiller, Frik, ses moutons � pa�tre, les autres paysans, � s'occuper de leurs bestiaux et de leurs foins. Non ! pas un ne consentirait � se d�vouer, r�p�tant � part soi : � Celui qui aurait l'audace d'aller au burg pourrait bien n'en jamais revenir ! � A cet instant la porte de l'auberge s'ouvrit brusquement, au grand effroi de l'assistance. Ce n'�tait que le docteur Patak, et il e�t �t� difficile de le prendre pour une de ces lamies enchanteresses dont le magister Hermod avait parl�. Son client �tant mort -- ce qui faisait honneur � sa perspicacit� m�dicale, sinon � son talent --, le docteur Patak �tait accouru � la r�union du _Roi Mathias_. � Enfin, le voil� ! � s'�cria ma�tre Koltz. Le docteur Patak se d�p�cha de distribuer des poign�es de main � tout le monde, comme il e�t distribu� des drogues, et, d'un ton passablement ironique, il s'�cria : � Alors, les amis, c'est toujours le burg... le burg du Chort, qui vous occupe !... Oh ! les poltrons !... Mais s'il veut fumer, ce vieux ch�teau, laissez-le fumer !... Est-ce que notre savant Hermod ne fume pas, lui, et toute la journ�e ?... Vraiment, le pays est tout p�le d'�pouvante !... je n'ai entendu parler que de cela durant mes visites !... Les revenants ont fait du feu l�-bas ?... Et pourquoi pas, s'ils sont enrhum�s du cerveau !... Il para�t qu'il g�le au mois de mai dans les chambres du donjon... A moins qu'on ne s'y occupe � cuire du pain pour l'autre monde !... Eh ! il faut bien se nourrir l�-haut, s'il est vrai qu'on ressuscite !... Ce sont peut-�tre les boulangers du ciel, qui sont venus faire une fourn�e... � Et pour finir, une s�rie de plaisanteries, extr�mement peu go�t�es des gens de Werst, et que le docteur Patak d�bitait avec une incroyable jactance. On le laissa dire. Et alors le bir� de lui demander : � Ainsi, docteur, vous n'attachez aucune importance � ce qui se passe au burg ?... -- Aucune, ma�tre Koltz. -- Est-ce que vous n'avez pas dit que vous seriez pr�t � vous y rendre... si l'on vous en d�fiait ?... -- Moi ?... r�pondit l'ancien infirmier, non sans laisser percer un certain ennui de ce qu'on lui rappelait ses paroles. -- Voyons... Ne l'avez-vous pas dit et r�p�t� ? reprit le magister en insistant. . je l'ai dit... sans doute... et vraiment... s'il ne s'agit que de le r�p�ter... -- Il s'agit de le faire, dit Hermod. -- De le faire ?... -- Oui... et, au lieu de vous en d�fier... nous nous contentons de vous en prier, ajouta ma�tre Koltz. -- Vous comprenez... mes amis... certainement... une telle proposition... -- Eh bien, puisque vous h�sitez, s'�cria le cabaretier, nous ne vous en prions pas... nous vous en d�fions ! -- Vous m'en d�fiez ?... -- Oui, docteur ! -- Jonas, vous allez trop loin, reprit le bir�. Il ne faut pas d�fier Patak... Nous savons qu'il est homme de parole... Et ce qu'il a dit qu'il ferait, il le fera... ne f�t-ce que pour rendre service au village et � tout le pays. -- Comment, c'est s�rieux ?... Vous voulez que j'aille au ch�teau des Carpathes ? reprit le docteur, dont la face rubiconde �tait devenue tr�s p�le. -- Vous ne sauriez vous en dispenser, r�pondit cat�goriquement ma�tre Koltz. -- je vous en prie... mes bons amis... je vous en prie... raisonnons, s'il vous pla�t !... -- C'est tout raisonn�, r�pondit Jonas. -- soyez justes... A quoi me servirait d'aller l�-bas... et qu'y trouverais-je ?.. quelques braves gens qui se sont r�fugi�s au burg...et qui ne g�nent personne... -- Eh bien, r�pliqua le magister Hermod, si ce sont de braves gens, vous n'avez rien � craindre de leur part, et ce sera une occasion de leur offrir vos services. -- S'ils en avaient besoin, r�pondit le docteur Patak, s'ils me faisaient demander, je n'h�siterais pas... croyez-le... � me rendre au ch�teau. Mais je ne me d�place pas sans �tre invit�, et je ne fais pas gratis mes visites... -- On vous paiera votre d�rangement, dit ma�tre Koltz, et � tant l'heure. -- Et qui me le paiera ?... -- Moi... nous... au prix que vous voudrez ! � r�pondirent la plupart des clients de Jonas. Visiblement, en d�pit de ses constantes fanfaronnades, le docteur �tait, � tout le moins, aussi poltron que ses compatriotes de Werst. Aussi, apr�s s'�tre pos� en esprit fort, apr�s avoir raill� les l�gendes du pays, se trouvait-il tr�s embarrass� de refuser le service qu'on lui demandait. Et pourtant, d'aller au ch�teau des Carpathes, m�me si l'on r�mun�rait son d�placement, cela ne pouvait lui convenir en aucune fa�on. Il chercha donc � tirer argument de ce que cette visite ne produirait aucun r�sultat, que le village se couvrirait de ridicule en le d�l�guant pour explorer le burg... Son argumentation fit long feu. Voyons, docteur, il me semble que vous n'avez absolument rien � risquer, reprit le magister Hermod, puisque vous ne croyez pas aux esprits... -- Non... je n'y crois pas. -- Or, si ce ne sont pas des esprits qui reviennent au ch�teau, ce sont des �tres humains qui s'y sont install�s, et vous ferez connaissance avec eux. Le raisonnement du magister ne manquait pas de logique : il �tait difficile � r�torquer. � D'accord, Hermod, r�pondit le docteur Patak, mais je puis �tre retenu au burg... C'est qu'alors vous y aurez �t� bien re�u, r�pliqua Jonas. -- Sans doute ; cependant si mon absence se prolongeait, et si quelqu'un avait besoin de moi dans le village... -- Nous nous portons tous � merveille, r�pondit ma�tre Koltz, et il n'y a plus un seul malade � Werst depuis que votre dernier client a pris son billet pour l'autre monde. -- Parlez franchement... Etes-vous d�cid� � partir demanda l'aubergiste. -- Ma foi, non ! r�pliqua le docteur. Oh ! ce n'est point par peur... Vous savez bien que je n'ajoute pas foi � toutes ces sorcelleries... La v�rit� est que cela me parait absurde, et, je vous le r�p�te, ridicule... Parce qu'une fum�e est sortie de la chemin�e du donjon... une fum�e qui n'est peut-�tre pas une fum�e... D�cid�ment non !... je n'irai pas au ch�teau des Carpathes ! -- J'irai, moi ! � C'�tait le forestier Nic Deck qui venait d'entrer dans la conversation en y jetant ces deux mots. � Toi... Nic ? s'�cria ma�tre Koltz. -- Moi... mais � la condition que Patak m'accompagnera. � Ceci fut directement envoy� � l'adresse du docteur, qui fit un bond pour se d�p�trer. � Y penses-tu, forestier ? r�pliqua-t-il. Moi... t'accompagner ?... Certainement... ce serait une agr�able promenade � faire... tous les deux... si elle avait son utilit�... et si l'on pouvait s'y hasarder... Voyons, Nic, tu sais bien qu'il n'y a m�me plus de route pour aller au burg... Nous ne pourrions arriver. -- J'ai dit que j'irais au burg, r�pondit Nic Deck, et puisque je l'ai dit, j'irai. -- Mais moi... je ne l'ai pas dit !... s'�cria le docteur en se d�battant, comme si quelqu'un l'e�t pris au collet. -- Si... vous l'avez dit... r�pliqua Jonas. -- Oui !... Oui ! � r�pondit d'une seule voix l'assistance. L'ancien infirmier, press� par les uns et les autres, ne savait comment leur �chapper. Ah ! combien il regrettait de s'�tre si imprudemment engag� par ses rodomontades. Jamais il n'e�t imagin� qu'on les prendrait au s�rieux, ni qu'on le mettrait en demeure de payer de sa personne... Maintenant, il ne lui est plus possible de s'esquiver, sans devenir la ris�e de Werst, et tout le pays du Vulkan l'e�t bafou� impitoyablement. Il se d�cida donc � faire contre fortune bon coeur. � Allons... puisque vous le voulez, dit-il, j'accompagnerai Nic Deck, quoique cela soit inutile ! Bien... docteur Patak, bien ! s'�cri�rent tous les buveurs du _Roi Mathias_. Et quand partirons-nous, forestier ? demanda le docteur Patak, en affectant un ton d'indiff�rence qui ne d�guisait que mal sa poltronnerie. -- Demain, dans la matin�e �, r�pondit Nic Deck. Ces derniers mots furent suivis d'un assez long silence. Cela indiquait combien l'�motion de maitre Koltz et des autres �tait r�elle. Les verres avaient �t� vid�s, les pots aussi, et, pourtant, personne ne se levait, personne ne songeait � quitter la grande salle, bien qu'il f�t tard, ni � regagner son logis. Aussi Jonas pensa-t-il que l'occasion �tait bonne pour servir une autre tourn�e de schnaps et de rakiou... Soudain, une voix se fit entendre assez distinctement au milieu du silence g�n�ral, et voici les paroles qui furent lentement prononc�es : _� Nicolas Deck, ne va pas demain au burg !... N'y va pas !... ou il t'arrivera malheur ! �_ Qui s'�tait exprim� de la sorte ?... D'o� venait cette voix que personne ne connaissait et qui semblait sortir d'une bouche invisible ?... Ce ne pouvait �tre qu'une voix de revenant, une voix surnaturelle, une voix de l'autre monde... L'�pouvante fut au comble. On n'osait pas se regarder, on n'osait pas prononcer une parole... Le plus brave -- c'�tait �videmment Nic Deck -- voulut alors savoir � quoi s'en tenir. Il est certain que c'�tait dans la salle m�me que ces paroles avaient �t� articul�es. Et, tout d'abord, le forestier eut le courage de se rapprocher du bahut et de l'ouvrir... Personne. Il alla visiter les chambres du rez-de-chauss�e, qui donnaient sur la salle... Personne. Il poussa la porte de l'auberge, s'avan�a au-dehors, parcourut la terrasse jusqu'� la grande rue de Werst... Personne. Quelques instants apr�s, ma�tre Koltz, le magister Hermod, le docteur Patak, Nic Deck, le berger Frik et les autres avaient quitt� l'auberge, laissant le cabaretier Jonas, qui se h�ta de clore sa porte � double tour. Cette nuit-l�, comme s'ils eussent �t� menac�s d'une apparition fantastique, les habitants de Werst se barricad�rent solidement dans leurs maisons... La terreur r�gnait au village. V Le lendemain, Nic Deck et le docteur Patak se pr�paraient � partir sur les neuf heures du matin. L'intention du forestier �tait de remonter le col de Vulkan en se dirigeant par le plus court vers le burg suspect. Apr�s le ph�nom�ne de la fum�e du donjon, apr�s le ph�nom�ne de la voix entendue dans la salle du _Roi Mathias_, on ne s'�tonnera pas que toute la population f�t comme affol�e. Quelques Tsiganes parlaient d�j� d'abandonner le pays. Dans les familles, on ne causait plus que de cela -- et � voix basse encore. Allez donc contester qu'il y e�t du diable � du Chort � dans cette phrase si mena�ante pour le jeune forestier. Ils �taient l�, � l'auberge de Jonas, une quinzaine, et des plus dignes d'�tre crus, qui avaient entendu ces �tranges paroles. Pr�tendre qu'ils avaient �t� dupes de quelque illusion des sens, cela �tait insoutenable. Pas de doute � cet �gard ; Nic Deck avait �t� nominativement pr�venu qu'il lui arriverait malheur, s'il s'ent�tait � son projet d'explorer le ch�teau des Carpathes. Et, pourtant, le jeune forestier se disposait � quitter Werst, et sans y �tre forc�. En effet, quelque profit que ma�tre Koltz e�t � �claircir le myst�re du burg, quelque int�r�t que le village e�t � savoir ce qui s'y passait, de pressantes d�marches avaient �t� faites pour obtenir de Nic Deck qu'il rev�nt sur sa parole. �plor�e, d�sesp�r�e, ses beaux yeux noy�s de larmes, Miriota l'avait suppli� de ne point s'obstiner � cette aventure. Avant l'avertissement donn� par la voix, c'�tait d�j� grave. Apr�s l'avertissement, c'�tait insens�. Et, � la veille de son mariage, voil� que Nic Deck voulait risquer sa vie dans une pareille tentative, et sa fianc�e qui se tra�nait � ses genoux ne parvenait pas � le. retenir... Ni les objurgations de ses amis, ni les pleurs de Miriota, n'avaient pu influencer le forestier. D'ailleurs, cela ne surprit personne. On connaissait son caract�re indomptable, sa t�nacit�, disons son ent�tement. il avait dit qu'il irait au ch�teau des Carpathes, et, rien ne saurait l'en emp�cher pas m�me cette menace qui lui avait �t� adress�e directement. Oui ! il irait au burg, d�t-il n'en jamais revenir ! Lorsque l'heure de partir fut arriv�e, Nic Deck pressa une derni�re fois Miriota sur son coeur, tandis que la pauvre fille se signait du pouce, de l'index et du m�dius, suivant cette coutume roumaine, qui est un hommage � la Sainte-Trinit�. Et le docteur Patak ?... Eh bien, le docteur Patak, mis en demeure d'accompagner le forestier, avait essay� de se d�gager, niais sans succ�s. Tout ce qu'on pouvait dire, il l'avait dit !... Toutes les objections imaginables, il les avait faites !... Il s'�tait retranch� derri�re cette injonction si formelle de ne point aller au ch�teau qui avait �t� distinctement entendue. � Cette menace ne concerne que moi, s'�tait born� � lui r�pondre Nic Deck. -- Et s'il t'arrivait malheur, forestier, avait r�pondu le docteur Patak, est-ce que je m'en tirerais sans dommage ? -- Dommage ou non, vous avez promis de venir avec moi au ch�teau, et vous y viendrez, puisque j'y vais ! � Comprenant que rien ne l'emp�cherait de tenir sa promesse, les gens de Werst avaient donn� raison au forestier sur ce point. Mieux valait que Nie Deck ne se hasard�t pas seul en cette aventure. Aussi le tr�s d�pit� docteur, sentant qu'il ne pouvait plus reculer, que c'e�t �t� compromettre sa situation dans le village, qu'il se serait fait honnir apr�s ses forfanteries accoutum�es, se r�signa, l'�me pleine d'�pouvante. Il �tait bien d�cid� d'ailleurs � profiter du moindre obstacle de route qui se pr�senterait pour obliger son compagnon � revenir sur ses pas. Nic Deck et le docteur Patak partirent donc, et ma�tre Koltz, le magister Hermod, Frik, Jonas, leur firent la conduite jusqu'au tournant de la grande route, o� ils s'arr�t�rent. De cet endroit, ma�tre Koltz braqua une derni�re fois sa lunette -- elle tic le quittait plus -- dans la direction du burg. Aucune fum�e ne se montrait � la chemin�e du donjon, et il e�t �t� facile de l'apercevoir sur un horizon tr�s pur, par une belle matin�e de printemps. Devait-on en conclure que les h�tes naturels ou surnaturels du ch�teau avaient d�guerpi, en voyant que le forestier ne tenait pas compte de leurs menaces ? Quelques-uns le pens�rent, et c'�tait l� une raison d�cisive pour mener l'affaire jusqu'� compl�te satisfaction. On se serra la main, et Nic Deck, entra�nant le docteur, disparut � l'angle du col. Le jeune forestier �tait en tenue de tourn�e, casquette galonn�e � large visi�re, veste � ceinturon avec le coutelas engain�, culotte bouffante, bottes ferr�es, cartouchi�re aux reins, le long fusil sur l'�paule. il avait la r�putation justifi�e d'�tre un tr�s habile tireur, et, comme, � d�faut de revenants, on pouvait rencontrer de ces odeurs qui battent les fronti�res, ou, � d�faut de r�deurs, quelque ours mal intentionn�, il n'�tait que prudent d'�tre en mesure de se d�fendre. Quant au docteur, il avait cru devoir s'armer d'un vieux pistolet � pierre, qui ratait trois coups sur cinq. Il portait aussi une hachette que son compagnon lui avait remise pour le cas probable o� il serait n�cessaire de se frayer passage � travers les �pais taillis du Plesa. Coiff� du large chapeau des campagnarde, boutonn� sous son �paisse cape de voyage, il �tait chauss� de bottes � grosse ferrure, et ce n'est pas toutefois ce lourd attirail qui l'emp�cherait de d�camper, si l'occasion s'en pr�sentait. Nic Deck et lui s'�taient �galement munis de quelques provisions contenues dans leur bissac, afin de pouvoir au besoin prolonger l'exploration. Apr�s avoir d�pass� le tournant de la route, Nic Deck et le docteur Patak march�rent plusieurs centaines de pas le long du Nyad, en remontant sa rive droite. De suivre le chemin qui circule � travers les ravins du massif, cela les e�t trop �cart�s vers l'ouest. Il e�t �t� plus avantageux de pouvoir continuer � c�toyer le lit du torrent, ce qui e�t r�duit la distance d'un tiers, car le Nyad prend sa source entre les replis du plateau d'Orgall. Mais, d'abord praticable, la berge, profond�ment ravin�e et barr�e de hautes roches, n'aurait plus livr� passage, m�rite � des pi�tons. Il y avait d�s l'ors n�cessit� de couper obliquement vers la gauche, quitte � revenir sur le ch�teau, lorsqu'ils auraient franchi la zone inf�rieure des for�ts du Plesa. C'�tait, d'ailleurs, le seul c�t� par lequel le burg f�t abordable. Au temps o� il �tait habit� par le comte Rodolphe de Gortz, la communication entre le village de Werst, le col de Vulkan et la vall�e de la Sil valaque se faisait par une �troite perc�e qui avait �t� ouverte en suivant cette direction. Mais, livr�e depuis vingt ans aux envahissements de la v�g�tation, obstru�e par l'inextricable fouillis des broussailles, c'est en vain qu'on y e�t cherch� la trace d'une sente ou d'une tortill�re. Au moment d'abandonner le lit profond�ment encaiss� du Nyad, que remplissait une eau mugissante, Nic Deck s'arr�ta afin de s'orienter. Le ch�teau n'�tait d�j� plus visible. Il ne le redeviendrait qu'au-del� du rideau des for�ts qui s'�tageaient sur les basses petites de la montagne, -- disposition commune � tout le syst�me orographique des Carpathes. L'orientation devait donc �tre difficile � d�terminer, faute de rep�res. On ne pouvait l'�tablir que par la position du soleil, dont les rayons affleuraient alors les lointaines cr�tes vers le sud-est. � Tu le vois, forestier, dit le docteur, tu le vois !... il n'y a pas m�me de chemin... ou plut�t, il n'y en a plus ! -- Il y en aura, r�pondit Nic Deck. -- C'est facile � dire, Nic... -- Et facile � faire, Patak. -- Ainsi, tu es toujours d�cid� ?... � Le forestier se contenta de r�pondre par un signe affirmatif' et prit route � travers l�s arbres. A ce moment, le docteur �prouva une fi�re envie de rebrousser chemin ; mais son compagnon, qui venait de se retourner, lui jeta un regard si r�solu que le poltron ne jugea pas � propos de rester en arri�re. Le docteur Patak avait encore un dernier espoir c'est que Nic Deck rie tarderait pas � s'�garer au milieu du labyrinthe de ces bois, o� son service ne l'avait jamais amen�. Mais il comptait sans ce flair merveilleux, cet instinct professionnel, cette aptitude � animale � pour ainsi dire, qui permet de se guider sur les moindres indices, projection des branches en telle ou telle direction, d�nivellation du sol, teinte des �corces, nuance vari�e des mousses selon qu'elles sont expos�es aux vents du sud ou du nord. Nie Deck �tait trop habile en son m�tier, il l'exer�ait avec une sagacit� trop sup�rieure, pour se jamais perdre, m�me en des localit�s inconnues de lui. Il e�t �t� le digne rival d'un Bas-de-Cuir ou d'un Chingachgook au pays de Cooper. Et, pourtant, la travers�e de cette zone d'arbres allait offrir de r�elles difficult�s. Des ormes, des h�tres, quelques-uns de ces �rables qu'on nomme � faux platanes �, de superbes ch�nes, en occupaient les premiers plans jusqu'� l'�tage des bouleaux, des pins et des sapins, mass�s sur les croupes sup�rieures � la gauche du col. Magnifiques, ces arbres, avec leurs troncs puissants, leurs branches chaudes de s�ve nouvelle, leur feuillage �pais, s'entrem�lant de l'un � l'autre pour former une cime de verdure que les rayons du soleil ne parvenaient pas � percer. Cependant le passage e�t �t� relativement facile en se courbant sous les basses branches. Mais quels obstacles � la surface du sol, et quel travail il aurait fallu pour l'essarter, pour le d�gager des orties et des ronces, pour se garantir contre ces milliers d'�chardes que le plus l�ger attouchement leur arrache ! Nic Deck n'�tait pas homme � s'en inqui�ter, d'ailleurs, et, pourvu qu'il p�t gagner � travers le bois, il ne se pr�occupait pas autrement de quelques �gratignures. La marche, il est vrai, ne pouvait �tre que tr�s lente dans ces conditions, -- f�cheuse aggravation, car Nic Deck et le docteur Patak avaient int�r�t � atteindre le burg dans l'apr�s-midi. Il ferait encore assez jour pour qu'ils pussent le visiter, -- ce qui leur permettrait d'�tre rentr�s � Werst avant la nuit. Aussi, la hachette � la main, le forestier travaillait-il � se frayer un passage au milieu de ces profondes �pinaies, h�riss�es de ba�onnettes v�g�tales, o� le pied rencontrait un terrain in�gal, raboteux, bossue de racines ou de souches, contre lesquelles il buttait, quand il ne s'enfon�ait pas dans une humide couche de feuilles mortes que le vent n'avait jamais balay�es. Des myriades de cosses �clataient comme des pois fulminants, au grand effroi du docteur, qui sursautait � cette p�tarade, regardant � droite et � gauche, se retournant avec �pouvante, lorsque quelque sarment s'accrochait � sa veste, comme une griffe qui e�t voulu le retenus Noir ! il n'�tait point rassur�, le pauvre homme. Mais, maintenant, il n'e�t as os� revenir seul en arri�re, et il s'effor�ait de ne point se laisser distancer par son intraitable compagnon. Parfois dans la for�t apparaissaient de capricieuses �claircies. Une averse de lumi�re y p�n�trait. Des couples de cigognes noires, troubl�es dans leur solitude, s'�chappaient des hautes ramures et filaient � grands coups d'aile. La travers�e de ces clairi�res rendait la marche plus fatigante encore. L�, en effet, s'�taient entass�s, �norme jeu de jonchets, les arbres abattus par l'orage ou tomb�s de vieillesse, comme si la hache du b�cheron leur e�t donn� le coup de mort. L� gisaient d'�normes troncs, rong�s de pourriture, que charroi ne devait entra�ner jusqu'au lit de la Sil valaque. Devant ces obstacles, rudes � franchir, parfois impossibles � tourner, Nie Deck et son compagnon avaient fort � faire. Si le jeune forestier, agile, souple, vigoureux, parvenait � s'en tirer, le docteur Patak, avec ses jambes courtes, son ventre bedonnant, essouffl�, �poumon�, ne pouvait �viter des chutes, qui obligeaient � lui venir en aide. -- Tu verras, Nic, que je finirai par me casser quelque membre ! r�p�tait-il. -- Vous le raccommoderez. -- Allons, forestier, sois raisonnable... Il ne faut pas s'acharner contre l'impossible ! � Bah ! Nic Deck �tait d�j� en avant, et le docteur, n'obtenant rien, se h�tait de le rejoindre. La direction suivie jusqu'alors, �tait-ce bien celle qui convenait pour arriver en face du burg ? Il e�t �t� malais� de s'en rendre compte. Cependant, puisque le sol ne cessait de monter, il y avait lieu de s'�lever vers la lisi�re de la for�t, qui fut atteinte � trois heures de l'apr�s-midi. Au-del�, jusqu'au plateau d'Orgall, s'�tendait le rideau des arbres verts, plus clairsem�s � mesure que le versant du massif gagnait en altitude. En cet endroit, le Nyad reparaissait au milieu des roches, soit qu'il se f�t infl�chi au nord-ouest, soit que Nic Deck e�t obliqu� vers lui. Cela donna au jeune forestier la certitude qu'il avait fait bonne route, puisque le ruisseau semblait sourdre des entrailles du plateau d'Orgall. Nie Deck ne put refuser au docteur une heure de halte au bord du torrent. D'ailleurs, l'estomac r�clamait son d� aussi imp�rieusement que les jambes. Les bissacs �taient bien garnis, le rakiou emplissait la gourde du docteur et celle de Nic Deck. En outre, une eau limpide et fra�che, filtr�e aux cailloux du fond, coulait � quelques pas. Que pouvait-on d�sirer de plus ? On avait beaucoup d�pens�, il fallait r�parer la d�pense. Depuis leur d�part, le docteur n'avait gu�re eu le loisir de causer avec Nic Deck, qui le pr�c�dait toujours. Mais il se d�dommagea, d�s qu'ils furent assis tous les deux sur la berge du Nyad. Si l'un �tait peu loquace, l'autre �tait volontiers bavard. D'apr�s cela, on ne s'�tonnera pas que les questions fussent tr�s prolixes, et les r�ponses tr�s br�ves. � Parlons un peu, forestier, et parlons s�rieusement, dit le docteur. -- je vous �coute, r�pondit Nic Deck. -- je pense que si nous avons fait halte en cet endroit, c'est pour reprendre des forces. -- Rien de plus juste. -- Avant de revenir � Werst... -- Non... avant d'aller au burg. -- Voyons, Nic, voil� six heures que nous marchons, et c'est � peine si nous sommes � mi-route... -- Ce qui prouve que nous n'avons pas de temps � perdre. -- Mais il fera nuit, lorsque nous arriverons devant le ch�teau, et comme j'imagine, forestier, que tu ne seras pas assez fou pour te risquer sans voir clair, il faudra attendre le jour... -- Nous l'attendrons. -- Ainsi tu ne veux pas renoncer � ce projet, qui n'a pas le sens commun ?... -- Non. -- Comment ! Nous voici ext�nu�s, ayant besoin d'une bonne table dans une bonne salle, et d'un bon lit dans une bonne chambre, et tu songes � passer la nuit en plein air ?... -- Oui, si quelque obstacle nous emp�che de franchir l'enceinte du ch�teau. -- Et s'il n'y a pas d'obstacle ?... -- Nous irons coucher dans les appartements du donjon. -- Les appartements du donjon ! s'�cria le docteur Patak. Tu crois, forestier, que je consentirai � rester toute une nuit � l'int�rieur de ce maudit burg... -- Sans doute, � moins que vous ne pr�f�riez demeurer seul au-dehors. -- Seul, forestier !... Ce n'est point ce qui est convenu, et si nous devons nous s�parer, j'aime encore mieux que ce soit en cet endroit pour retourner au village ! -- Ce qui est convenu, docteur Patak, c'est que vous me suivrez jusqu'o� j'irai... -- Le jour, oui !... La nuit, non ! -- Eh bien, libre � vous de partir, et t�chez de ne point vous �garer sous les futaies. � S'�garer, c'est bien ce qui inqui�tait le docteur. Abandonn� � lui-m�me, n'ayant pas l'habitude de ces interminables d�tours � travers les for�ts du Plesa, il se sentait incapable de reprendre la route de Werst. D'ailleurs, d'�tre seul, lorsque la nuit serait venue -- une nuit tr�s noire peut-�tre --, de descendre les pentes du col au risque de choir au fond d'un ravin, ce n'�tait pas pour lui agr�er. Quitte � ne point escalader la courtine, quand le soleil serait couch�, si le forestier s'y obstinait, mieux valait le suivre jusqu'au pied de l'enceinte. Mais le docteur voulut tenter un dernier effort pour arr�ter sort compagnon. � Tu sais bien, mon cher Nic, reprit-il, que je ne consentirai jamais � me s�parer de toi... Puisque tu persistes � te rendre au ch�teau, je ne te laisserai pas y aller seul. -- Bien parl�, docteur Patak, et je pense que vous devriez vous en tenir l�. -- Non... encore un mot, Nic. S'il fait nuit, lorsque nous arriverons, promets-moi de ne pas chercher � p�n�trer dans le burg... -- Ce que je vous promets, docteur, c'est de faire l'impossible pour y p�n�trer, c'est de ne pas reculer d'une semelle, tant que je n'aurai pas d�couvert ce qui s'y passe. -- Ce qui s'y passe, forestier ! s'�cria le docteur Patak en haussant les �paules. Mais que veux-tu qu'il s'y passe ?... -- Je n'en sais rien, et comme je suis d�cid� � le savoir, je le saurai... -- Encore faut-il pouvoir y arriver, � ce ch�teau du diable ! r�pliqua le docteur, qui �tait � bout d'arguments. Or, si j'en juge par les difficult�s que nous avons �prouv�es jusqu'ici, et par le temps que nous a co�t� la travers�e des for�ts du Plesa, la journ�e s'ach�vera avant que nous soyons en vue..-- je ne le pense pas, r�pondit Nic Deck. Sur les hauteurs du massif, les sapini�res sont moins embroussaill�es que ces futaies d'ormes, d'�rables et de h�tres. -- Mais le sol sera rude � monter ! -- Qu'importe, s'il n'est pas impraticable. Mais je me suis laiss� dire que l'on rencontrait des ours aux environs du plateau d'Orgall ! -- J'ai mon fusil, et vous avez votre pistolet pour vous d�fendre, docteur. -- Mais si la nuit vient, nous risquons de nous perdre dans l'obscurit� ! -- Non, car nous avons maintenant un guide, qui, je l'esp�re, ne nous abandonnera plus. -- Un guide ? � s'�cria le docteur. Et il se releva brusquement pour jeter un regard inquiet autour de lui. � Oui, r�pondit Nie Deck, et ce guide, c'est le torrent du Nyad. Il suffira de remonter sa rive droite pour atteindre la cr�te m�me du plateau o� il prend sa source. je pense donc qu'avant deux heures, nous serons � la porte du burg, si nous nous remettons sans tarder en route. -- Dans deux heures, � moins que ce ne soit dans six ! -- Allons, �tes-vous pr�t ?... -- D�j�, Nic, d�j� !... Mais c'est � peine si notre halte a dur� quelques minutes ! -- Quelques minutes qui font une bonne demi-heure. -- Pour la derni�re fois, �tes-vous pr�t ? -- Pr�t... lorsque les jambes me p�sent comme des masses de plomb... Tu sais bien que je n'ai pas tes jarrets de forestier, Nie Deck !... Mes pieds sont gonfl�s, et c'est cruel de me contraindre � te suivre... -- A la fin, vous m'ennuyez, Patak ! je vous laisse libre de me quitter ! Bon voyage ! � Et Nic Deck se releva. � Pour l'amour de Dieu, forestier, s'�cria le docteur Patak, �coute encore ! -- �couter vos sottises ! -- Voyons, puisqu'il est d�j� tard, pourquoi ne pas rester en cet endroit, pourquoi ne pas camper sous l'abri de ces arbres ?... Nous repartirions demain d�s l'aube, et nous aurions toute la matin�e pour atteindre le plateau... -- Docteur, r�pondit Nic Deck, je vous r�p�te que mon intention est de passer la nuit dans le burg. -- Non ! s'�cria le docteur, non... tu ne le feras pas, Nic !... je saurai bien t'en emp�cher... -- Vous ! -- Je m'accrocherai � toi... je t'entra�nerai !... je te battrai, s'il le faut... � Il ne savait plus ce qu'il disait, l'infortune Patak. Quant � Nic Deck, il ne lui avait m�me pas r�pondu, et, apr�s avoir remis son fusil en bandouli�re, il fit quelques pas en se dirigeant vers la berge du Nyad. � Attends... attends ! s'�cria piteusement le docteur. Quel diable d'homme !... Un instant encore !... J'ai les jambes raides... mes articulations ne fonctionnent plus... � Elles ne tard�rent pourtant pas � fonctionner, car il fallut que l'ex-infirmier fit trotter ses petitesjambes pour rejoindre le forestier, qui ne se retournait m�me pas. Il �tait quatre heures. l, es rayons solaires, effleurant la cr�te du Plesa, qui ne tarderait pas � les intercepter, �clairaient d'un jet oblique les hautes branches de la sapini�re. Nic Deck avait grandement raison de se h�ter, car ces dessous de bois s'assombrissent en peu d'instants au d�clin du jour. Curieux et �trange aspect que celui de ces for�ts o� se groupent les rustiques essences alpestres. Au lieu d'arbres contourn�s, d�jet�s, grima�ants, se dressent des f�ts droits, espac�s, d�nud�s jusqu'� cinquante et soixante pieds au-dessus de leurs racines, des troncs sans nodosit�s, qui �tendent comme un plafond leur verdure persistante. Peu de broussailles ou d'herbes enchev�tr�es � leur base. De longues racines, rampant � fleur de terre, semblables � des serpents engourdis par le froid. Un sol tapiss� d'une mousse jaun�tre et rase, faufil�e de brindilles s�ches et sem�e de pommes qui cr�pitent sous le pied. Un talus raide et sillonn� de roches cristallines, dont les ar�tes vives entament le cuir- le plus �pais. Aussi le passage fut-il rude au milieu de cette sapini�re sur un quart de mille. Pour escalader ces blocs, il fallait une souplesse de reins, une vigueur de jarrets, une s�ret� de membres, qui ne se retrouvaient plus chez le docteur Patak. Nic Deck n'e�t mis qu'une heure, s'il e�t �t� seul, et il lui en co�ta trois avec l'impedimentum de son compagnon, s'arr�tant pour l'attendre, l'aidant � se hisser sur quelque roche trop haute pour ses petites jambes. Le docteur n'avait plus qu'une crainte, -- crainte effroyable : c'�tait de se trouver seul au milieu de ces mornes solitudes. Cependant, si les pentes devenaient plus p�nibles � remonter, les arbres commen�aient � se rar�fier sur la haute croupe du Plesa. Ils ne formaient plus que des bouquets isol�s, de dimension m�diocre. Entre ces bouquets, on apercevait la ligne des montagnes, qui se dessinaient � l'arri�re-plan et dont les lin�aments �mergeaient encore des vapeurs du soir. Le torrent du Nyad, que le forestier n'avait cess� de c�toyer jusqu'alors, r�duit � ne plus �tre qu'un ruisseau, devait sourdre � peu de distance. A quelques centaines de pieds au-dessus des derniers plis du terrain s'arrondissait le plateau d'Orgall, couronne par les constructions du burg. Nic Deck atteignit enfin ce plateau, apr�s un dernier coup de collier qui r�duisit le docteur � l'�tat de masse inerte. Le pauvre homme n'aurait pas eu la force de se tra�ner vingt pas de plus, et il tomba comme le boeuf qui s'abat sous la masse du boucher. Nie Deck se ressentait � peine de la fatigue de cette rude ascension. Debout, immobile, il d�vorait du regard ce ch�teau des Carpathes, dont il ne s'�tait jamais approch�. Devant ses yeux se d�veloppait une enceinte cr�nel�e, d�fendue par un foss� profond, et dont l'unique pont-levis �tait redress� contre une poterne, qu'encadrait un cordon de pierres. Autour de l'enceinte, � la surface du plateau d'Orgall, tout �tait abandon et silence. Un reste de jour permettait d'embrasser l'ensemble. du burg qui s'estompait confus�ment au milieu des ombres du soir. Personne ne se montrait au-dessus du parapet de la courtine, personne sur la plate-forme sup�rieure du donjon, ni sur la terrasse circulaire du premier �tage. Pas un filet de fum�e ne s'enroulait autour de l'extravagante girouette, rong�e d'une rouille s�culaire. � Eh bien, forestier, demanda le docteur Patak, conviendras-tu qu'il est impossible de franchir ce foss�, de baisser ce pont-levis, d'ouvrir cette poterne ? � Nic Deck ne r�pondit pas. Il se rendait compte qu'il serait n�cessaire de faire halte devant les murs du ch�teau. Au milieu de cette obscurit�, comment aurait-il pu descendre au fond du foss� et s'�lever le long de l'escarpe pour p�n�trer dans l'enceinte ? �videmment, le plus sage �tait d'attendre l'aube prochaine, afin d'agir en pleine lumi�re. C'est ce qui fut r�solu au grand ennui du forestier, mais � l'extr�me satisfaction du docteur. VI Le mince croissant de la lune, d�li� comme une faucille d'argent, avait disparu presque aussit�t apr�s le coucher du soleil. Des nuages, venus de l'ouest, �teignirent successivement les derni�res lueurs du cr�puscule. L'ombre envahit peu � peu l'espace en montant des basses zones. Le cirque de montagnes s'emplit de t�n�bres, et les formes du burg disparurent bient�t sous la cr�pe de la nuit. Si cette nuit-l� mena�ait d'�tre tr�s obscure, rien n'indiquait qu'elle d�t �tre troubl�e par quelque m�t�ore atmosph�rique, orage, pluie ou temp�te. C'�tait heureux pour Nic Deck et son compagnon, qui allaient camper en plein air. Il n'existait aucun bouquet d'arbres sur cet aride plateau d'Orgall. �� et l� seulement des buissons ras � ras de terre, qui n'offraient aucun abri contre les fra�cheurs nocturnes. Des roches tant qu'on en voulait, les unes � demi enfouies dans le sol, les autres, � peine en �quilibre, et qu'une pouss�e e�t suffi � faire rouler jusqu'� la sapini�re. En r�alit�, l'unique plante qui poussait � profusion sur ce sol pierreux, c'�tait un �pais chardon appel� � �pine russe �, dont les graines, dit Elis�e Reclus, furent apport�es � leurs poils par les chevaux moscovites -- � pr�sent de joyeuse conqu�te que les Russes firent aux Transylvains �. A pr�sent, il s'agissait de s'accommoder d'une place quelconque pour y attendre le jour et se garantir contre l'abaissement de la temp�rature, qui est assez notable � cette altitude. � Nous n'avons que l'embarras du choix... pour �tre mal ! murmura le docteur Patak. -- Plaignez-vous donc ! r�pondit Nic Deck. -- Certainement, je me plains ! Quel agr�able endroit pour attraper quelque bon rhume ou quelque bon rhumatisme dont je ne saurai comment me gu�rir ! � Aveu d�pouill� d'artifice dans la bouche de l'ancien infirmier de la quarantaine. Ah ! combien il regrettait sa confortable petite maison de Werst, avec sa chambre bien close et son lit bien doubl� de coussins et de courtepointes ! Entre les blocs diss�min�s sur le plateau d'Orgall, il fallait en choisir un dont l'orientation offrirait le meilleur paravent contre la brise du sud-ouest, qui commen�ait � piquer. C'est ce que fit Nic Deck, et bient�t le docteur vint le rejoindre derri�re une large roche, plate comme une tablette � sa partie sup�rieure. Cette roche �tait un de ces bancs de pierre, enfoui sous les scabieuses et les saxifrages, qui se rencontrent fr�quemment � l'angle des chemins dans les provinces valaques. En m�me temps que le voyageur peut s'y asseoir, il a la facult� de se d�salt�rer avec l'eau que contient un vase d�pos� en dessus, laquelle est renouvel�e chaque jour par les gens de la campagne. Alors que le ch�teau �tait habit� par le baron Rodolphe de Gortz, ce banc portait un r�cipient que les serviteurs de la famille avaient soin de ne jamais laisser vide. Mais, � pr�sent, il �tait souill� de d�tritus, tapiss� de mousses verd�tres, et le moindre choc l'e�t r�duit en poussi�re. A l'extr�mit� du banc se dressait une tige de granit, reste d'une ancienne croix, dont les bras n'�taient figur�s sur le montant vertical que par une rainure � demi effac�e. En sa qualit� d'esprit tort, le docteur Patak ne pouvait admettre que cette croix le prot�gerait contre des apparitions surnaturelles. Et, cependant, par une anomalie commune � bon nombre d'incr�dules, il n'�tait pas �loign� de croire au diable. Or, dans sa pens�e, le Chort ne devait pas �tre loin, c'�tait lui qui hantait le burg, et ce n'�tait ni la poterne ferm�e, ni le pont-levis redress�, ni la courtine � pic, tri le foss� profond, qui l'emp�cheraient d'en sortir, pour peu que la fantaisie le pr�t de venir leur tordre le cou � tous les deux. Et, lorsque le docteur songeait qu'il avait toute une nuit � passer dans ces conditions, il frissonnait de terreur. Non ! c'�tait trop exiger d'une cr�ature humaine, et les temp�raments les plus �nergiques n'auraient pu y r�sister. Puis, une id�e lui vint tardivement, -- une id�e � laquelle il n'avait point encore song� en quittant Werst. On �tait au mardi soir, et, ce jour-l�, les gens du comitat se gardent bien de sortir apr�s le coucher du soleil. Le mardi, on le sait, est jour de mal�fices. A s'en rapporter aux traditions, ce serait s'exposer � rencontrer quelque g�nie malfaisant, si l'on s'aventurait dans le pays. Aussi, le mardi, personne ne circule-t-il dans les rues ni sur les chemins, apr�s le coucher du soleil. Et voil� que le docteur Patak se trouvait non seulement hors de sa maison, mais aux approches d'un ch�teau visionn�, et � deux ou trois milles du village ! Et c'est l� qu'il serait contraint d'attendre le retour de l'aube... si elle revenait jamais ! En v�rit�, c'�tait vouloir tenter le diable ! Tout en s'abandonnant � ces id�es, le docteur vit le forestier tirer tranquillement de soir bissac un morceau de viande froide, apr�s avoir puis� une bonne gorg�e � sa gourde. Ce qu'il avait de mieux � faire, pensa-t-il, c'�tait de l'imiter, et c'est ce qu'il fit. Une cuisse d'oie, un gros chanteau de pain, le tout arros� de rakiou, il ne lui en fallut pas moins pour r�parer ses forces. Mais, s'il parvint � calmer sa faim, il ne parvint pas � calmer sa peur. � Maintenant, dormons, dit Nic Deck, d�s qu'il eut rang� son bissac au pied de la roche. -- Dormir, forestier ! -- Bonne nuit, docteur. -- Bonne nuit, c'est facile � souhaiter, et je crains bien que celle-ci ne finisse mal... � Nie Deck, n'�tant gu�re en humeur de converser, ne r�pondit pas. Habitu� par profession � coucher au milieu des bois, il s'accota de son mieux contre le banc de pierre, et ne tarda pas � tomber dans un profond sommeil. Aussi le docteur ne put-il que maugr�er entre ses dents, lorsqu'il entendit le souffle de son compagnon s'�chappant � intervalles r�guliers. Quant � lui, il lui fut impossible, m�me quelques minutes, d'annihiler ses sens de l'ou�e et de la vue. En d�pit de la fatigue, il ne cessait de regarder, il ne cessait de pr�ter l'oreille. Son cerveau �tait en proie � ces extravagantes visions (lui naissant des troubles de l'insomnies Qu'essayait-il d'apercevoir dans les �paisseurs de l'ombre ? Tout et rien, les formes ind�cises des objets qui l'environnaient, les nuages �chevel�s � travers le ciel, la masse � peine perceptible du ch�teau. Puis c'�taient les roches dit plateau d'Orgall, qui lui semblaient se mouvoir dans une sorte d'infernale sarabande. Et si elles allaient s'�branler sur leur base, d�valer le long du talus, rouler sur les deux imprudente, les �craser � la porte de ce burg, dont l'entr�e leur �tait interdite ! Il s'�tait redress�, l'infortune docteur, il �coutait ces bruits qui se propagent � la surface des hauts plateaux, ces murmures inqui�tante, qui tiennent � la fois du susurrement, du g�missement et du soupir. Il entendait aussi les nyctalopes qui effleuraient les roches d'un fr�n�tique coup d'aile, les striges envol�es pour leur promenade nocturne, deux ou trois couples de ces fun�bres hulottes, dont le chuintement retentissait comme une plainte. Alors ses muscles se contractaient simultan�ment, et son corps tremblotait, baign� d'une transsudation glaciale. Ainsi s'�coul�rent de longues heures jusqu'� minuit. Si le docteur Patak avait pu causer, �changer de temps en temps un bout de phrase, donner libre cours � ses r�criminations, il se serait senti moins apeur�. Mais Nic Deck dormait, et dormait d'un profond sommeil. Minuit -- c'�tait l'heure effrayante entre toutes, l'heure des apparitions, l'heure des mal�fices. Que se passait-il donc ? Le docteur venait de se relever, se demandant s'il �tait �veill�, ou s'il se trouvait sous l'influence d'un cauchemar. En effet, l�-haut, il crut voir - non ! il vit r�ellement des formes �tranges, �clair�es d'une lumi�re spectrale, passer d'un horizon � l'autre, monter, s'abaisser, descendre avec les nuages. On e�t dit des esp�ces de monstres, dragons � queue de serpent, hippogriffes aux larges ailes, krakens gigantesques, vampires �normes, qui s'abattaient comme pour le saisir de leurs griffes ou l'engloutir dans leurs m�choires. Puis, tout lui parut �tre en mouvement sur le plateau d'Orgall, les roches, les arbres qui se dressaient � sa lisi�re. Et tr�s distinctement, des battements, jet�s � petits intervalles, arriv�rent � son oreille. � La cloche... murmure-t-il, la cloche du burg ! � Oui ! c'est bien la cloche de la vieille chapelle, et non celle de l'�glise de Vulkan, dont le vent e�t emport� les sons en une direction contraire. Et voici que ses battements sont plus pr�cipit�s... La main qui la met en branle ne sonne pas un glas de mort ! Non ! c'est un tocsin dont les coups haletants r�veillent les �chos de la fronti�re transylvaine. En entendant ces vibrations lugubres, le docteur Patak est pris d'une peur convulsive, d'une insurmontable angoisse, d'une irr�sistible �pouvante, qui lui fait courir de froides horripilations sur tout le corps. Mais le forestier a �t� tir� de son sommeil par les vol�es terrifiantes de cette cloche. Il s'est redress�, tandis que le docteur Patak semble comme rentr� en lui-m�me. Nic Deck tend l'oreille, et ses yeux cherchent � percer les �paisses t�n�bres qui recouvrent le burg. � Cette cloche !... Cette cloche !.., r�p�te le docteur Patak. C'est le Chort qui la sonne !... � D�cid�ment, il croit plus que jamais au diable, le pauvre docteur absolument affol� ! Le forestier, immobile, ne lui a pas r�pondu. Soudain, des rugissements, semblables � ceux que , jettent les sir�nes marines � l'entr�e des ports, se d�cha�nent en tumultueuses ondes. L'espace est �branl� sur un large rayon par leurs souffles assourdissants. Puis, une clart� jaillit du donjon central, une clart� intense, d'o� sortent des �clats d'une p�n�trante vivacit�, des corruscations aveuglantes. Quel foyer produit cette puissante lumi�re, dont les irradiations se prom�nent en longues nappes � la surface du plateau d'Orgall ? De quelle fournaise s'�chappe cette source photog�nique, qui semble embraser les roches, en m�me temps qu'elle les baigne d'une lividit� �trange ? � Nic... Nic... s'�crie le docteur, regarde-moi !... Ne suis-je plus comme toi qu'un cadavre ?... � En effet, le forestier et lui ont pris un aspect cadav�rique, figure blafarde, yeux �teints, orbites vides, joues verd�tres au teint grivel�, cheveux ressemblant � ces mousses qui croissent, suivant la l�gende, sur le cr�ne des pendus... Nic Deck est stup�fi� de ce qu'il voit, comme de ce qu'il entend. Le docteur Patak, arriv� au dernier degr� de l'effroi, a les muscles r�tract�s, le poil h�riss�, la pupille dilat�e, le corps pris d'une raideur t�tanique. Comme dit le po�te des _Contemplations_, il � respire de l'�pouvante ! � Une minute -- une minute au plus -- dura cet horrible ph�nom�ne. Puis, l'�trange lumi�re s'affaiblit graduellement, les mugissements s'�teignirent, et le plateau d'Orgall rentra dans le silence et l'obscurit�. Ni l'un ni l'autre ne cherch�rent plus � dormir, le docteur, accabl� par la stupeur, le forestier, debout contre le banc de pierre, attendant le retour de l'aube. A quoi songeait Nic Deck devant ces choses si �videmment surnaturelles � ses yeux ? N'y avait-il pas l� de quoi �branler sa r�solution ? S'ent�terait-il � poursuivre cette t�m�raire aventure ? Certes, il avait dit qu'il p�n�trerait dans le burg, qu'il explorerait le donjon... Mais n'�tait-ce pas assez que d'�tre venu jusqu'� son infranchissable enceinte, d'avoir encouru la col�re des g�nies et provoqu� ce trouble des �l�ments ? Lui reprocherait-on de n'avoir pas tenu sa promesse, s'il revenait au village, saris avoir pouss� la folie jusqu'� s'aventurer � travers ce diabolique ch�teau ? Tout � coup, le docteur se pr�cipite sur lui, le saisit par la main, cherche � l'entra�ner, r�p�tant d'une voix sourde : � Viens !... Viens !... Non ! � r�pond Nic Deck. Et, � son tour, il retient le docteur Patak, qui retombe apr�s ce dernier effort. Cette nuit s'acheva enfin, et tel avait �t� l'�tat de leur esprit que ni le forestier ni le docteur n'eurent conscience du temps qui s'�coula jusqu'au lever du jour. Rien ne resta dans leur m�moire des heures qui pr�c�d�rent les premi�res lueurs du matin. A cet instant, une ligne ros�e se dessina sur l'ar�te du Paring, � l'horizon de l'est, de l'autre c�t� de la vall�e des deux Sils. De l�g�res blancheurs s'�parpill�rent au z�nith sur un fond de ciel ray� comme une peau de z�bre. Nic Deck se tourna vers le ch�teau. Il vit ses formes s'accentuer peu � peu, le donjon se d�gager des hautes brumes qui descendaient le col de Vulkan, la chapelle, les galeries, la courtine �merger des vapeurs nocturnes, puis, sur le bastion d'angle, se d�couper le h�tre, dont les feuilles bruissaient � la brise du levant. Rien de chang� � l'aspect ordinaire du burg. La cloche �tait aussi immobile que la vieille girouette f�odale. Aucune fum�e n'empanachait les chemin�es du donjon, dont les fen�tres grillag�es �taient obstin�ment closes. Au-dessus de la plate-forme, quelques oiseaux voltigeaient en jetant de petits cris clairs. Nic Deck tourna son regard vers l'entr�e principale du ch�teau. Le pont-levis, relev� contre la baie, fermait la poterne entre les deux pilastres de pierre �cussonn�s aux armes des barons de Gortz. Le forestier �tait-il donc d�cid� � pousser jusqu'au bout cette aventureuse exp�dition ? Oui, et sa r�solution n'avait point �t� entam�e par les �v�nements de la nuit. Chose dite, chose faite: c'�tait sa devise, comme on sait. Ni la voix myst�rieuse qui l'avait menac� personellement dans la grande salle du _Roi Mathias_, ni les ph�nom�nes inexplicables de sons et de lumi�re dont il venait d'�tre t�moin, ne l'emp�cheraient de franchir la muraille du burg, Une heure lui suffirait pour parcourir les galeries, visiter le donjon, et alors, sa promesse accomplie, il reprendrait le chemin de Werst, o� il pourrait arriver avant midi. Quant au docteur Patak, ce n'�tait plus qu'une machine inerte, n'ayant ni la force de r�sister ni m�me celle de vouloir. Il irait o� on le pousserait. S'il tombait, il lui serait impossible de se relever. Les �pouvantements de cette nuit l'avaient r�duit au plus complet h�b�tement, et il ne fit aucune observation, lorsque le forestier, montrant le ch�teau, lui dit : � Allons ! � Et pourtant le jour �tait revenu, et le docteur aurait pu regagner Werst,. sans craindre de s'�garer � travers les for�ts du Plesa. Mais qu'on ne lui sache aucun gr� d'�tre rest� avec Nic Deck. S'il n'abandonna pas son compagnon pour reprendre la route du village, c'est qu'il n'avait plus conscience de la situation, c'est qu'il n'�tait plus qu'un corps sans �me. Aussi, lorsque le forestier l'entra�na vers le talus de la contrescarpe, se laissa-t-il faire. Maintenant �tait-il possible de p�n�trer dans le burg autrement que par la poterne ? C'. est ce que Nic Deck vint pr�alablement reconna�tre. La courtine ne pr�sentait aucune br�che, aucun �boulement, aucune faille, qui p�t donner acc�s � l'int�rieur de l'enceinte. Il �tait m�me surprenant que ces vieilles murailles fussent dans un tel �tat de conservation, -- ce qui devait �tre attribu� � leur �paisseur. S'�lever jusqu'� la ligne de cr�neaux qui les couronnait paraissait �tre impraticable, puisqu'elles dominaient le foss� d'une quarantaine de pieds. il semblait par suite que Nic Deck, au moment o� il venait d'atteindre le ch�teau des Carpathes, allait se heurter � des obstacles insurmontables. Tr�s heureusement -- ou tr�s malheureusement pour lui --, il existait au-dessus de la poterne une sorte de meurtri�re, ou plut�t une embrasure o� s'allongeait autrefois la vol�e d'une couleuvrine. Or, en se servant de l'une des cha�nes du pont-levis qui pendait jusqu'au sol, il ne serait pas tr�s difficile � un homme leste et vigoureux de se hisser jusqu'� cette embrasure. Sa largeur �tait suffisante pour livrer passage, et, � moins qu'elle ne f�t barr�e d'une grille en dedans, Nic Deck parviendrait sans doute � s'introduire dans la cour du burg. Le forestier comprit, � premi�re vue, qu'il n'y avait pas moyen de proc�der autrement, et voil� pourquoi, suivi de l'inconscient docteur, il descendit par un raidillon oblique le revers interne de la contrescarpe. Tous deux eurent bient�t atteint le fond du foss�, sem� de pierres entre le fouillis des plantes sauvages. On ne savait trop o� l'on posait le pied, et si des myriades de b�tes venimeuses ne fourmillaient pas sous les herbes de cette humide excavation. Au milieu du foss� et parall�lement � la courtine, se creusait le lit de l'ancienne cuvette, presque enti�rement dess�ch�e, et qu'une bonne enjamb�e permettait de franchir. Nic Deck, n'ayant rien perdu de son �nergie physique et morale, agissait avec sang-froid, tandis que le docteur le suivait machinalement, comme une b�te que l'on tire par une corde. Apr�s avoir d�pass� la cuvette, le forestier longea la base de la courtine pendant une vingtaine de pas, et s'arr�ta au-dessous de la poterne, � l'endroit o� pendait le bout de cha�ne. En s'aidant des pieds et des mains, il pourrait ais�ment atteindre le cordon de pierre qui faisait saillie au-dessous de l'embrasure. �videmment, Nic Deck n'avait pas la pr�tention d'obliger le docteur Patak � tenter avec lui cette escalade. Un aussi lourd bonhomme ne l'aurait pu. Il se borna donc � le secouer vigoureusement pour se faire comprendre, et lui recommanda de rester sans bouger au fond du foss�. Puis, Nic Deck commen�a � grimper le long de la cha�ne, et ce ne fut qu'un jeu pour ses muscles de montagnard. Mais, lorsque le docteur se vit seul, voil� que le sentiment de la situation lui revint dans une certaine mesure. Il comprit, il regarda, il aper�ut son compagnon d�j� suspendu � un douzaine de pieds au-dessus du sol, et, alors, de s'�crier d'une voix �trangl�e par les affres de la peur : � Arr�te... Nic... arr�te ! � Le forestier ne l'�couta point. � Viens... viens... o� je m'en vais ! g�mit le docteur, qui parvint � se remettre sur ses pieds. -- Va-t'en ! � r�pondit Nic Deck. Et il continua de s'�lever lentement le long de la cha�ne du pont-levis. Le docteur Patak, au paroxysme de l'effroi, voulut alors regagner le raidillon de la contrescarpe, afin de remonter jusqu'� la cr�te du plateau d'Orgall et de reprendre � toutesjambes le chemin de Werst... O prodige, devant lequel s'effa�aient ceux qui avaient troubl� la nuit pr�c�dente ! - voici qu'il ne peut bouger... Ses pieds sont retenus comme s'ils �taient saisis entre les m�choires d'un �tau... Peut-il les d�placer l'un apr�s l'autre ?... Non !... Ils adh�rent par les talons et les semelles de leurs bottes... Le docteur s'est-il donc laiss� prendre aux ressorts d'un pi�ge il est trop affol� pour le reconna�tre... Il semble plut�t qu'il soit retenu par les clous de sa chaussure. Quoi qu'il en soit, le pauvre homme est immobilis� � cette place... Il est riv� au sol... N'ayant m�me plus la force de crier il tend d�sesp�r�ment les mains... On dirait qu'il veut s'arracher aux �treintes de quelque tarasque, dont la gueule �merge des entrailles de la terre... Cependant, Nic Deck �tait parvenu � la hauteur de la poterne et il venait de poser sa main sur l'une des ferrures o� s'embo�tait l'un des gonds du pont-levis... Un cri de douleur lui �chappa ; puis, se rejetant en arri�re comme s'il e�t �t� frapp� d'un coup de foudre, il glissa le long de la cha�ne qu'un dernier instinct lui avait fait ressaisir, et roula jusqu'au fond du foss�. � La voix avait bien dit qu'il m'arriverait malheur ! � murmura-t-il et il perdit connaissance. VII Comment d�crire l'anxi�t� � laquelle �tait en proie le village de Werst depuis le d�part du jeune forestier et du docteur Patak ? Elle n'avait cess� de s'accro�tre avec les heures qui s'�coulaient et semblaient interminables. Ma�tre Koltz, l'aubergiste Jonas, le magister Hermod et quelques autres n'avaient pas manqu� de se tenir en permanence sur la terrasse. Chacun d'eux s'obstinait � observer la masse lointaine du burg, � regarder si quelque volute r�apparaissait au-dessus du donjon. Aucune fum�e ne se montrait -- ce qui fut constat� au moyen de la lunette invariablement braqu�e dans cette direction. En v�rit�, les deux florins employ�s � l'acquisition de cet appareil, c'�tait de l'argent qui avait re�u un bon emploi. jamais le bir�, bien int�ress� pourtant, bien regardant � sa bourse, n'avait eu moins de regret d'une d�pense faite si �-propos. A midi et demi, lorsque le berger Frik revint de la p�ture, on l'interrogea avidement. Y avait-il du nouveau, de l'extraordinaire, du surnaturel ?... Frik r�pondit qu'il venait de parcourir la vall�e de la Sil valaque, sans avoir rien vu de suspect, Apr�s le d�ner, vers deux heures, chacun regagna son poste d'observation. Personne n'e�t pens� � rester chez soi, et surtout personne ne songeait � remettre le pied au _Roi Mathias_, o� des voix comminatoires se faisaient entendre. Que des murs aient des oreilles, passe encore, puisque c'est une locution qui a cours dans le langage usuel... mais une bouche !... Aussi le digne cabaretier pouvait-il craindre que son cabaret f�t mis en quarantaine, et cela ne laissait pas de le pr�occuper au dernier point. En serait-il donc r�duit � fermer boutique, � boire son propre fonds, faute de clients ? Et pourtant, dans le but de rassurer la population de Werst, il avait proc�d� � une longue investigation du _Roi Mathias_, fouill� les chambres jusque sous leurs lits, visit� les bahuts et le dressoir, explor� minutieusement les coins et recoins de la grande salle, de la cave et du grenier, o� quelque mauvais plaisant aurait pu organiser cette mystification. Rien !... Rien non plus du c�t� de la fa�ade qui dominait le Nyad. Les fen�tres �taient trop hautes pour qu'il f�t possible de s'�lever jusqu'� leur embrasure, au revers d'une muraille taill�e � pic et dont l'assise plongeait dans le cours imp�tueux du torrent. N'importe ! la peur ne raisonne pas, et bien du temps s'�coulerait, sans doute, avant que les h�tes habituels de Jonas eussent rendu leur confiance � son auberge, � son schnaps et � son rakiou. Bien du temps ?... Erreur, et, on le verra, ce f�cheux pronostic ne devait point se r�aliser. En effet, quelques jours plus tard, par suite d'une circonstance tr�s impr�vue, les notables du village allaient reprendre leurs conf�rences quotidiennes, entrem�l�es de bonnes rasades, devant les tables du _Roi Mathias_. Mais il faut revenir au jeune forestier et � son compagnon, le docteur Patak. On s'en souvient, au moment de quitter Werst, Nie Deck avait promis � la d�sol�e Miriota de ne pas s'attarder dans sa visite au ch�teau des Carpathes. S'il ne lui arrivait pas malheur, si les menaces fulmin�es contre lui ne se r�alisaient pas, il comptait �tre de retour aux premi�res heures de la soir�e. On, l'attendait donc, et avec quelle impatience ! D'ailleurs, ni la jeune fille, ni son p�re, ni le ma�tre d'�cole ne pouvaient pr�voir que les difficult�s de la route ne permettraient pas au forestier d'atteindre la cr�te du plateau d'Orgall avant la nuit tombante. Il suit de l� que l'inqui�tude, d�j� si vive pendant la journ�e, d�passa toute mesure, lorsque huit heures sonn�rent au clocher de Vulkan, qu'on entendait tr�s distinctement au village de Werst. Que s'�tait-il pass� pour que Nic Deck et le docteur n'eussent pas reparu, apr�s une journ�e d'absence ? Cela �tant, nul n'aurait song� � r�int�grer sa demeure, avant qu'ils fussent de retour. A chaque instant, on s'imaginait les voir poindre au tournant de la route du col. Ma�tre Koltz et sa fille s'�taient port�s � l'extr�mit� de la rue, � l'endroit o� le p�tour avait �t� mis en faction. Maintes fois, ils crurent voir des ombres se dessiner au lointain, � travers l'�claircie des arbres... Illusion pure ! Le col �tait d�sert, comme � l'habitude, car il �tait rare que les gens de la fronti�re voulussent s'y hasarder pendant la nuit. Et puis, on �tait au mardi soir -- ce mardi des g�nies malfaisants --, et, ce jour-l�, les Transylvains ne courent pas volontiers la campagne, au coucher du soleil. Il fallait que Nie Deck f�t fou d'avoir choisi un pareil jour pour visiter le burg. La v�rit� est que le jeune forestier n'y avait point r�fl�chi, ni personne, au surplus, dans le village. Mais c'est bien � cela que Miriota songeait alors. Et quelles effrayantes images s'offraient � elle ! En imagination, elle avait suivi son fianc� heure par heure, � travers ces �paisses for�ts du Plesa, tandis qu'il remontait vers le plateau d'Orgall... Maintenant, la nuit venue, il lui semblait qu'elle le voyait dans l'enceinte, essayant d'�chapper aux esprits qui hantaient le ch�teau des Carpathes... Il �tait devenu rejouer de leurs mal�fices... C'�tait la victime vou�e � leur vengeance... Il �tait emprisonn� au fond de quelque souterraine ge�le... mort peut- Pauvre fille, que n'e�t-elle donn� pour se lancer sur les traces de Nic Deck ! Et, puisqu'elle ne le pouvait, du moins aurait-elle voulu l'attendre toute la nuit en cet endroit. Mais son p�re l'obligea � rentrer, et, laissant le berger en observation, tous deux revinrent � leur logis. D�s qu'elle fut seule en sa petite chambre, Miriota s'abandonna sans r�serve � ses larmes. Elle l'aimait, de toute son �me, ce brave Nic, et d'un amour d'autant plus reconnaissant que le jeune forestier ne l'avait point recherch�e dans les conditions o� se d�cident ordinairement les mariages en ces campagnes transylvaines et d'une fa�on si bizarre. Chaque ann�e, � la f�te de la Saint-Pierre, s'ouvre la � foire aux fianc�s �. Ce jour-l�, il y a r�union de toutes les jeunes filles du comitat. Elles sont venues avec leurs plus belles carrioles attel�es de leurs meilleurs chevaux ; elles ont apport� leur dot, c'est-�-dire des v�tements fil�s, cousus, brod�s de leurs mains, enferm�s dans des coffres aux brillantes couleurs ; familles, amies, voisines, les ont accompagn�es. Et alors arrivent les jeunes gens, par�s de superbes habits, ceints d'�charpes de soie. Ils courent la foire en se pavanant ; ils choisissent la fille qui leur pla�t ; ils lui remettent un anneau et un mouchoir en signe de fian�ailles, et les mariages se font au retour de la f�te. Ce n'�tait point sur l'un de ces march�s que Nicolas Deck avait rencontr� Miriota. Leur liaison ne s'�tait pas �tablie par hasard. Tous deux se connaissaient depuis l'enfance, ils s'aimaient depuis qu'ils avaient l'�ge d'aimer. Le jeune forestier n'�tait pas all� querir au milieu d'une foire celle qui devait �tre son �pouse, et Miriota lui en avait grand gr�. Ah ! pourquoi Nic Deck �tait-il d'un caract�re si r�solu, si tenace, si ent�t� � tenir une promesse imprudente ! il l'aimait, pourtant, il l'aimait, et elle n'avait pas eu assez d'influence pour l'emp�cher de prendre le chemin de ce ch�teau maudit ! Quelle nuit passa la triste Miriota au milieu des angoisses et des pleurs ! Elle n'avait point voulu se coucher. Pench�e � sa fen�tre, le regard fix� sur la rue montante, il lui semblait entendre une voix qui murmurait : � Nicolas Deck n'a pas tenu compte des menaces !... Miriota n'a plus de fianc� ! � Erreur de ses sens troubl�s. Aucune voix ne se propageait � travers le silence de la nuit. L'inexplicable ph�nom�ne de la salle du _Roi Mathias_ ne se reproduisait pas dans la maison de ma�tre Koltz. Le lendemain, � l'aube, la population de Werst �tait dehors. Depuis la terrasse jusqu'au d�tour du col, les uns remontaient, les autres redescendaient la grande rue, -- ceux-ci pour demander des nouvelles, ceux-l� pour en donner. On disait que le berger Frik venait de se porter en avant, � un bon mille dit village, non point � travers les for�ts du Plesa, mais en suivant leur lisi�re, et qu'il n'avait pas agi ainsi sans motif. Il fallait l'attendre, et, afin de pouvoir communiquer plus promptement avec lui, ma�tre Koltz, Miriota et Jonas se rendirent � l'extr�mit� du village. Une demi-heure apr�s, Frik �tait signal� � quelques centaines de pas, en haut de la route. Comme il ne paraissait pas h�ter son allure, on en tira mauvais indice. � Eh bien, Frik, que sais-tu ?... Qu'as-tu appris ?... lui demanda ma�tre Koltz, d�s que le berger l'eut rejoint. -- Rien vu... rien appris ! r�pondit Frik. -- Rien ! murmura la jeune fille, dont les yeux s'emplirent de larmes. -- Au lever du jour, reprit le berger, j'avais aper�u deux hommes � un mille d'ici. J'ai d'abord cru que c'�tait Nic Deck, accompagn� du docteur... ce n'�tait pas lui ! -- Sais-tu quels sont ces hommes ? demanda Jonas. -- Deux voyageurs �trangers qui venaient de traverser la fronti�re valaque. -- Tu leur as parl� ?... -- Oui. -- Est-ce qu'ils descendent vers le village ? -- Non, ils font route dans la direction du Retyezat dont ils veulent atteindre le sommet. -- Ce sont deux touristes ?... -- Ils en ont l'air, ma�tre Koltz. -- Et, cette nuit, en traversant le col de Vulkan, ils n'ont rien vu du c�t� du burg ?... -- Non... puisqu'ils se trouvaient encore de l'autre c�t� de la fronti�re, r�pondit Frik. -- Ainsi tu n'as aucune nouvelle de Nic Deck ? -- Aucune. -- Mon Dieu !... soupira la pauvre Miriota. -- Du reste, vous pourrez interroger ces voyageurs dans quelques jours, ajouta Frik, car ils comptent faire halte � Werst, avant de repartir pour Kolosvar. -- Pourvu qu'on ne leur dise pas de mal de mon auberge ! pensa Jonas inconsolable. Ils seraient capables de n'y point vouloir prendre logement ! � Et, depuis trente-six heures, l'excellent h�telier �tait obs�d� par cette crainte qu'aucun voyageur n'oserait d�sormais manger et dormir au _Roi Mathias_. En somme, ces demandes et ces r�ponses, �chang�es entre le berger et son ma�tre, n'avaient en rien �clairci la situation. Et comme ni le jeune forestier ni le docteur Patak n'avaient reparu � huit heures du matin, pouvait-on �tre fond� � esp�rer qu'ils dussent jamais revenir ?... C'est qu'on ne s'approche pas impun�ment du ch�teau des Carpathes ! Bris�e par les �motions de cette nuit d'insomnie, Miriota n'avait plus la force de se soutenir. Toute d�faillante, c'est � peine si elle parvenait � marcher. Son p�re dut la ramener au logis. L�, ses larmes redoubl�rent... Elle appelait Nic d'une voix d�chirante... Elle voulait partir pour le rejoindre... Cela faisait piti�, et il y avait lieu de craindre qu'elle tomb�t malade. Cependant il �tait n�cessaire et urgent de prendre un parti. Il fallait aller au secours du forestier et du docteur sans perdre un instant. Qu'il y e�t � courir des dangers, en s'exposant aux repr�sailles des �tres quelconques, humains ou autres, qui occupaient le burg, peu importait. L'essentiel �tait de savoir ce qu'�taient devenus Nic Deck et le docteur. Ce devoir s'imposait aussi bien � leurs amis qu'aux autres habitants du village. Les plus braves ne refuseraient pas de se jeter au milieu des for�ts du Plesa, afin de remonter jusqu'au ch�teau des Carpathes. Cela d�cid�, apr�s maintes discussions et d�marches, les plus braves se trouv�rent au nombre de trois : ce furent ma�tre Koltz, le berger Frik et l'aubergiste Jonas, -- pas un de plus. Quant au magister Hermod, il s'�tait soudainement ressenti d'une douleur de goutte � la jambe, et il avait d� s'allonger sur deux chaises dans la classe de son �cole. Vers neuf heures, ma�tre Koltz et ses compagnons, bien arm�s par prudence, prirent la route du col de Vulkan., Puis, � l'endroit m�me o� Nic Deck l'avait quitt�e, ils l'abandonn�rent, afin de s'enfoncer sous l'�pais massif. Ils se disaient, non sans raison, que, si le jeune forestier et le docteur �taient en marche pour revenir au village, ils prendraient le chemin qu'ils avaient d� suivre � travers le Plesa. Or, il serait facile de reconna�tre leurs traces, et c'est ce qui fut constat�, aussit�t que tous trois eurent franchi la lisi�re d'arbres. Nous les laisserons aller pour dire quel revirement se fit � Werst, d�s qu'on les eut perdus de vue. S'il avait paru indispensable que des gens de bonne volont� se portassent au-devant de Nic Deck et de Patak, on trouvait que c'�tait d'une imprudence sans nom maintenant qu'ils �taient partis. Le beau r�sultat, lorsque la premi�re catastrophe serait doubl�e d'une seconde ! Que le forestier et le docteur eussent �t� victimes de leur tentative, personne n'en doutait plus et, alors, � quoi servait que ma�tre Koltz, Frik et Jonas s'exposassent � �tre victimes de leur d�vouement ? On serait bien avanc�, lorsque la jeune fille aurait � pleurer son p�re comme elle pleurait son fianc�, lorsque les amis du p�tour et de l'aubergiste auraient � se reprocher leur perte ! La d�solation devint g�n�rale � Werst, et il n'y avait pas apparence qu'elle d�t cesser de sit�t. En admettant qu'il ne leur arriv�t pas malheur, on ne pouvait compter sur le retour de ma�tre Koltz et de ses deux compagnons avant que la nuit e�t envelopp� les hauteurs environnantes. Quelle fut donc la surprise, lorsqu'ils furent aper�us vers deux heures de l'apr�s-midi, dans le lointain de la route ! Avec quel empressement, Miriota, qui fut imm�diatement pr�venue, courut � leur rencontre. Ils n'�taient pas trois, ils �taient quatre, et le quatri�me se montra sous les traits du docteur. � Nic... mon pauvre Nic !... s'�cria la jeune fille. Nic n'est-il pas l� ?... � Si... Nic Deck �tait l�, �tendu sur une civi�re de branchages que Jonas et le berger portaient p�niblement. Miriota se pr�cipita vers son fianc�, elle se pencha sur lui, elle le serra entre ses bras. � Il est mort... s'�criait-elle, il est mort ! -- Non... il n'est pas mort, r�pondit le docteur Patak, niais il m�riterait de -l'�tre... et moi aussi ! � La v�rit� est que le jeune forestier avait perdu connaissance. Les membres raidis, la figure exsangue, sa respiration lui soulevait � peine la poitrine. Quant au docteur, si sa face n'�tait pas d�color�e comme celle de son compagnon, cela tenait � ce que la marche lui avait rendu sa teinte habituelle de brique rouge�tre. La voix de Miriota, si tendre, si d�chirante, n'eut pas le pouvoir d'arracher Nic Deck de cette torpeur o� il �tait plong�. Lorsqu'il eut �t� ramen� au village et d�pos� dans la chambre de ma�tre Koltz, il n'avait pas encore prononc� une seule parole. Quelques instants apr�s, cependant, ses yeux se rouvrirent, et, d�s qu'il aper�ut la jeune fille pench�e � son chevet, un sourire erra sur ses l�vres ; mais quand il essaya de se relever, il ne put y parvenir. Une partie de son corps �tait paralys�e, comme s'il e�t �t� frapp� d'h�mipl�gie. Toutefois, voulant rassurer Miriota, il lui dit, d'une voix bien faible, il est vrai : � Ce ne sera rien... ce ne sera rien ! -- Nic... mon pauvre Nic ! r�p�tait la jeune fille. -- Un peu de fatigue seulement, ch�re Miriota, et un peu d'�motion... Cela se passera vite... avec tes soins... � Mais il fallait du calme et du repos au malade. Aussi ma�tre Koltz quitta-t-il la chambre, laissant Miriota pr�s du jeune forestier, qui n'e�t pu souhaiter une garde-malade plus diligente, et ne tarda pas � s'assoupir. Pendant ce temps, l'aubergiste Jonas racontait � un nombreux auditoire et d'une voix forte, afin de bien �tre entendu de tous, ce qui s'�tait pass� depuis leur d�part. Ma�tre Koltz, le berger et lui, apr�s avoir retrouv� sous bois le sentier que Nic Deck et le docteur s'�taient fray�, avaient pris direction vers le ch�teau des Carpathes. Or, depuis deux heures, ils gravissaient les pentes du Plesa, et la lisi�re de la for�t n'�tait plus qu'� un demi-mille en avant, lorsque deux hommes apparurent. C'�taient le docteur et le forestier, l'un, auquel ses jambes refusaient tout service, l'autre, � bout de forces et qui venait de tomber au pied d'un arbre : Courir au docteur, l'interroger, mais sans pouvoir en obtenir un seul mot, car il �tait trop h�b�t� pour r�pondre, fabriquer une civi�re avec des branches, y coucher Nic Deck, remettre Patak sur ses pieds, c'est ce qui fut accompli en un tour de main. Puis, ma�tre Koltz et le berger, que relayait parfois Jonas, avaient repris la route de Werst. Quant � dire pourquoi Nic Deck se trouvait dans un pareil �tat, et s'il avait explor� les ruines du burg, l'aubergiste ne le savait pas plus que ma�tre Koltz, pas plus que le berger Frik, le docteur n'ayant pas encore suffisamment recouvr� ses esprits pour satisfaire leur curiosit�. Mais si Patak n'avait pas jusqu'alors parl�, il fallait qu'il parl�t maintenant. Que diable ! il �tait en s�ret� dans le village, entour� de ses amis, au milieu de ses clients !Il n'avait plus rien � redouter des �tres de l�-bas ! M�me s'ils lui avaient arrach� le serment de se taire, de ne rien raconter de ce qu'il avait vu au ch�teau des Carpathes, l'int�r�t public lui commandait de manquer � son serment. � Voyons, remettez-vous, docteur, lui dit ma�tre Koltz, et rappelez vos souvenirs ! -- Vous voulez... que je parle... -- Au nom des habitants de Werst, et pour assurer la s�curit� du village, je vous l'ordonne ! � Un bon verre de rakiou, apport� par Jonas, eut pour effet de rendre au docteur l'usage de sa langue, et ce fut par phrases entrecoup�es qu'il s'exprima en ces termes : , Nous sommes partis tous les deux... Nic et moi... Des fous... des fous !... Il a fallu presque une journ�e pour traverser ces for�ts maudites... Parvenus au soir seulement devant le burg J'en tremble encore j'en tremblerai toute ma vie ! Nic voulait y entrer Oui ! il voulait passer la nuit dans le donjon... autant dire la chambre � coucher de Belz�buth !... � Le docteur Patak disait ces choses d'une voix si caverneuse, que l'on fr�missait rien qu'� l'entendre. � je n'ai pas consenti... reprit-il, non... je n'ai pas consenti !... Et que serait-il arriv�... si j'eusse c�d� aux d�sirs de Nic Deck ?... Les cheveux me dressent d'y penser ! � Et si les cheveux du docteur se dressaient sur son cr�ne, c'est que sa main s'y �garait machinalement. � Nic s'est donc r�sign� � camper sur le plateau d'Orgall... Quelle nuit... mes amis, quelle nuit !... Essayez donc de reposer, lorsque les esprits ne vous permettent pas de dormir une heure... non, pas m�me une heure !... Tout � coup, voil� que des monstres de feu apparaissent entre les nuages, de v�ritables balauris !... Ils se pr�cipitent sur le plateau pour nous d�vorer... � Tous les regards se port�rent vers le ciel pour voir s'il n'�tait pas chevauch� par quelque galopade de spectres. � Et, quelques instants apr�s, reprit le docteur, voici la cloche de la chapelle qui se met en branle ! � Toutes les oreilles. se tendirent vers l'horizon, et plus d'un crut entendre des battements lointains, tant le r�cit du docteur impressionnait son auditoire. � Soudain, s'�cria-t-il, d'effroyables mugissements emplissent l'espace... ou plut�t des hurlements de fauves... Puis une clart� jaillit des fen�tres du donjon... Une flamme infernale illumin� tout le plateau jusqu'� la sapini�re... Nic Deck et moi, nous nous regardons... Ah ! l'�pouvantable vision !... Nous sommes pareils � deux cadavres... deux cadavres que ces lueurs blafardes font grimacer l'un en face de l'autre !... � Et, � regarder le docteur Patak avec sa figure convuls�e, ses yeux fous, il y avait vraiment lieu de se demander s'il ne revenait pas de cet autre monde o� il avait d�j� envoy� bon nombre de ses semblables ! Il fallut lui laisser reprendre haleine, car il e�t �t� incapable de continuer son r�cit. Cela co�ta � Jonas un second verre de rakiou, qui parut rendre � l'ex-infirmier une partie de la raison que les esprits lui avaient fait perdre. � Mais enfin, qu'est-il arriv� � ce pauvre Nic Deck ? � demanda ma�tre Koltz. Et, non sans raison, le bir� attachait une extr�me importance � la r�ponse du docteur, . puisque c'�tait le jeune forestier qui avait �t� Personnellement vis� par la voix des g�nies dans la grande salle du _Roi Mathias_. � Voici ce qui m'est rest� dans la m�moire, r�pondit le docteur. Le jour �tait revenu... J'avais suppli� Nic Deck de renoncer � ses projets... Mais vous le connaissez... il n'y a rien � obtenir d'un ent�t� pareil... Il est descendu dans le foss�... et j'ai �t� forc� de le suivre, car il m'entra�nait... D'ailleurs, je n'avais plus conscience de ce que je faisais... Nic s'avance alors jusqu'au-dessous de la poterne... Il saisit une cha�ne du pont-levis avec laquelle il se hisse le long de la courtine A ce moment, le sentiment de la situation me revient Il est temps encore de l'arr�ter, cet imprudent... je dirai plus, ce sacril�ge !... Une derni�re fois, je lui ordonne de redescendre, de revenir en arri�re, de reprendre avec moi le chemin de Werst... � Non ! � me crie-t-il... je veux fuir... oui... mes amis... je l'avoue... j'ai voulu fuir, et il n'est pas un de vous qui n'aurait eu la m�me pens�e � ma place !... Mais c'est en vain que je cherche � me d�gager du sol... Mes pieds y sont clou�s... viss�s enracin�s... J'essaie de les en arracher... c'est impossible...J'essaie de me d�battre... c'est inutile. � Et le docteur Patak imitait les mouvements d�sesp�r�s d'un homme retenu par les jambes, semblable � un renard qui s'est laiss� prendre au pi�ge. Puis, revenant � son r�cit : � En ce moment, dit-il, un cri se fait entendre... et quel cri !... C'est Nic Deck qui l'a pouss�... Ses mains, accroch�es � la cha�ne, ont l�ch� prise, et il tombe au fond du foss�, comme s'il avait �t� frapp� par une main invisible ! � il est certain que le docteur venait de raconter les choses de la fa�on qu'elles s'�taient pass�es, et son imagination n'y avait rien ajout�, si troubl�e qu'elle f�t. Tels il les avait d�crits, tels s'�taient produits les prodiges dont le plateau d'Orgall avait �t� le th��tre pendant la nuit derni�re. Quant � ce qui a suivi la chute de Nic Deck, le voici Le forestier est �vanoui et le docteur Patak est incapable de lui venir en aide, car ses bottes sont clou�es au sol, et ses pieds gonfl�s n'en peuvent sortir... Soudain, l'invisible force qui l'encha�ne est brusquement rompue... Ses jambes sont libres... Il se pr�cipite vers son compagnon, et -- ce qui �tait de sa part un fier acte de courage... il mouille la figure de Nic Deck avec son mouchoir qu'il a tremp� dans l'eau de la cuvette... Le forestier reprend connaissance, mais son bras gauche et une partie de son corps sont inertes depuis l'effroyable secousse qu'il a subie... Cependant, avec l'aide du docteur, il parvient � se relever, � remonter le revers de la contrescarpe, � regagner le plateau... Puis, il se remet en route vers le village... Apr�s une heure de marche, ses douleurs au bras et au flanc sont si violentes qu'elles l'obligent � s'arr�ter... Enfin, c'est au moment o� le docteur se disposait � partir afin d'aller chercher du secours � Werst, que ma�tre Koltz, Jonas et Frik sont arriv�s tr�s � propos. Pour ce qui est du jeune forestier, savoir s'il avait �t� gravement atteint, le docteur Patak �vitait de se prononcer, bien qu'il montr�t habituellement une rare assurance, lorsqu'il s'agissait d'un cas m�dical. � Si l'on est malade d'une maladie naturelle, se contenta-t-il de r�pondre d'un ton dogmatique, c'est d�j� grave ! Mais, s'agit-il d'une maladie surnaturelle, que le Chort vous envoie dans le corps, il n'y a gu�re que le Chort qui puisse la gu�rir ! � A d�faut de diagnostic, ce pronostic n'�tait pas rassurant pour Nic Deck. Tr�s heureusement, ces paroles n'�taient point paroles d'�vangile, et combien de m�decins se sont tromp�s depuis Hippocrate et Galien et se trompent journellement, qui sont sup�rieurs au docteur Patak. Le jeune forestier �tait un gars solide; avec sa vigoureuse constitution, il �tait permis d'esp�rer qu'il s'en tirerait -- m�me sans aucune intervention diabolique --, et � la condition de ne pas suivre trop exactement les prescriptions de l'ancien infirmier de la quarantaine. VIII De tels �v�nements ne pouvaient pas calmer les terreurs des habitants de Werst. Il n'y avait plus � en douter maintenant, ce n'�taient pas de vaines menaces que la � bouche d'ombre �, comme dirait le po�te, avait fait entendre aux clients du _Roi Mathias_. Nic Deck, frapp� d'une mani�re inexplicable, avait �t� puni de sa d�sob�issance et de sa t�m�rit�. N'�tait-ce pas un avertissement � l'adresse de tous ceux qui seraient tent�s de suivre son exemple ? Interdiction formelle de chercher � s'introduire dans le ch�teau des Carpathes, voil� ce qu'il fallait conclure de cette d�plorable tentative. Quiconque la reprendrait, y risquerait sa vie. Tr�s certainement, si le forestier f�t parvenu � franchir la courtine, il n'aurait jamais reparu au village. Il suit de l� que l'�pouvante fut plus compl�te que jamais � Werst, m�me � Vulkan, et aussi dans toute la vall�e des deux Sils. On ne parlait rien moins que d'abandonner le pays ; d�j� quelques familles tsiganes �migraient plut�t que de s�journer au voisinage du burg. A pr�sent qu'il servait de refuge � des �tres surnaturels et malfaisants, c'�tait au-del� de ce que pouvait supporter le temp�rament public. Il n'y avait plus qu'� s'en aller vers quelque autre r�gion du comitat, � moins que le gouvernement hongrois ne se d�cid�t � d�truire cet inabordable repaire. Mais le ch�teau des Carpathes �tait-il destructible par les seuls moyens que des hommes eussent � leur disposition ? Pendant la premi�re semaine de juin, personne ne s'aventura hors du village, pas m�me pour vaquer aux travaux de culture. Le moindre coup de b�che ne pouvait-il provoquer l'apparition d'un fant�me, enfoui dans les entrailles du sol ?... Le coutre de la charrue, en creusant le sillon, ne ferait-il pas envoler des bandes de staffii ou de striges ?... O� l'on s�merait du grain de bl� ne pousserait-il pas de la graine de d�mons ? � C'est ce qui ne manquerait pas d'arriver ! � disait le berger Frik d'un ton convaincu. Et, pour son compte, il se gardait bien de retourner avec ses moutons dans les p�tures de la Sil. Ainsi, le village �tait terroris�. Le travail des champs �tait enti�rement d�laiss�. On se tenait chez soi, portes et fen�tres closes. Ma�tre Koltz ne savait quel parti prendre pour ramener chez ses administr�s une confiance qui lui faisait d�faut, d'ailleurs, � lui-m�me. D�cid�ment, le seul moyen, ce serait d'aller � Kolosvar, afin de r�clamer l'intervention des autorit�s. Et la fum�e, est-ce qu'elle reparaissait encore � la pointe de la chemin�e du donjon ?... Oui, plusieurs fois la lunette permit de l'apercevoir, au milieu des vapeurs qui tra�naient � la surface du plateau d'Orgall. Et les nuages, la nuit venue, est-ce qu'ils ne prenaient pas une teinte rouge�tre, semblable � quelque reflet d'incendie ?... Oui, et on e�t dit que des volutes enflamm�es tourbillonnaient au-dessus du ch�teau. Et ces mugissements, qui avaient tant effray� le docteur Patak, se propageaient-ils � travers les massifs du Plesa, � la grande �pouvante des habitants de Werst ?... Oui, ou du moins, malgr� la distance, les vents de sud-ouest apportaient de terribles grondements que r�percutaient les �chos du col. En outre, d'apr�s ces gens affol�s, on e�t dit que le sol �tait agit� de tr�pidations souterraines, comme si un ancien crat�re se f�t rallum� � la cha�ne des Carpathes. Mais peut-�tre y avait-il une bonne part d'exag�ration dans ce que les Werstiens croyaient voir, entendre et ressentir. Quoi qu'il en soit, il s'�tait produit des faits positifs, tangibles, on en conviendra, et il n'y avait plus moyen de vivre en un pays si extraordinairement machin�. Il va de soi que l'auberge du _Roi Mathias_ continuait d'�tre d�serte. Un lazaret en temps d'�pid�mie n'e�t pas �t� plus abandonn�. Personne n'avait l'audace d'en franchir le seuil, et Jonas se demandait si, faute de clients, il n'en serait pas r�duit � cesser son commerce, lorsque l'arriv�e de deux voyageurs vint modifier cet �tat de choses. Dans la soir�e du 9 juin, vers huit heures, le loquet de la porte fut soulev� du dehors ; mais cette porte, verrouill�e en dedans, ne put s'ouvrir. Jonas, qui avait d�j� regagn� sa mansarde, se h�ta de descendre. A l'espoir qu'il �prouvait de se trouver en face d'un h�te se joignait la crainte que cet h�te ne f�t quelque revenant de mauvaise mine, auquel il ne saurait trop se h�ter de refuser souper et g�te. Jonas se mit donc � parlementer prudemment � travers la porte, sans l'ouvrir. � Qui est l� ? demanda-t-il. -- Ce sont deux voyageurs. -- Vivants ?... -- Tr�s vivants. -- En �tes-vous bien s�rs ?... -- Aussi vivants qu'on peut l'�tre, monsieur l'aubergiste, mais qui ne tarderont pas � mourir de faim, si vous avez la cruaut� de les laisser dehors. � Jonas se d�cida � repousser les verrous, et deux hommes franchirent le seuil de la salle. A peine furent-ils entr�s que leur premier soin fut de demander chacun une chambre, ayant intention de s�journer pendant vingt-quatre heures � Werst. A la clart� de sa lampe, Jonas examina les nouveaux venus avec une extr�me attention, et il acquit la certitude que c'�taient bien des �tres humains auxquels il avait affaire. Quelle bonne fortune pour le _Roi Mathias_ ! Le plus jeune de ces voyageurs paraissait avoir trente-deux ans environ. Une taille �lev�e, une figure noble et belle, des yeux noirs, des cheveux ch�tain fonc�, une barbe brune �l�gamment taill�e, la physionomie un peu triste mais fi�re, tout cela �tait d'un gentilhomme, et un aubergiste aussi observateur que Jonas ne pouvait s'y tromper. Au surplus, lorsqu'il eut demand� sous quel nom il devait inscrire les deux voyageurs : � Le comte Franz de T�lek, r�pondit le jeune homme, et son soldat Rotzko. -- De quel pays ?... -- De Krajowa. � Krajowa est une des principales bourgades de l'�tat de Roumanie, qui confine aux provinces transylvaines vers le sud de la cha�ne des Carpathes. Franz de T�lek �tait donc de race roumaine, -- ce que Jonas avait reconnu au premier aspect. Quant � Rotzko, homme d'une quarantaine d'ann�es, grand, robuste, �paisse moustache, cheveux drus, poils rudes, il avait une tournure bien militaire. Il portait m�me le sac du soldat, retenu sur ses �paules par des bretelles, et une valise assez l�g�re qu'il tenait � la main. C'�tait l� tout le bagage du jeune comte, qui voyageait en touriste, � pied le plus souvent. Cela se voyait � son costume, manteau en bandouli�re, passe-montagne sur la t�te, vareuse serr�e � la taille par un ceinturon d'o� pendait la gaine de cuir du couteau valaque, gu�tres s'ajustant �troitement � des souliers larges et �pais de semelle. Ces deux voyageurs n'�taient autres que ceux rencontr�s par le berger Frik, une dizaine de jours auparavant, sur la route du col, alors qu'ils se dirigeaient vers le Retyezat. Apr�s avoir visit� la contr�e jusqu'aux limites du Maros, et avoir fait l'ascension de la montagne, ils venaient prendre un peu de repos au village de Werst, pour remonter ensuite la vall�e des deux Sils. � Vous avez des chambres � nous donner ? demanda Franz de T�lek. -- Deux... trois... quatre... autant qu'il plaira � monsieur le comte, r�pondit Jonas. -- Deux suffiront, dit Rotzko ; il faut seulement qu'elles soient l'une pr�s de l'autre. -- Celles-ci vous conviendront-elles ? reprit Jonas, en ouvrant deux portes � l'extr�mit� de la grande salle, -- Tr�s bien �, r�pondit Franz de T�lek. On le voit, Jonas n'avait rien � craindre de ses nouveaux h�tes. Ce n'�taient point des �tres surnaturels, des esprits ayant rev�tu l'apparence humaine. Non ! ce gentilhomme se pr�sentait comme un de ces personnages de distinction qu'un aubergiste est toujours tr�s honor� de recevoir. Voil� une heureuse circonstance qui ram�nerait la vogue au _Roi Mathias_. -- A quelle distance sommes-nous de Kolosvar ? demanda le jeune comte. -- A une cinquantaine de milles, en suivant la route qui passe par Petroseny et Karlsburg, r�pondit Jonas. -- Est-ce que l'�tape est fatigante ? -- Tr�s fatigante pour des pi�tons, et, s'il m'est permis d'adresser cette observation � monsieur le comte, il parait avoir besoin d'un repos de quelques jours... -- Pouvons-nous souper ? demanda Franz de T�lek en coupant court aux invites de l'aubergiste. -- Une demi-heure de patience, et j'aurai l'honneur d'offrir � monsieur le comte un repas digne de lui... -- Du pain, du vin, des oeufs et de la viande froide nous suffiront pour ce soir. -- je vais vous servir. -- Le plus t�t possible. -- A l'instant. � Et Jonas se disposait � regagner la cuisine, lorsqu'une question l'arr�ta. , Vous ne semblez pas avoir grand monde � votre auberge ?... dit Franz de T�lek. -- En effet... il ne s'y trouve personne en ce moment, monsieur le comte. -- Ce n'est donc pas l'heure o� les gens du pays viennent boire en fumant leur pipe ? -- L'heure est pass�e... monsieur le comte... car on se couche avec les poules au village de Werst. � Jamais il n'aurait voulu dire pourquoi le _Roi Mathias_ ne renfermait pas un seul client. � Est-ce que votre village ne compte pas de quatre � cinq cents habitants ? -- Environ, monsieur le comte. -- Pourtant, nous n'avons pas rencontr� �me qui vive en descendant la principale rue... -- C'est que... aujourd'hui... nous sommes au samedi... et la veille du dimanche... � Franz de T�lek n'insista pas, heureusement pour Jonas, qui ne savait plus que r�pondre. Pour rien au monde il ne se serait d�cid� � avouer la situation. Les �trangers ne l'apprendraient que trop t�t, et qui sait s'ils ne se h�teraient pas de fuir un village suspect � si juste titre ! � Pourvu que la voix ne recommence pas � bavarder, tandis qu'ils seront en train de souper ! � pensait Jonas, en dressant la table au milieu de la salle. Quelques instants apr�s, le tr�s simple repas qu'avait command� le jeune comte �tait proprement servi sur une nappe bien blanche. Franz de T�lek s'assit, et Rotzko prit place en face de lui, suivant leur habitude en voyage. Tous deux mang�rent de grand app�tit ; puis, le repas achev�, ils se retir�rent chacun dans sa chambre. Comme le jeune comte et Rotzko n'avaient point �chang� dix paroles pendant le repas, Jonas n'avait pu en aucune fa�on se m�ler � leur conversation -- � son vif d�plaisir. Du reste, Franz de T�lek paraissait �tre peu communicatif. Quant � Rotzko, apr�s l'avoir observ�, l'aubergiste comprit qu'il n'aurait rien � en tirer de ce qui concernait la famille de son ma�tre. Jonas avait donc d� se contenter de souhaiter le bonsoir � ses h�tes. Mais, avant de remonter � sa mansarde, il parcourut la grande salle du regard, pr�tant une oreille inqui�te aux moindres bruits du dedans et du dehors, et se r�p�tant : -- Pourvu que cette abominable voix ne les r�veille pas pendant leur sommeil ! � La nuit s'�coula tranquillement. Le lendemain, d�s le point du jour, la nouvelle se r�pandit que deux voyageurs �taient descendus au Roi Mathias, et nombre d'habitants accoururent devant l'auberge. Tr�s fatigu�s par leur excursion de la veille, Franz de T�lek et Rotzko dormaient encore. Il n'�tait gu�re probable qu'ils eussent l'intention de se lever avant sept. ou huit heures du matin. De l�, grande impatience des curieux, qui, pourtant, n'auraient pas eu le courage d'entrer dans la salle tant que les voyageurs n'auraient pas quitt� leur chambre. Tous deux parurent enfin sur le coup de huit heures. Rien de f�cheux ne leur �tait arriv�. On put les voir allant et venant dans l'auberge. Puis ils s'assirent pour leur d�jeuner du matin. Cela ne laissait pas d'�tre rassurant. D'ailleurs, Jonas, debout sur le seuil de la porte, souriait d'un air aimable, invitant ses anciens clients � lui rendre leur confiance. Puisque le voyageur qui honorait le _Roi Mathias_ de sa pr�sence �tait un gentilhomme -- un gentilhomme roumain, s'il vous pla�t, et de l'une des plus vieilles familles roumaines -- que pouvait-on craindre en si noble compagnie ? Bref', il advint que ma�tre Koltz, pensant qu'il �tait de son devoir de donner l'exemple, se hasarda � faire acte de pr�sence. Vers neuf heures, le bir� entra, quelque peu h�sitant. Presque aussit�t, il fut suivi du magister Hermod, de trois ou quatre autres habitu�s et du p�tour Frik. Quant au docteur Patak, il avait �t� impossible de le d�cider � les accompagner. � Remettre le pied chez Jonas, avait-il r�pondu, jamais, quand il me paierait dix florins ma visite ! � Il convient de faire ici une remarque qui n'est pas sans avoir une certaine importance : si ma�tre Koltz avait consenti � revenir au _Roi Mathias_, ce n'�tait pas dans l'unique but de satisfaire un sentiment de curiosit�, ni par d�sir de se mettre en relation avec le comte Franz de T�lek. Non ! L'int�r�t entrait pour une bonne part dans sa d�termination. En effet, en sa qualit� de voyageur, le jeune comte �tait astreint � payer une taxe de passage pour son soldat et pour lui. Or, on ne l'a point oubli�, ces taxes allaient directement � la poche du premier magistrat de Werst. Le bir� vint donc faire sa r�clamation en termes fort convenables, et Franz de T�lek, quoique un peu surpris de la demande, s'empressa d'y faire droit. Il offrit m�me. � ma�tre Koltz et au magister de s'asseoir un instant � sa table. Ceux-ci accept�rent, ne pouvant refuser une offre si poliment formul�e. Jonas se h�ta de servir des liqueurs vari�es, les meilleures de sa cave. Quelques gens de Werst demand�rent alors une tourn�e pour leur compte. Il y avait ainsi lieu de croire que l'ancienne client�le, un instant dispers�e, ne tarderait pas � reprendre le chemin du _Roi Mathias_. Apr�s avoir acquitt� la taxe des voyageurs, Franz de T�lek d�sira savoir si elle �tait productive. � Pas autant que nous le voudrions, monsieur le comte, r�pondit ma�tre Koltz. -- Est-ce que les �trangers ne visitent que rarement cette partie de la Transylvanie ? -- Rarement, en effet, r�pliqua le bir�, et pourtant le pays m�rite d'�tre explor�. -- C'est mon avis, dit le jeune comte. Ce que j'en ai vu m'a paru digne d'attirer l'attention des voyageurs. Du sommet du Retyezat, j'ai beaucoup admir� les vall�es de la Sil, les bourgades que l'on d�couvre dans l'est, et ce cirque de montagnes que ferme en arri�re le massif des Carpathes. -- C'est fort beau, monsieur le comte, c'est fort beau, r�pondit le magister Hermod -- , et, pour compl�ter votre excursion, nous vous engageons � faire l'ascension du Paring. -- je crains de ne point avoir le temps n�cessaire, r�pondit Franz de T�lek. -- Une journ�e suffirait. -- Sans doute, mais je me rends � Karlsburg, et je compte partir demain matin. -- Quoi, monsieur le comte songerait � nous quitter si t�t ? � dit Jonas en prenant son air le plus gracieux. Et il n'aurait pas �t� f�ch� de voir ses deux h�tes prolonger leur halte au _Roi Mathias_. Il le faut, r�pondit le comte de T�lek. Du reste, � quoi me servirait de s�journer � Werst ?... -- Croyez que notre village vaut la peine d'arr�ter quelque temps un touriste ! fit observer ma�tre Koltz. -- Cependant, il para�t �tre peu fr�quent�, r�pliqua le jeune comte, et c'est probablement parce que ses environs n'offrent rien de curieux... -- En effet, rien de curieux... dit le bir�, en songeant au burg. -- Non..... rien de curieux... r�p�ta le magister. -- Oh !... Oh !... � fit le berger Frik, auquel cette exclamation �chappa involontairement. Quels regards lui jet�rent ma�tre Koltz et les autres et plus particuli�rement l'aubergiste ! �tait-il donc urgent de mettre un �tranger au courant des secrets du pays ? Lui d�voiler ce qui se passait sur le plateau d'Orgall, signaler � son attention le ch�teau des Carpathes, n'�tait-ce pas vouloir l'effrayer, lui donner l'envie de quitter le village ? Et � l'avenir, quels voyageurs voudraient suivre la route du col de Vulkan pour p�n�trer en Transylvanie ? Vraiment, ce p�tour ne montrait pas plus d'intelligence que le dernier de ses moutons. � Mais tais-toi donc, imb�cile, tais-toi donc ! � lui dit � mi-voix ma�tre Koltz. Toutefois, la curiosit� du jeune comte ayant �t� �veill�e, il s'adressa directement � Frik, lui demanda ce que signifiait ces oh ! oh ! interjectifs. Le berger n'�tait point homme � reculer, et, au fond, peut-�tre pensait-il que Franz de T�lek pourrait donner un bon conseil dont le village ferait son profit. � J'ai dit : Oh !... Oh !... monsieur le comte, r�pliquat-il, et je ne m'en d�dis point. -- Y a-t-il dans les environs de Werst quelque merveille � visiter ? reprit le jeune comte. -- Quelque merveille... r�pliqua ma�tre Koltz. -- Non !... non !... � s'�cri�rent les assistants. Et ils s'effrayaient d�j� � la pens�e qu'une seconde tentative faite pour p�n�trer dans le burg ne manquerait pas d'attirer de nouveaux malheurs. Franz de T�lek, non sans un peu de surprise, observa ces braves gens, dont les figures exprimaient diversement la terreur, mais d'une mani�re tr�s significative. � Qu'il y a-t-il donc ?... demanda-t-il. -- Ce qu'il y a, mon ma�tre ? r�pondit Rotzko. Eh bien, para�t-il, il y a le ch�teau des Carpathes. -- Le ch�teau des Carpathes ?... -- Oui !... c'est le nom que ce berger vient de me glisser dans l'oreille. � Et, ce disant, Rotzko montrait Frik, qui secouait la t�te sans trop oser regarder le bir�. Maintenant une br�che �tait faite au mur de la vie priv�e du superstitieux village, et toute son histoire ne tarda pas � passer par cette br�che. Ma�tre Koltz, qui en avait pris son parti, voulut lui-m�me faire conna�tre la situation au jeune comte, et il lui raconta tout ce qui concernait le ch�teau des Carpathes. Il va sans dire que Franz de T�lek ne put cacher l'�tonnement que ce r�cit lui fit �prouver et les sentiments qu'il lui sugg�ra. Quoique m�diocrement instruit des choses de science, � l'exemple des jeunes gens de sa condition qui vivaient en leurs ch�teaux au fond de campagnes valaques, c'�tait un homme de bon sens. Aussi, croyait-il peu aux apparitions, et se riait-il volontiers des l�gendes. Un burg hant� par des esprits, cela �tait bien pour exciter son incr�dulit�. A son avis, dans ce que venait de lui raconter ma�tre Koltz, il n'y avait rien de merveilleux, mais uniquement quelques faits plus ou moins �tablis, auxquels les gens de Werst attribuaient une origine surnaturelle. La fum�e du donjon, la cloche sonnant � toute vol�e, cela pouvait s'expliquer tr�s simplement. Quant aux fulgurations et aux mugissements sortis de l'enceinte, c'�tait pur effet d'hallucination. Franz de T�lek ne se g�na point pour le dire et en plaisanter, au grand scandale de ses auditeurs. � Mais, monsieur le comte, lui fit observer ma�tre Koltz, il y a encore autre chose. -- Autre chose ?... -- Oui ! Il est impossible de p�n�trer � l'int�rieur du ch�teau des Carpathes. -- Vraiment ?... -- Notre forestier et notre docteur ont voulu en franchir les murailles, il y a quelques jours, par d�vouement pour le village, et ils ont failli payer cher leur tentative. -- Que leur est-il arriv� ?... � demanda Franz de T�lek d'un ton assez ironique. Ma�tre Koltz raconta en d�tail les aventures de Nic Deck et du docteur Patak. � Ainsi, dit le jeune comte, lorsque le docteur a voulu sortir du foss�, ses pieds �taient si fortement retenus au sol qu'il n'a pu faire un pas en avant ?... -- Ni un pas en avant ni un pas en arri�re ! ajouta le magister Hermod. -- Il l'aura cru, votre docteur, r�pliqua Franz de T�lek, et c'est la peur qui le talonnait... jusque dans les talons ! -- Soit, monsieur le comte, reprit ma�tre Koltz. Mais comment expliquer que Nic Deck ait �prouv� une effroyable secousse, quand il a mis la main sur la ferrure du pont-levis... -- Quelque mauvais coup dont il a �t� victime... -- Et m�me si mauvais, reprit le bir�, qu'il est au lit depuis ce jour-l�... -- Pas en danger de mort, je l'esp�re ? se h�ta de r�pliquer le jeune comte. -- Non... par bonheur. � En r�alit�, il y avait l� un fait mat�riel, un fait ind�niable, et ma�tre Koltz attendait l'explication que Franz de T�lek en allait donner. Voici ce qu'il r�pondit tr�s explicitement. � Dans tout ce que je viens d'entendre, il n'y a rien, je le r�p�te, qui ne soit tr�s simple. Ce qui n'est pas douteux pour moi, c'est que le ch�teau des Carpathes est maintenant occup�. Par qui ?... je l'ignore. En tout cas, ce ne sont point des esprits, ce sont des gens qui ont int�r�t � se cacher, apr�s y avoir cherch� refuge... sans doute des malfaiteurs... -- Des malfaiteurs ?... s'�cria ma�tre Koltz. -- C'est probable, et comme ils ne veulent point que l'on vienne les y relancer, ils ont tenu � faire croire que le burg �tait hant� par des �tres surnaturels. -- Quoi, monsieur le comte, r�pondit le magister Hermod, vous pensez ?... -- je pense que ce pays est tr�s superstitieux, que les h�tes du ch�teau le savent, et qu'ils ont voulu pr�venir de cette fa�on la visite des importuns. � Il �tait vraisemblable que les choses avaient d� se passer ainsi ; mais on ne s'�tonnera pas que personne � Werst ne voul�t admettre cette explication. Le jeune comte vit bien qu'il n'avait aucunement convaincu un auditoire qui ne voulait pas se laisser convaincre. Aussi se contenta-t-il d'ajouter : � Puisque vous ne voulez pas vous rendre � mes raisons, messieurs, continuez � croire tout ce qu'il vous plaira du ch�teau des Carpathes. -- Nous croyons ce que nous avons vu, monsieur le comte, r�pondit ma�tre Koltz. -- Et ce qui est, ajouta le magister. -- Soit, et, vraiment, je regrette de ne pouvoir disposer de vingt-quatre heures, car Rotzko et moi, nous serions all�s visiter votre fameux burg, et je vous assure que nous aurions bient�t su � quoi nous en tenir... -- Visiter le burg !... s'�cria ma�tre Koltz. -- Sans h�siter, et le diable en personne ne nous e�t pas emp�ch�s d'en franchir l'enceinte. � En entendant Franz de T�lek s'exprimer en termes si positifs, si moqueurs m�me, tous furent saisis d'une bien autre �pouvante. Est-ce que de traiter les esprits du ch�teau avec ce sans-g�ne, cela n'�tait pas pour attirer quelque catastrophe sur le village ?... Est-ce que ces g�nies n'entendaient pas tout ce qui se disait � l'auberge du _Roi Mathias_ ?... Est-ce que la voix n'allait pas y retentir une seconde fois ? Et, � ce propos, ma�tre Koltz apprit au jeune comte dans quelles conditions le forestier avait �t�, en nom propre, menac� d'un terrible ch�timent, s'il s'avisait de vouloir d�couvrir les secrets du burg. Franz de T�lek se contenta de hausser les �paules ; puis, il se leva, disant que jamais aucune voix n'avait pu �tre entendue dans cette salle, comme on le pr�tendait. Tout cela, affirma-t-il, n'existait que dans l'imagination des clients par trop cr�dules et un peu trop amateurs du schnaps du _Roi Mathias._ L�-dessus, quelques-uns se dirig�rent vers la porte, peu soucieux de rester plus longtemps en un logis o� ce jeune sceptique osait soutenir de pareilles choses. Franz de T�lek les arr�ta d'un geste. � D�cid�ment, messieurs, dit-il, je vois que le village de Werst est sous l'empire de la peur. -- Et ce n'est pas sans raison, monsieur le comte, r�pondit ma�tre Koltz. -- Eh bien, le moyen est tout indiqu� d'en finir avec les machinations qui, selon vous, se passent au ch�teau des Carpathes. Apr�s demain, je serai � Karlsburg, et, si vous le voulez, je pr�viendrai les autorit�s de la ville. On vous enverra une escouade de gendarmes ou d'agents de la police, et je vous r�ponds que ces braves sauront bien p�n�trer dans le burg, soit pour chasser les farceurs qui se jouent de votre cr�dulit�, soit pour arr�ter les malfaiteurs qui pr�parent peut-�tre quelques mauvais coup. � Rien n'�tait plus acceptable que cette proposition, et pourtant elle ne fut pas du go�t des notables de Werst. A les en croire, ni les gendarmes, ni la police, ni l'arm�e elle-m�me, n'auraient raison de ces �tres surhumains, disposant pour se d�fendre de proc�d�s surnaturels ! � Mais j'y pense, messieurs, reprit alors le jeune comte, vous ne m'avez pas encore dit � qui appartient ou appartenait le ch�teau des Carpathes ? -- A une ancienne famille du pays, la famille des barons de Gortz, r�pondit ma�tre Koltz. -- La famille de Gortz ?... s'�cria Franz de T�lek. -- Elle-m�me ! -- Cette famille dont �tait le baron Rodolphe ?... -- Oui, monsieur le comte. -- Et vous savez ce qu'il est devenu ?... -- Non. Voil� nombre d'ann�es que le baron de Gortz n'a reparu au ch�teau. � Franz de T�lek avait p�li, et, machinalement, il r�p�tait ce nom d'une voix alt�r�e � Rodolphe de Gortz ! � IX La famille des comtes de T�lek, l'une des plus anciennes et des plus illustres de la Roumanie, y tenait d�j� un rang consid�rable avant que le pays e�t conquis son ind�pendance vers le commencement du XVIe si�cle. M�l�e � toutes les p�rip�ties politiques qui forment l'histoire de ces provinces, le nom de cette famille s'y est inscrit glorieusement. Actuellement, moins favoris�e que ce fameux h�tre du ch�teau des Carpathes, auquel il restait encore trois branches, la maison de T�lek se voyait r�duite � une seule, la branche des T�lek de Krajowa, dont le dernier rejeton �tait ce jeune gentilhomme qui -venait d'arriver au village de Werst. Pendant son enfance, Franz n'avait jamais quitt� le ch�teau patrimonial, o� demeuraient le comte et la comtesse de T�lek. Les descendants de cette famille jouissaient d'une grande consid�ration et ils faisaient un g�n�reux usage de leur fortune. Menant la vie large et facile de la noblesse des campagnes, c'est � peine s'ils quittaient le domaine de Krajowa une fois l'an, lorsque leurs affaires les appelaient � la bourgade de ce nom, bien qu'elle ne f�t distante que de quelques milles. Ce genre d'existence influa n�cessairement sur l'�ducation de leur fils unique, et Franz devait longtemps se ressentir du milieu o� s'�tait �coul�e sa jeunesse. Il n'eut pour instituteur qu'un vieux pr�tre italien, qui ne put rien lui apprendre que ce qu'il savait, et il ne savait pas grand-chose. Aussi l'enfant, devenu jeune homme, n'avait-il acquis que de tr�s insuffisantes connaissances dans les sciences, les arts et la litt�rature contemporaine. Chasser avec passion, courir nuit et jour � travers les for�ts et les plaines, poursuivre cerfs ou sangliers, attaquer, le couteau � la main, les fauves des montagnes, tels furent les passe-temps ordinaires du jeune comte, lequel, �tant tr�s brave et tr�s r�solu, accomplit de v�ritables prouesses en ces rudes exercices. La comtesse de T�lek mourut, quand son fils avait � peine quinze ans, et il n'en comptait pas vingt et un, lorsque le comte p�rit dans un accident de chasse. La douleur du jeune Franz fut extr�me. Comme il avait pleur� sa m�re, il pleura son p�re. L'un et l'autre venaient de lui �tre enlev�s en peu d'ann�es. Toute sa tendresse, tout ce que son coeur renfermait d'affectueux �lans, s'�tait jusqu'alors concentr� dans cet amour filial, qui peut suffire aux expansions du premier �ge et de l'adolescence. Mais, lorsque cet amour vint � lui manquer, n'ayant jamais eu d'amis, et son pr�cepteur �tant mort, il se trouva seul au monde. Le jeune comte resta encore trois ann�es au ch�teau de Krajowa, d'o� il ne voulait point sortir. Il y vivait sans chercher � se cr�er aucunes relations ext�rieures. A peine alla-t-il une ou deux fois � Bucarest, parce que certaines affaires l'y obligeaient. Ce n'�taient d'ailleurs que de courtes absences, car il avait h�te de revenir � son domaine. Cependant cette existence ne pouvait toujours durer, et Franz finit par sentir le besoin d'�largir un horizon que limitaient �troitement les montagnes roumaines et de s'envoler au-del�. Le jeune comte avait environ vingt-trois ans, lorsqu'il prit la r�solution de voyager. Sa fortune devait lui permettre de satisfaire largement ses nouveaux go�ts. Un jour, il abandonna le ch�teau de Krajowa � ses vieux serviteurs, et quitta le pays valaque. Il emmenait avec lui Rotzko, un ancien soldat roumain, depuis dix ans d�j� au service de la famille de T�lek, le compagnon de toutes ses exp�ditions de chasse. C'�tait un homme de courage et de r�solution, enti�rement d�vou� � son ma�tre. L'intention du jeune comte �tait de visiter l'Europe, en s�journant quelques mois dans les capitales et les villes importantes du continent. Il estimait, non sans raison, que son instruction, qui n'avait �t� qu'�bauch�e au ch�teau de Krajowa, pourrait se compl�ter par les enseignements d'un voyage, dont il avait soigneusement pr�par� le plan. Ce fut l'Italie que Franz de T�lek voulut visiter d'abord, car il parlait assez couramment la langue italienne que le vieux pr�tre lui avait apprise. L'attrait de cette terre, si riche de souvenirs et vers laquelle il se sentait pr�f�rablement attir�, fut tel qu'il y demeura quatre ans. Il ne quittait Venise que pour Florence, Rome que pour Naples, revenant sans cesse � ces centres artistes, dont il ne pouvait s'arracher. La France, l'Allemagne, l'Espagne, la Russie, l'Angleterre, il les verrait plus tard, il les �tudierait m�me avec plus de profit lui semblait-il -- lorsque l'�ge aurait m�ri ses id�es. Au contraire, il faut avoir toute l'effervescence de la jeunesse pour go�ter le charme des grandes cit�s italiennes. Franz de T�lek avait vingt-sept ans, lorsqu'il vint � Naples pour la derni�re fois. Il ne comptait y passer que quelques jours, avant de se rendre en Sicile. C'est par l'exploration de l'ancienne _Trinacria_ qu'il voulait terminer son voyage ; puis, il retournerait au ch�teau de Krajowa afin d'y prendre une ann�e de repos. Une circonstance inattendue allait non seulement changer ses dispositions, mais d�cider de sa vie et en modifier le cours. Pendant ces quelques ann�es v�cues en Italie, si le jeune comte avait m�diocrement gagn� du c�t� des sciences pour lesquelles il ne se sentait aucune aptitude, du moins le sentiment du beau lui avait-il �t� r�v�l� comme � un aveugle la lumi�re. L'esprit largement ouvert aux splendeurs de l'art, il s'enthousiasmait devant les chefs-d'oeuvre de la peinture, lorsqu'il visitait les mus�es de Naples, de Venise, de Rome et de Florence. En m�me, temps, les th��tres lui avaient fait conna�tre les oeuvres lyriques de cette �poque, et il s'�tait passionn� pour l'interpr�tation des grands artistes. Ce fut lors de son dernier s�jour � Naples, et dans les circonstances particuli�res qui vont �tre rapport�es, qu'un sentiment d'une nature plus intime, d'une p�n�tration plus intensive, s'empara de son coeur. Il y avait � cette �poque au th��tre San-Carlo une c�l�bre cantatrice, dont la voix pure, la m�thode achev�e, le jeu dramatique, faisaient l'admiration des dilettanti. jusqu'alors la Stilla n'avait jamais recherch� les bravos de l'�tranger, et elle ne chantait pas d'autre musique que la musique italienne, qui avait repris le premier rang dans l'art de la composition. Le th��tre de Carignan � Turin, la Scala � Milan, le Fenice � Venise, le th��tre Alfieri � Florence, le th��tre Apollo � Rome, San-Carlo � Naples, la poss�daient tour � tour, et ses triomphes ne lui laissaient aucun regret de n'avoir pas encore paru sur les autres sc�nes de l'Europe. La Stilla, alors �g�e de vingt-cinq ans, �tait une femme d'une beaut� incomparable, avec sa longue chevelure aux teintes dor�es, ses yeux noirs et profonds, o� s'allumaient des flammes, la puret� de ses traits, sa carnation chaude, sa taille que le ciseau d'un Praxit�le n'aurait pu former plus parfaite. Et de cette femme se d�gageait une artiste sublime, une autre Malibran, dont Musset aurait pu dire aussi : Et tes chants dans les cieux emportaient la douleur ! Mais cette voix que le plus aim� des po�tes a c�l�br�e en ses stances immortelles : ... cette voix du coeur qui seule au coeur arrive, cette voix, c'�tait celle de la Stilla dans toute son inexprimable magnificence. Cependant, cette grande artiste qui reproduisait avec une telle perfection les accents de la tendresse, les sentiments les plus puissants de l'�me, jamais, disait-on, son coeur n'en avait ressenti les effets. jamais elle n'avait aim�, jamais ses yeux n'avaient r�pondu aux mille regards qui l'enveloppaient sur la sc�ne. il semblait qu'elle ne voul�t vivre que dans son art et uniquement pour son art. D�s la premi�re fois qu'il vit la Stilla, Franz �prouva les entra�nements irr�sistibles d'un premier amour. Aussi, renon�ant au projet qu'il avait form� de quitter l'Italie, apr�s avoir visit� la Sicile, r�solut-il de rester � Naples jusqu'� la fin de la saison. Comme si quelque lien invisible qu'il n'aurait pas eu la force de rompre, l'e�t attach� � la cantatrice, il �tait de toutes ces repr�sentations que l'enthousiasme du public transformait en v�ritables triomphes. Plusieurs fois, incapable de ma�triser sa passion, il avait essay� d'avoir acc�s pr�s d'elle ; mais la porte de la Stilla demeura impitoyablement ferm�e pour lui comme pour tant d'autres de ses fanatiques admirateurs. Il suit de l� que le jeune comte fut bient�t le plus � plaindre des hommes. Ne pensant qu'� la Stilla, ne vivant que pour la voir et l'entendre, ne cherchant pas � se cr�er des relations dans le monde o� l'appelaient son nom et sa fortune, sous cette tension du coeur et de l'esprit, sa sant� ne tarda pas � �tre s�rieusement compromise. Et que l'on juge de ce qu'il aurait souffert, s'il avait eu un rival. Mais, il le savait, nul n'aurait pu lui porter ombrage, -- pas m�me un certain personnage assez �trange, dont les p�rip�ties de cette histoire exigent que nous fassions conna�tre les traits et le caract�re. C'�tait un homme de cinquante � cinquante-cinq ans, -- on le supposait, du moins, lors du dernier voyage de Franz de T�lek � Naples. Cet �tre peu communicatif paraissait affecter de se tenir en dehors de ces conventions sociales qui sont accept�es des hautes classes. On ne savait rien de sa famille, de sa situation, de son pass�. On le rencontrait aujourd'hui � Rome, demain � Florence, et, il faut le dire, suivant que la Stilla �tait � Florence ou � Rome. En r�alit�, on ne lui connaissait qu'une passion : entendre la prima-donna d'un si grand renom, qui occupait alors la premi�re place dans l'art du chant. Si Franz de T�lek ne vivait plus que pour la Stilla depuis le jour o� il l'avait vue sur le th��tre de Naples, il y avait six ans d�j� que cet excentrique dilettante ne vivait plus que pour l'entendre, et il semblait que la voix de la cantatrice f�t devenue n�cessaire � sa vie comme l'air qu'il respirait. Jamais il n'avait cherch� � la rencontrer ailleurs qu'� la sc�ne, jamais il ne s'�tait pr�sent� chez elle ni ne lui avait �crit. Mais, toutes les fois que la Stilla devait chanter, sur n'importe quel th��tre d'Italie, on voyait passer devant le contr�le un homme de taille �lev�e, envelopp� d'un long pardessus sombre, coiff� d'un large chapeau lui cachant la figure. Cet homme se h�tait de prendre place au fond d'une loge grill�e, pr�alablement lou�e pour lui. il y restait enferm�, immobile et silencieux, pendant toute la repr�sentation. Puis, d�s que la Stilla avait achev� son air final, il s'en allait furtivement, et aucun autre chanteur, aucune autre chanteuse, n'auraient pu le retenir ; il ne les e�t pas m�me entendus. Quel �tait ce spectateur si assidu ? La Stilla avait en vain cherch� � l'apprendre. Aussi, �tant d'une nature tr�s impressionnable, avait-elle fini par s'effrayer de la pr�sence de cet homme bizarre, -- frayeur irraisonn�e quoique tr�s r�elle en somme. Bien qu'elle ne p�t l'apercevoir au fond de sa loge, dont il ne baissait jamais la grille, elle le savait l�, elle sentait son regard imp�rieux fix� sur elle, et qui la troublait � ce point qu'elle n'entendait m�me plus les bravos dont le public accueillait son entr�e en sc�ne. Il a �t� dit que ce personnage ne s'�tait jamais pr�sent� � la Stilla. Mais s'il n'avait pas essay� de conna�tre la femme -- nous insisterons particuli�rement sur ce point --, tout ce qui pouvait lui rappeler l'artiste avait �t� l'objet de ses constantes attentions. C'est ainsi qu'il poss�dait le plus beau des portraits que le grand peintre Michel Gregorio e�t fait de la cantatrice, passionn�e, vibrante, sublime, incarn�e dans l'un de ses plus beaux r�les, et ce portrait, acquis au poids de l'or, valait le prix dont l'avait pay� son admirateur. Si cet original �tait toujours seul, lorsqu'il venait occuper sa loge aux repr�sentations de la Stilla, s'il ne sortait jamais de chez lui que pour se rendre au th��tre, il ne faudrait pas en conclure qu'il v�c�t dans un isolement absolu. Non, un compagnon, non moins h�t�roclite que lui, partageait son existence. Cet individu s'appelait Orfanik. Quel �ge avait-il, d'o� venait-il, o� �tait-il n� ? Personne n'aurait pu r�pondre � ces trois questions. A l'entendre -- car il causait volontiers --, il �tait un de ces savants m�connus, dont le g�nie n'a pu se faire jour, et qui ont pris le monde en aversion. On supposait, non sans raison, que ce devait �tre quelque pauvre diable d'inventeur que soutenait largement la bourse du riche dilettante. Orfanik �tait de taille moyenne, maigre, ch�tif, �tique, avec une de ces figures p�les que, dans l'ancien langage, on qualifiait de � chiches-faces �. Signe particulier, il portait une oeill�re noire sur son oeil droit qu'il avait d� perdre dans quelque exp�rience de physique ou de chimie, et, sur son nez, une paire d'�paisses lunettes dont l'unique verre de myope servait � son oeil gauche, allum� d'un regard verd�tre. Pendant ses promenades solitaires, il gesticulait, comme s'il e�t caus� avec quelque �tre invisible qui l'�coutait sans jamais lui r�pondre. Ces deux types, l'�trange m�lomane et le non moins �trange Orfanik, �taient fort connus, du moins autant qu'ils pouvaient l'�tre, en ces villes d'Italie, o� les appelait r�guli�rement la saison th��trale. Ils avaient le privil�ge d'exciter la curiosit� publique, et, bien que l'admirateur de la Stilla e�t toujours repouss� les reporters et leurs indiscr�tes interviews, on avait fini par conna�tre son nom et sa nationalit�. Ce personnage �tait d'origine roumaine, et, lorsque Franz de T�lek demanda comment il s'appelait, on lui r�pondit : � Le baron Rodolphe de Gortz. � Les choses en �taient l� � l'�poque o� le jeune comte venait d'arriver � Naples. Depuis deux mois, le th��tre San-Carlo ne d�semplissait pas, et le succ�s de la Stilla s'accroissait chaque soir. jamais elle ne s'�tait montr�e aussi admirable dans les divers r�les de son r�pertoire, jamais elle n'avait provoqu� de plus enthousiastes ovations. A chacune de ces repr�sentations, tandis que Franz occupait son fauteuil � l'orchestre, le baron de Gortz, cach� dans le fond de sa loge, s'absorbait dans ce chant exquis, s'impr�gnait de cette voix p�n�trante, faute de laquelle il semblait qu'il n'aurait pu vivre. Ce fut alors qu'un bruit courut � Naples, -- un bruit auquel le public refusait de croire, mais qui finit par alarmer le monde des dilettante. On disait que, la saison achev�e, la Stilla allait renoncer au th��tre. Quoi ! dans toute la possession de son talent, dans toute la pl�nitude de sa beaut�, � l'apog�e de sa carri�re d'artiste, �tait-il possible qu'elle songe�t � prendre sa retraite ? Si invraisemblable que ce f�t, c'�tait vrai, et, sans qu'il s'en dout�t, le baron de Gortz �tait en partie cause de cette r�solution. Ce spectateur aux allures myst�rieuses, toujours l�, quoique invisible derri�re la grille de sa loge, avait fini par provoquer chez la Stilla une �motion nerveuse et persistante, dont elle ne pouvait plus se d�fendre. D�s son entr�e en sc�ne, elle se sentait impressionn�e � un tel point que ce trouble, tr�s apparent pour le public, avait alt�r� peu � peu sa sant�. Quitter Naples, s'enfuir � Rome, � Venise, ou dans toute autre ville de la p�ninsule, cela n'e�t pas suffi, elle le savait, � la d�livrer de la pr�sence du baron de Gortz. Elle ne f�t m�me pas parvenue a lui �chapper, en abandonnant l'Italie pour l'Allemagne, la Russie ou la France. Il la suivrait partout o� elle irait se faire entendre, et, pour se d�livrer de cette obs�dante importunit�, le seul moyen �tait d'abandonner le th��tre. Or, depuis deux mois d�j�, avant que le bruit de sa retraite se f�t r�pandu, Franz de T�lek s'�tait d�cid� � faire aupr�s de la cantatrice une d�marche, dont les cons�quences devaient amener, par malheur, la plus irr�parable des catastrophes. Libre de sa personne, ma�tre d'une grande fortune, il avait pu se faire admettre chez la Stilla et lui avait offert de devenir comtesse de T�lek. La Stilla n'�tait pas sans conna�tre de longue date les sentiments qu'elle inspirait au jeune comte. Elle s'�tait dit que c'�tait un gentilhomme, auquel toute femme, m�me du plus haut monde, e�t �t� heureuse de confier son bonheur. Aussi, dans la disposition d'esprit o� elle se trouvait, lorsque Franz de T�lek lui offrit son nom, l'accueillit-elle avec une sympathie qu'elle ne chercha point � dissimuler. Ce fut avec une enti�re foi dans ses sentiments qu'elle consentit � devenir la femme du comte de T�lek, et sans regret d'avoir � quitter la carri�re dramatique. La nouvelle �tait donc vraie, la Stilla ne repara�trait plus sur aucun th��tre, d�s que la saison de San-Carlo aurait pris fin. Son mariage, dont on avait eu quelques soup�ons, fut alors donn� comme certain. On le pense, cela produisit un effet prodigieux non seulement parmi le monde artiste, mais aussi dans le grand monde d'Italie. Apr�s avoir refus� de croire � la r�alisation de ce projet, il fallut pourtant se rendre. Jalousies et haines se dress�rent alors contre le jeune comte, qui ravissait � son art, � ses succ�s, � l'idol�trie des dilettante, la plus grande cantatrice de l'�poque. Il en r�sulta des menaces personnelles � l'adresse de Franz de T�lek -- menaces dont le jeune homme ne se pr�occupa pas un instant. Mais, s'il en fut ainsi dans le public, que l'on imagine ce que dut �prouver le baron Rodolphe de Gortz � la pens�e que la Stilla allait lui �tre enlev�e, qu'il perdrait avec elle tout ce qui l'attachait � la vie. Le bruit se r�pandit qu'il tenta d'en finir par le suicide. Ce qui est certain, c'est qu'� partir de ce jour, on cessa de voir Orfanik courir les rues de Naples. Ne quittant plus le baron Rodolphe, il vint m�me plusieurs fois s'enfermer avec lui dans cette loge de San-Carlo que le baron occupait � chaque repr�sentation, -- ce qui ne lui �tait jamais arriv�, �tant absolument r�fractaire, comme tant d'autres savants, au charme de la musique. Cependant les jours s'�coulaient, l'�motion ne se calmait pas, et elle allait �tre port�e au comble le soir o� la Stilla ferait sa derni�re apparition sur le th��tre. C'�tait dans le superbe r�le d'Ang�lica, d'Orlando, ce chef-d'oeuvre du maestro Arconati, qu'elle devait adresser ses adieux au public. Ce soir-l�, San-Carlo fut dix fois trop petit pour contenir les spectateurs qui se pressaient � ses portes et dont la majeure partie dut rester sur la place. On craignait des manifestations contre le comte de T�lek, sinon tandis que la Stilla serait en sc�ne, du moins lorsque le rideau baisserait sur le cinqui�me acte de l'op�ra. Le baron de Gortz avait pris place dans sa loge, et, cette fois encore, Orfanik s'y trouvait pr�s de lui. La Stilla parut, plus �mue qu'elle ne l'avait jamais �t�. Elle se remit pourtant, elle s'abandonna � son inspiration, elle chanta, avec quelle perfection, avec quel incomparable talent, cela ne saurait s'exprimer. L'enthousiasme indescriptible qu'elle excita parmi les spectateurs s'�leva jusqu'au d�lire. Pendant la repr�sentation, le jeune comte s'�tait tenu au fond de la coulisse, impatient, �nerv�, fi�vreux, � ne pouvoir se mod�rer, maudissant la longueur des sc�nes, s'irritant des retards que provoquaient les applaudissements et les rappels. Ah ! qu'il lui tardait d'arracher � ce th��tre celle qui allait devenir comtesse de T�lek, et de l'emmener loin, bien loin, si loin, qu'elle ne serait plus qu'� lui, � lui seul ! Elle arriva, cette dramatique sc�ne o� meurt l'h�ro�ne d'Orlando. jamais l'admirable musique d'Arconati ne parut plus p�n�trante, jamais la Stilla ne l'interpr�ta avec des accents plus passionn�s. Toute son �me semblait se distiller � travers ses l�vres... Et, cependant, on e�t dit que cette voix, d�chir�e par instants, allait se briser, cette voix qui ne devait plus se faire entendre ! En ce moment, la grille de la loge du baron de Gortz s'abaissa. Une t�te �trange, aux longs cheveux grisonnants, aux yeux de flamme, se montra, sa figure extatique �tait effrayante de p�leur, et, du fond de la coulisse, Franz l'aper�ut en pleine lumi�re, ce qui ne lui �tait pas encore arriv�. La Stilla se laissait emporter alors � toute la fougue de cette enlevante strette du chant final... Elle venait de redire cette phrase d'un sentiment sublime : _Innamorata, mio cuore, tremante,_ Voglio morire... Soudain, elle s'arr�te... La face du baron de Gortz la terrifie... Une �pouvante inexplicable la paralyse... Elle porte vivement la main � sa bouche, qui se rougit de sang... Elle chancelle... elle tombe... Le public s'est lev�, palpitant, affol�, au comble de l'angoisse... Un cri s'�chappe de la loge du baron de Gortz... Franz vient de se pr�cipiter sur la sc�ne, il prend la Stilla entre ses bras, il la rel�ve... il la regarde... il l'appelle : -- Morte ! morte !... s'�crie-t-il, morte !... � La Stilla est morte... Un vaisseau s'est rompu dans sa poitrine... Son chant s'est �teint avec son dernier soupir ! Le jeune comte fut rapport� � son h�tel, dans un tel �tat que l'on craignit pour sa raison. Il ne put assister aux fun�railles de la Stilla, qui furent c�l�br�es au milieu d'un immense concours de la population napolitaine. Au cimeti�re du _Campo Santo Nuovo_, o� la cantatrice fut inhum�e, on ne lit que ce nom sur un marbre blanc STILLA Le soir des fun�railles, un homme vint au Campo Santo Nuovo. L�, les yeux hagards, la t�te inclin�e, les l�vres serr�es comme si elles eussent �t� d�j� scell�es par la mort, il regarda longtemps la place o� la Stilla �tait ensevelie. Il semblait pr�ter l'oreille, comme si la voix de la grande artiste allait une derni�re fois s'�chapper de cette tombe... C'�tait Rodolphe de Gortz. La nuit m�me, le baron de Gortz, accompagn� de Orfanik, quitta Naples, et, depuis son d�part, personne n'aurait pu dire ce qu'il �tait devenu. Mais, le lendemain, une lettre arrivait � l'adresse du jeune comte. Cette lettre ne contenait que ces mots d'un laconisme mena�ant : � C'est vous qui l'avez tu�e !... Malheur � vous, comte de T�lek ! � RUDOLPHE DE GORTZ. � X Telle avait �t� cette lamentable histoire. Pendant un mois, l'existence de Franz de T�lek fut en danger. Il ne reconnaissait personne -- pas m�me son soldat Rotzko. Au plus fort de la fi�vre, un seul nom entrouvrait ses l�vres, pr�tes � rendre leur dernier souffle : c'�tait celui de la Stilla. Le jeune comte �chappa � la mort. L'habilet� des m�decins, les soins incessants de Rotzko, et aussi, la jeunesse et la nature aidant, Franz de T�lek fut sauv�. Sa raison sortit intacte de cet effroyable �branlement. Mais, lorsque le souvenir lui revint, lorsqu'il se rappela la tragique sc�ne finale d'Orlando, dans laquelle l'�me de l'artiste s'�tait bris�e : � Stilla !... ma Stilla ! � s'�criait-il, tandis que ses mains se tendaient comme pour l'applaudir encore. D�s que son ma�tre put quitter le lit, Rotzko obtint de lui qu'il fuirait cette ville maudite, qu'il se laisserait transporter au ch�teau de Krajowa. Toutefois, avant d'abandonner Naples, le jeune comte voulut aller prier sur la tombe de la morte, et lui donner un supr�me, un �ternel adieu. Rotzko l'accompagna au Campo Santo Nuovo. Franz se jeta sur cette terre cruelle, il s'effor�ait de la creuser avec ses ongles, pour s'y ensevelir... Rotzko parvint � l'entra�ner loin de la tombe, o� gisait tout son bonheur. Quelques jours apr�s, Franz de T�lek, de retour � Krajowa, au fond du pays valaque, avait revu l'antique domaine de sa famille. Ce fut � l'int�rieur de ce ch�teau qu'il v�cut pendant cinq ans dans un isolement absolu, dont il se refusait � sortir. Ni le temps, ni la distance n'avaient pu apporter un adoucissement � sa douleur. Il lui aurait fallu oublier, et c'�tait hors de question. Le souvenir de la Stilla, vivace comme au premier jour, �tait identifi� � son existence. Il est de ces blessures qui ne se ferment qu'� la mort. Cependant, � l'�poque o� d�bute cette histoire, le jeune comte avait quitt� le ch�teau depuis quelques semaines. A quelles longues et pressantes instances Rotzko avait d� recourir pour d�cider son ma�tre � rompre avec cette solitude o� il d�p�rissait ! Que Franz ne parv�nt pas � se consoler, soit ; du moins �tait-il indispensable qu'il tent�t de distraire sa douleur. Un plan de voyage avait �t� arr�t�, pour visiter d'abord les provinces transylvaines. Plus tard -- Rotzko l'esp�rait --, le jeune comte consentirait � reprendre � travers l'Europe ce voyage qui avait �t� interrompu par les tristes �v�nements de Naples. Franz de T�lek �tait donc parti, en touriste cette fois, et seulement pour une exploration de courte dur�e. Rotzko et lui avaient remont� les plaines valaques jusqu'au massif imposant des Carpathes ; ils s'�taient engag�s entre les d�fil�s du col de Vulkan ; puis, apr�s l'ascension du Retyezat et une excursion � travers la vall�e du Maros, ils �taient venus se reposer au village de Werst, � l'auberge du _Roi Mathias_. On sait quel �tait l'�tat des esprits au moment o� Franz de T�lek arriva, et comment il avait �t� mis au courant des faits incompr�hensibles dont le burg �tait le th��tre. On sait aussi comment tout � l'heure il avait appris que le ch�teau appartenait au baron Rodolphe de Gortz. L'effet produit par ce nom sur le jeune comte avait �t� trop sensible pour que ma�tre Koltz et les autres notables ne l'eussent point remarqu�. Aussi Rotzko envoya-t-il volontiers au diable ce ma�tre Koltz, qui l'avait si malencontreusement prononc�, et ses sottes histoires. Pourquoi fallait-il qu'une mauvaise chance e�t amen� Franz de T�lek pr�cis�ment � ce village de Werst, dans le voisinage du ch�teau des Carpathes ! Le jeune comte gardait le silence. Son regard, errant de l'un � l'autre, n'indiquait que trop le profond trouble de son �me qu'il cherchait vainement � calmer. Ma�tre Koltz et ses amis comprirent qu'un lien myst�rieux devait rattacher le comte de T�lek au baron de Gortz ; mais, si curieux qu'ils fussent, ils se tinrent sur une convenable r�serve et n'insist�rent pas pour en apprendre davantage. Plus tard, on verrait ce qu'il y aurait � faire. Quelques instants apr�s, tous avaient quitt� le _Roi Mathias_, tr�s intrigu�s de cet extraordinaire encha�nement d'aventures, qui ne pr�sageait rien de bon pour le village. Et puis, � pr�sent que le jeune comte savait � qui appartenait le ch�teau des Carpathes, tiendrait-il sa promesse ? Une fois arriv� � Karlsburg, pr�viendrait-il les autorit�s et r�clamerait-il leur intervention ? Voil� ce que se demandaient le bir�, le magister, le docteur Patak et les autres. Dans tous les cas, s'il ne le faisait, ma�tre Koltz �tait d�cid� � le faire. La police serait avertie, elle viendrait visiter le ch�teau, elle verrait s'il �tait hant� par des esprits ou habit� par des malfaiteurs, car le village ne pouvait pas rester plus longtemps sous une pareille obsession. Pour la plupart de ses habitants, il est vrai, ce serait l� une tentative inutile, une mesure inefficace. S'attaquer � des g�nies !... Mais les sabres des gendarmes se briseraient comme verre, et leurs fusils rateraient � chaque coup ! Franz de T�lek, demeur� seul dans la grande salle du _Roi Mathias_, s'abandonna au cours de ces souvenirs que le nom du baron de Gortz venait d'�voquer si douloureusement. Apr�s �tre rest� pendant une heure comme an�anti dans un fauteuil, il se releva, quitta l'auberge, se dirigea vers l'extr�mit� de la terrasse, regarda au loin. Sur la croupe du Plesa, au centre du plateau d'Orgall, se dressait le ch�teau des Carpathes. L� avait v�cu cet �trange personnage, le spectateur de San-Carlo, l'homme qui inspirait une si insurmontable frayeur � la malheureuse Stilla. Mais, � pr�sent, le burg �tait d�laiss�, et le baron de Gortz n'y �tait pas rentr� depuis qu'il avait fui Naples. On ignorait m�me ce qu'il �tait devenu, et il �tait possible qu'il e�t mis fin � son existence, apr�s la mort de la grande artiste. Franz s'�garait ainsi � travers le champ des hypoth�ses, ne sachant � laquelle s'arr�ter. D'autre part, l'aventure du forestier Nie Deck ne laissait pas de le pr�occuper dans une certaine mesure, et il lui aurait plu d'en d�couvrir le myst�re, ne f�t-ce que pour rassurer la population de Werst. Aussi, comme le jeune comte ne mettait pas en doute que des malfaiteurs eussent pris le ch�teau pour refuge, il r�solut de tenir la promesse qu'il avait faite de d�jouer les manoeuvres de ces faux revenants, en pr�venant la police de Karlsburg. Toutefois, pour �tre en mesure d'agir, Franz voulait avoir des d�tails plus circonstanci�s sur cette affaire. Le mieux �tait de s'adresser au jeune forestier en personne. C'est pourquoi, vers trois heures de l'apr�s-midi, avant de retourner au _Roi Mathias_, il se pr�senta � la maison du bir�. Ma�tre Koltz se montra tr�s honor� de le recevoir un gentilhomme tel que M. le comte de T�lek... ce descendant d'une noble famille de race roumaine... auquel le village de Werst serait redevable d'avoir retrouv� le calme... et aussi la prosp�rit�... puisque les touristes reviendraient visiter le pays... et acquitter les droits de p�age, saris avoir rien � craindre des g�nies malfaisants du ch�teau des Carpathes... etc. Franz de T�lek remercia ma�tre Koltz de ses compliments, et demanda s'il n'y aurait aucun inconv�nient � ce qu'il f�t introduit pr�s de Nic Deck. � Il n'y en a aucun, monsieur le comte, r�pondit le bir�. Ce brave gar�on va aussi bien que possible, et il ne tardera pas � reprendre son service. � Puis, se retournant : � N'est-il pas vrai, Miriota ? ajouta-t-il, en interpellant sa fille, qui venait d'entrer dans la salle. -- Dieu veuille que cela soit, mon p�re ! � r�pondit Miriota d'une voix �mue. Franz fut charm� du gracieux salut que lui adressa la jeune fille. Et, la voyant encore inqui�te de l'�tat de son fianc�, il se h�ta de lui demander quelques explications � ce sujet. � D'apr�s ce que. j'ai entendu, dit-il, Nic Deck n'a pas �t� gravement atteint... -- Non, monsieur le comte, r�pondit Miriota, et que le Ciel en soit b�ni ! -- Vous avez un bon m�decin � Werst ? -- Hum ! fit ma�tre Koltz, d'un ton qui �tait peu flatteur pour l'ancien infirmier de la quarantaine. -- Nous avons le docteur Patak, r�pondit Miriota. -- Celui-l� m�me qui accompagnait Nic Deck au ch�teau des Carpathes ? -- Oui, monsieur le comte. -- Mademoiselle Miriota, dit alors Franz, je d�sirerais, dans son int�r�t, voir votre fianc�, et obtenir des d�tails plus pr�cis sur cette aventure. -- Il s'empressera de vous les donner, m�me au prix peu de fatigue... -- Oh ! je n'abuserai pas, mademoiselle Miriota, et, ne ferai rien qui soit susceptible de nuire � Nic Deck. -- je le sais, monsieur le comte. -- Quand votre mariage doit-il avoir lieu ?... -- Dans une quinzaine de jours, r�pondit le bir�. -- Alors j'aurai le plaisir d'y assister, si ma�tre Koltz veut bien m'inviter toutefois... -- Monsieur le comte, un tel honneur... -- Dans une quinzaine de jours, c'est convenu, et je suis certain que Nic Deck sera gu�ri, d�s qu'il aura pu se permettre un tour de promenade avec sajolie fianc�e. - Dieu le prot�ge, monsieur le comte ! � r�pondit en rougissant la jeune fille. Et, en ce moment, sa charmante figure exprima une anxi�t� si visible, que Franz lui en demanda la cause : � Oui ! que Dieu le prot�ge, r�pondit Miriota, car, en essayant de p�n�trer dans le ch�teau malgr� leur d�fense, Nic a brav� les g�nies malfaisants !... Et qui sait s'ils ne s'acharneront pas � le tourmenter toute sa vie... -- Oh ! pour cela, mademoiselle Miriota, r�pondit Franz, nous y mettrons bon ordre, je vous le promets. -- Il n'arrivera rien � mon pauvre Nic ?... -- Rien, et gr�ce aux agents de la police, on pourra dans quelques jours parcourir l'enceinte du burg avec autant de s�curit� que la place de Werst ! � Le jeune comte, jugeant inopportun de discuter cette question du surnaturel devant des esprits si pr�venus, pria Miriota de le conduire � la chambre du forestier. C'est ce que la jeune fille se h�ta de faire, et elle laissa Franz seul avec son fianc�. Nic Deck avait �t� instruit de l'arriv�e des deux voyageurs � l'auberge du _Roi Mathias_. Assis au fond d'un vieux fauteuil, large comme une gu�rite, il se leva pour recevoir son visiteur. Comme il ne se ressentait presque plus de la paralysie qui l'avait momentan�ment frapp�, il �tait en �tat de r�pondre aux questions du comte de T�lek. � Monsieur Deck, dit Franz, apr�s avoir amicalement serr� la main du jeune forestier, je vous demanderai tout d'abord si vous croyez � la pr�sence d'�tres surnaturels dans le ch�teau des Carpathes ? -- je suis bien forc� d'y croire, monsieur le comte, r�pondit Nic Deck. -- Et ce seraient eux qui vous auraient emp�ch� de franchir la muraille du burg ? -- je n'en doute pas. -- Et pourquoi, s'il vous pla�t ?... -- Parce que, s'il n'y avait pas de g�nies, ce qui m'est arriv� serait inexplicable. -- Auriez-vous la complaisance de nie raconter cette affaire sans rien omettre de ce qui s'est pass� ? -- Volontiers, monsieur le comte. � Nic Deck fit par le menu le r�cit qui lui �tait demand�. Il ne put que confirmer les faits qui avaient �t� port�s � la connaissance de Franz lors de sa conversation avec les h�tes du _Roi Mathias_, -- faits auxquels le jeune comte, on le sait, donnait une interpr�tation purement naturelle. En somme, les �v�nements de cette nuit aux aventures, tout cela s'expliquait facilement si les �tres humains, malfaiteurs ou autres, qui occupaient le burg, poss�daient la machinerie capable de produire ces effets fantasmagoriques. Quant � cette singuli�re pr�tention du docteur Patak de s'�tre senti encha�n� au sol par quelque force invisible, on pouvait soutenir que ledit docteur avait �t� le jouet d'une illusion. Ce qui paraissait vraisemblable, c'est que les jambes lui avaient manqu� tout simplement parce qu'il �tait fou d'�pouvante, et c'est ce que Franz d�clara au jeune forestier. � Comment, monsieur le comte, r�pondit Nic Deck, c'est au moment o� il voulait s'enfuir que les jambes auraient manqu� � ce poltron ? Cela n'est gu�re possible, vous cri conviendrez... -- Eh bien, reprit Franz, admettons que ses pieds se soient engag�s dans quelque pi�ge cach� sous les herbes au fond du foss�... Lorsque des pi�ges se referment, r�pondit le forestier, ils vous blessent cruellement, ils vous d�chirent les chairs, et les jambes du docteur Patak n'ont pas trace de blessure. -- Votre observation est juste, Nic Deck, et pourtant, croyez-moi, s'il est vrai que le docteur n'a pu se d�gager, c'est que ses pieds �taient retenus de cette fa�on... -- je vous demanderai alors, monsieur le comte, comment un pi�ge aurait pu se rouvrir de lui-m�me pour rendre la libert� au docteur ? � Franz fut assez embarrass� pour r�pondre. � Au surplus, monsieur le comte, reprit le forestier, je vous abandonne ce qui concerne le docteur Patak. Apr�s tout, je ne puis affirmer que ce que je sais par moi-m�me. -- Oui... laissons ce brave docteur, et ne parlons que de ce qui vous est arriv�, Nic Deck. -- Ce qui m'est arriv� est tr�s clair. Il n'est pas douteux que j'ai re�u une terrible secousse, et cela d'une mani�re qui n'est gu�re naturelle. -- Il n'y avait aucune apparence de blessure sur votre corps ? demanda Franz. -- Aucune, monsieur le comte, et pourtant j'ai �t� atteint avec une violence... -- Est-ce bien au moment o� vous aviez pos� la main sur la ferrure du pont-levis ?... -- Oui, monsieur le comte, et � peine l'avais-je touch�e que j'ai �t� comme paralys�. Heureusement, mon autre main, qui tenait la cha�ne, n'a pas l�ch� prise, et j'ai gliss� jusqu'au fond du foss�, o� le docteur m'a relev� sans connaissance. � Franz secouait la t�te en homme que ces explications laissaient incr�dule. � Voyons, monsieur le comte, reprit Nie Deck, ce que je vous ai racont� l�, je ne l'ai pas r�v�, et si, pendant huit jours, je suis rest� �tendu tout de mon long sur ce lit, n'ayant plus l'usage ni du bras ni de la jambe, il ne serait pas raisonnable de dire que je me suis figur� tout cela ! -- Aussi je ne le pr�tends pas, et il est bien certain que vous avez re�u une commotion brutale... -- Brutale et diabolique ! -- Non, et c'est en cela que nous diff�rons, Nic Deck, r�pondit le jeune comte. Vous croyez avoir �t� frapp� par un �tre surnaturel, et moi, je ne le crois pas, par ce motif qu'il n'y a pas d'�tres surnaturels, ni malfaisants ni bienfaisants. -- Voudriez-vous alors, monsieur le comte, me donner la raison de ce qui m'est arriv� ? -- je ne le puis encore, Nic Deck, mais soyez s�r que tout s'expliquera et de la fa�on la plus simple. -- Plaise � Dieu ! r�pondit le forestier. -- Dites-moi, reprit Franz, ce ch�teau a-t-il appartenu de tout temps � la famille de Gortz ? -- Oui, monsieur le comte, et il lui appartient toujours, bien que le dernier descendant de la famille, le baron Rodolphe, ait disparu sans qu'on ait jamais eu de ses nouvelles. -- Et � quelle �poque remonte cette disparition ? -- A vingt ans environ. -- A vingt ans ?... -- Oui, monsieur le comte. Un jour, le baron Rodolphe a quitt� le ch�teau, dont le dernier serviteur est d�c�d� quelques mois apr�s son d�part, et on ne l'a plus revu. -- Et depuis, personne n'a mis le pied dans le burg ? -- Personne. -- Et que croit-on dans le pays ?... -- On croit que le baron Rodolphe a d� mourir a l'�tranger et que sa mort a suivi de pr�s sa disparition. -- On se trompe, Nic Deck, et le baron vivait encore -- il y a cinq ans du moins. -- Il vivait, monsieur le comte ?... -- Oui... en Italie... � Naples. -- Vous l'y avez vu ?... -- Je l'ai vu. -- Et depuis cinq ans ?... -- Je n'en ai plus entendu parler. � Le jeune forestier resta songeur. Une id�e lui �tait venue -- une id�e qu'il h�sitait � formuler. Enfin il se d�cida, et relevant la t�te, le sourcil fronc� :. � Il n'est pas supposable, monsieur le comte, dit-il, que le baron Rodolphe de Gortz soit rentr� au pays avec l'intention de s'enfermer au fond de ce burg ?... -- Non... ce n'est pas supposable, Nic Deck. -- Quel int�r�t aurait-il � s'y cacher... � ne laisser jamais p�n�trer jusqu'� lui ?... -- Aucun �, r�pondit Franz de T�lek. Et pourtant, c'�tait l� une pens�e qui commen�ait � prendre corps dans l'esprit du jeune comte. N'�tait-il pas possible que ce personnage, dont l'existence avait toujours �t� si �nigmatique, f�t venu se r�fugier dans ce ch�teau, apr�s son d�part de Naples ? L�, gr�ce � des croyances superstitieuses habilement entretenues, rie lui avait-il pas �t� facile, s'il voulait vivre absolument isol�, de se d�fendre contre toute recherche importune, �tant donn� qu'il connaissait l'�tat des esprits du pays environnant ? Toutefois, Franz jugea inutile de lancer les Werstiens sur cette hypoth�se. Il aurait fallu les mettre dans la confidence de faits qui lui �taient trop personnels. D'ailleurs, il n'e�t convaincu personne, et il le comprit bien, lorsque Nic Deck ajouta : -- Si c'est le baron Rodolphe qui est au ch�teau, il faut croire que le baron Rodolphe est le Chort, car il n'y a que le Chort qui ait pu me traiter de cette fa�on ! � D�sireux de ne plus revenir sur ce terrain, Franz changea le cours de la conversation. Quand il eut employ� tous les moyens pour rassurer le forestier sur les cons�quences de sa tentative, il l'engagea cependant � ne point la renouveler. Ce n'�tait pas son affaire, c'�tait celle des autorit�s, et les agents de la police de Karlsburg sauraient bien p�n�trer le myst�re du ch�teau des Carpathes. Le jeune comte prit alors cong� de Nic Deck en lui faisant l'expresse recommandation de se gu�rir le plus vite possible, afin de ne point retarder son mariage avec la jolie Miriota, auquel il se promettait d'assister. Absorb� dans ses r�flexions, Franz rentra au _Roi Mathias_, d'o� il ne sortit plus de la journ�e. A six heures, Jonas lui servit � d�ner dans la grande salle, o�, par un louable sentiment de r�serve, ni ma�tre Koltz ni personne du village ne vint troubler sa solitude. Vers huit heures, Rotzko dit au jeune comte : � Vous n'avez plus besoin de moi, mon ma�tre ? -- Non, Rotzko. -- Alors je vais fumer ma pipe sur la terrasse. -- Va, Rotzko, va. � A demi couch� dans un fauteuil, Franz se laissa aller de nouveau � remonter le cours inoubliable du pass�. Il �tait � Naples pendant la derni�re repr�sentationdu th��tre San-Carlo... Il revoyait le baron de Gortz, au moment o� cet homme lui �tait apparu, la t�te hors de sa loge, ses regards ardemment fix�s sur l'artiste, comme s'il e�t voulu la fasciner... Puis, la pens�e du jeune comte se reporta sur cette lettre sign�e de l'�trange personnage, qui l'accusait, lui, Franz de T�lek, d'avoir tu� la Stilla... Tout en se perdant ainsi dans ses souvenirs, Franz sentait le sommeil le gagner peu � peu. Mais il �tait encore en cet �tat mixte o� l'on peut percevoir le moindre bruit, lorsque se produisit un ph�nom�ne surprenant. Il semble qu'une voix, douce et modul�e, passe � travers dans cette salle o� Franz est seul, bien seul pourtant. Sans se demander s'il r�ve ou non, Franz se rel�ve et il �coute. Oui ! on dirait qu'une bouche s'est approch�e de son oreille, et que des l�vres invisibles laissent �chapper l'expressive m�lodie de St�fano, inspir�e par ces paroles : Nel giardino de' mille fiori, Andiamo, mio cuore... Cette romance, Franz la conna�t... Cette romance, d'une ineffable suavit�, la Stilla l'a chant�e dans le concert qu'elle a donn� au th��tre San-Carlo avant sa repr�sentation d'adieu... Comme berc�, sans s'en rendre compte Franz s'abandonne au charme de l'entendre encore une fois... Puis la phrase s'ach�ve, et la voix, qui diminue par degr�s, s'�teint avec les molles vibrations de l'air. Mais Franz a secou� sa torpeur... Il s'est dress� brusquement... Il retient son haleine, il cherche � saisir quelque lointain �cho de cette voix qui lui va au coeur... Tout est silence au-dedans et au-dehors. � Sa voix t... murmure-t-il. Oui 1... c'�tait bien sa voix... sa voix que j'ai tant aim�e ! � Puis, revenant au sentiment de la r�alit� � je dormais... et j'ai r�v� ! � dit-il. XI Le lendemain, le jeune comte se r�veilla d�s l'aube, l'esprit encore troubl� des visions de la nuit. C'�tait dans la matin�e qu'il devait partir du village de Werst pour prendre la route de Kolosvar. Apr�s avoir visit� les bourgades industrielles de Petroseny et de Livadzel, l'intention de Franz �tait de s'arr�ter une journ�e enti�re � Karlsburg, avant d'aller s�journer quelque temps dans la capitale de la Transylvanie. A partir de l�, le chemin de fer le conduirait � travers les provinces de la Hongrie centrale, derni�re �tape de son voyage. Franz avait quitt� l'auberge et, tout en se promenant sur la terrasse, sa lorgnette aux yeux, il examinait avec une profonde �motion les contours du burg que le soleil levant profilait assez nettement sur le plateau d'Orgall. Et ses r�flexions portaient sur ce point : une fois arriv� � Karlsburg, tiendrait-il la promesse qu'il avait faite aux gens de Werst ? Pr�viendrait-il la police de ce qui se passait au ch�teau des Carpathes ? Lorsque le jeune comte s'�tait engag� � ramener le calme au village, c'�tait avec l'intime conviction que le burg servait de refuge � une bande de malfaiteurs, ou, tout au moins, � des gens suspects qui, ayant int�r�t � n'y point �tre recherch�s, s'�taient ing�ni�s � en interdire l'approche. Mais, pendant la nuit, Franz avait r�fl�chi. Un revirement s'�tait op�r� dans ses id�es, et il h�sitait � pr�sent. En effet, depuis cinq ans, le dernier descendant de la famille de Gortz, le baron Rodolphe, avait disparu, et ce qu'il �tait devenu, personne ne l'avait jamais pu savoir. Sans doute, le bruit s'�tait r�pandu qu'il �tait mort, quelque temps apr�s son d�part de Naples. Mais qu'y avait-il de vrai ? Quelle preuve avait-on de cette mort ? Peut-�tre le baron de Gortz vivait-il, et, s'il vivait, pourquoi ne serait-il pas retourn� au ch�teau de ses anc�tres ? Pourquoi Orfanik, le seul familier qu'on lui conn�t, ne l'y aurait-il pas accompagn�, et pourquoi cet �trange physicien ne serait-il pas l'auteur et le metteur en sc�ne de ces ph�nom�nes qui ne cessaient d'entretenir l'�pouvante dans le pays ? C'est pr�cis�ment ce qui faisait l'objet des r�flexions de Franz. On en conviendra, cette hypoth�se paraissait assez plausible, et, si le baron Rodolphe de Gortz et Orfanik avaient cherch� refuge dans le burg, on comprenait qu'ils eussent voulu le rendre inabordable, afin d'y mener la vie d'isolement qui convenait � leurs habitudes. Or, s'il en �tait ainsi, quelle conduite Lejeune comte devait-il adopter ? Etait-il � propos qu'il cherch�t � intervenir dans les affaires priv�es du comte de Gortz ? C'est ce qu'il se demandait, pesant le pour et le contre de la question, lorsque Rotzko vint le rejoindre sur la terrasse. Il jugea � propos de lui faire conna�tre ses id�es � ce sujet : � Mon ma�tre, r�pondit Rotzko, il est possible que ce soit le baron de Gortz qui se livre � toutes ces imaginations diaboliques. Eh bien ! si cela est, mon avis est qu'il ne faut point nous en m�ler. Les poltrons de Werst se tireront de l� comme ils l'entendront, c'est leur affaire, et nous n'avons point � nous inqui�ter de rendre le calme � ce village. -- Soit, r�pondit Franz, et, tout bien consid�r�, je pense que tu as raison, mon brave Rotzko. -- je le pense aussi, r�pondit simplement le soldat. -- Quant � ma�tre Koltz et aux autres, ils savent comment s'y prendre � cette heure pour en finir avec les pr�tendus esprits du burg. -- En effet, mon ma�tre, ils n'ont qu'� pr�venir la police de Karlsburg. -- Nous nous mettrons en route apr�s d�jeuner, Rotzko. -- Tout sera pr�t. -- Mais, avant de redescendre dans la vall�e de la Sil, nous ferons un d�tour vers le Plesa. -- Et pourquoi, mon ma�tre ? -- je d�sirerais voir de plus pr�s ce singulier ch�teau des Carpathes. -- A quoi bon ?... Une fantaisie, Rotzko, une fantaisie qui ne nous retardera pas m�me d'une demi-journ�e. � Rotzko fut tr�s contrari� de cette d�termination, qui lui paraissait au moins inutile. Tout ce qui pouvait rappeler trop vivement au jeune comte le souvenir du pass�, il aurait voulu l'�carter. Cette fois, ce fut en vain, et il se heurta � une inflexible r�solution de son ma�tre. C'est que Franz -- comme s'il e�t subi quelque influence irr�sistible -- se sentait attir� vers le burg. Sans qu'il s'en rend�t compte, peut-�tre cette attraction se rattachait-elle � ce r�ve dans lequel il avait entendu la voix de la Stilla murmurer la plaintive m�lodie de St�fano. Mais avait-il r�v� ?... Oui ! voil� ce qu'il en �tait � se demander se rappelant que, dans cette m�me salle du _Roi Mathias_, une voix s'�tait d�j� fait entendre, assurait-on, -- cette voix dont Nic Deck avait si imprudemment brav� les menaces. Aussi, avec la disposition mentale o� se trouvait le jeune comte, ne s'�tonnerait-on pas qu'il e�t form� le projet de se diriger vers le ch�teau des Carpathes, de remonter jusqu'au pied de ses vieilles murailles, sans avoir d'ailleurs la pens�e d'y p�n�trer. Il va de soi que Franz de T�lek �tait bien d�cid� � ne rien faire conna�tre de ses intentions aux habitants de Werst. Ces gens auraient �t� capables de se joindre � Rotzko pour le dissuader de s'approcher du burg, et il avait recommand� � son soldat de se taire sur ce projet. En le voyant descendre du village vers la vall�e de la Sil, personne ne mettrait en doute que ce ne f�t pour prendre la route de Karlsburg. Mais, du haut de la terrasse, il avait remarqu� qu'un autre chemin longeait la base du Retyezat jusqu'au col de Vulkan. Il serait donc possible de remonter les croupes du Plesa sans repasser par le village, et, par cons�quent, sans �tre vu de ma�tre Koltz ni des autres. Vers midi, apr�s avoir r�gl� sans discussion la note un peu enfl�e que lui pr�senta Jonas en l'accompagnant de son meilleur sourire, Franz se disposa au d�part. Ma�tre Koltz, la jolie Miriota, le magister Hermod, le docteur Patak, le berger Frik et nombre d'autres habitants �taient venus lui adresser leurs adieux. Le jeune forestier avait m�me pu quitter sa chambre, et l'on voyait bien qu'il ne tarderait pas � �tre remis sur pied, -- ce dont l'ex-infirmier s'attribuait tout l'honneur. � Je vous fais mes compliments, Nic Deck, lui dit Franz, � vous ainsi qu'� votre fianc�e. -- Nous les acceptons avec reconnaissance, r�pondit la jeune fille, rayonnante de bonheur. -- Que votre voyage soit heureux, monsieur le comte, ajouta le forestier. -- Oui... puisse-t-il l'�tre ! r�pondit Franz, dont le front s'�tait assombri. -- Monsieur le comte, dit alors ma�tre Koltz, nous vous prions de ne point oublier les d�marches que vous avez promis de faire � Karlsburg. -- Je ne l'oublierai pas, ma�tre Koltz, r�pondit Franz. Mais, au cas o� je serais retard� dans mon voyage, vous connaissez le tr�s simple moyen de vous d�barrasser de ce voisinage inqui�tant, et le ch�teau n'inspirera bient�t plus aucune crainte � la brave population de Werst. -- Cela est facile � dire... murmura le magister. -- Et � faire, r�pondit Franz. Avant quarante-huit heures, si vous le voulez, les gendarmes auront eu raison des �tres quelconques qui se cachent dans le burg... -- Sauf le cas, tr�s probable, o� ce seraient des esprits, fit observer le berger Frik. -- M�me dans ce cas, r�pondit Franz avec un imperceptible haussement d'�paules. -- Monsieur le comte, dit le docteur Patak, si vous nous aviez accompagn�s, Nic Deck et moi, peut-�tre ne parleriez-vous pas ainsi ! -- Cela m'�tonnerait, docteur, r�pondit Franz, et, quand m�me j'aurais �t� comme vous si singuli�rement retenu par les pieds dans le foss� du burg... -- Par les pieds... oui, monsieur le comte, ou plut�t par les bottes ! Et � moins que vous ne pr�tendiez que... dans l'�tat d'esprit... o� je me trouvais... j'aie... r�v�... -- je ne pr�tends rien, monsieur, r�pondit Franz, et ne chercherai point � vous expliquer ce qui vous parait inexplicable. Mais soyez certain que si les gendarmes viennent rendre visite au ch�teau des Carpathes, leurs bottes, qui ont l'habitude de la discipline, ne prendront pas racine comme les v�tres. � Ceci dit � l'intention du docteur, le jeune comte re�ut une derni�re fois les hommages de l'h�telier du _Roi Mathias_, si honor� d'avoir eu l'honneur que l'honorable Franz de T�lek.... etc. Ayant salu� ma�tre Koltz, Nic Deck, sa fianc�e et les habitants r�unis sur la place, il fit un signe � Rotzko ; puis, tous deux descendirent d'un bon pas la route du col. En moins d'une heure, Franz et son soldat eurent atteint la rive droite de la rivi�re qu'ils remont�rent en suivant la base m�ridionale du Retyezat. Rotzko s'�tait r�sign� � ne plus faire aucune observation � son ma�tre : c'e�t �t� peine perdue. Habitu� � lui ob�ir militairement, si le jeune comte se jetait dans quelque p�rilleuse aventure, il saurait bien l'en tirer. Apr�s deux heures de marche, Franz et Rotzko s'arr�t�rent pour se reposer un instant. En cet endroit, la Sil valaque, qui s'�tait l�g�rement infl�chie vers la droite, se rapprochait de la route par un coude tr�s marqu�. De l'autre c�t�, sur le renflement du Plesa, s'arrondissait le plateau d'Orgall, � la distance d'un demi-mille, soit pr�s d'une lieue. Il convenait donc d'abandonner la Sil, puisque Franz voulait traverser le col afin de prendre direction sur le ch�teau. �videmment, �vitant de repasser par Werst, ce d�tour avait allong� du double la distance qui s�pare le ch�teau du village. N�anmoins, il ferait encore grand jour, lorsque Franz et Rotzko arriveraient � la cr�te du plateau d'Orgall. Le jeune comte aurait donc le temps d'observer le burg � l'ext�rieur. Quand il aurait attendu jusqu'au soir pour redescendre la route de Werst, il lui serait ais� de la suivre avec la certitude de n'y �tre vu de personne. L'intention de Franz �tait d'aller passer la nuit � Livadzel, petit bourg situ� au confluent des deux Sils, et de reprendre le lendemain le chemin de Karlsburg. La halte dura une demi-heure. Franz, tr�s absorb� dans ses souvenirs, tr�s agit� aussi � la pens�e que le baron de Gortz avait peut-�tre cach� son existence au fond de ce ch�teau, ne pronon�a pas une parole... Et il fallut que Rotzko s'impos�t une bien grande r�serve pour ne pas lui dire : � Il est inutile d'aller plus loin, mon ma�tre !... Tournons le dos � ce maudit burg, et partons ! � Tous deux commenc�rent � suivre le thalweg de la vall�e. Ils durent d'abord s'engager � travers un fouillis d'arbres que ne sillonnait aucun sentier. Il y avait des parties dit sol assez profond�ment ravin�es, car, � l'�poque des pluies, la Sil d�borde quelquefois, et son trop plein s'�coule en torrents tumultueux sur ces terrains qu'elle change en mar�cages. Cela amena quelques difficult�s de marche, et cons�quemment un peu de retard. Une heure fut employ�e � rejoindre la route du col de Vulkan, qui fut franchie vers cinq heures. Le flanc droit du Plesa n'est point h�riss� de ces for�ts que Nie Deck n'avait pu traverser qu'en s'y frayant un passage � la hache, mais il y eut n�cessit� de compter alors avec des difficult�s d'une autre esp�ce. C'�taient des �boulis de moraines entre lesquels on ne pouvait se hasarder sans pr�cautions, des d�nivellations brusques, des failles profondes, des blocs mal assur�s sur leur base et se dressant comme les s�racs d'une r�gion alpestre, tout le p�le-m�le d'un amoncellement d'�normes pierres que les avalanches avaient pr�cipit�es de la cime du mont, enfin un v�ritable chaos dans toute son horreur. Remonter les talus dans ces conditions demanda encore une bonne heure d'efforts tr�s p�nibles. Il semblait, vraiment, que le ch�teau des Carpathes aurait pu se d�fendre rien que par la seule impraticabilit� de ses approches. Et peut-�tre Rotzko esp�rait-il qu'il se pr�senterait de tels obstacles qu'il serait impossible de les franchir : il n'en fut rien. Au-del� de la zone des blocs et des excavations, la cr�te ant�rieure du plateau d'Orgall fut finalement atteinte. De ce point, le ch�teau se dessinait d'un profil plus net au milieu de ce morne d�sert, d'o�, depuis tant d'ann�es, l'�pouvante �loignait les habitants du pays. Ce qu'il convient de faire remarquer, c'est que Franz et Rotzko allaient aborder le burg par sa courtine lat�rale, celle qui �tait orient�e vers le nord. Si Nic Deck et le docteur Patak �taient arriv�s devant la courtine de l'est, c'est qu'en c�toyant la gauche du Plesa, ils avaient laiss� � droite le torrent du Nyad et la route du col. Les deux directions, en effet, dessinent un angle tr�s ouvert, dont le sommet est form� par le donjon central. Du c�t� nord, d'ailleurs, il aurait �t� impossible de franchir l'enceinte, car, non seulement il ne s'y trouvait ni poterne, ni pont-levis, mais la courtine, en se modelant sur les irr�gularit�s du plateau, s'�levait � une assez grande hauteur. Peu importait, en somme, que tout acc�s f�t interdit de ce c�t�, puisque le jeune comte ne songeait point � d�passer les murailles du ch�teau. Il �tait sept heures et demie, lorsque Franz de T�lek et Rotzko s'arr�t�rent � la limite extr�me du plateau d'Orgall. Devant eux se d�veloppait ce farouche entassement noy� d'ombre, et confondant sa teinte avec l'antique coloration des roches du Plesa. A gauche, l'enceinte faisait un coude brusque, flanqu� par le bastion d'angle. C'�tait l�, sur le terre-plein, au-dessus de son parapet cr�nel�, que grima�ait le h�tre, dont les branches contorsionn�es t�moignaient des violentes rafales du sud-ouest � cette hauteur. En v�rit�, le berger Frik ne s'�tait point tromp�. Si l'on s'en rapportait � elle, la l�gende ne donnait plus que trois ann�es d'existence au vieux burg des barons de Gortz. Franz, silencieux, regardait l'ensemble de ces constructions, domin�es par le donjon trapu du centre. L�, sans doute, sous cet amas confus se cachaient encore des salles vo�t�es, vastes et sonores, longs corridors d�dal�ens, des r�duits enfouis dans les entrailles du sol, tels qu'en poss�dent encore les forteresses des anciens Magyars. Nulle autre habitation n'aurait pu mieux convenir que cet antique manoir au dernier descendant de la famille de Gortz pour s'y ensevelir dans un oubli dont personne ne pourrait conna�tre le secret. Et plus le jeune comte y songeait, plus il s'attachait � cette id�e que Rodolphe de Gortz avait d� se r�fugier entre les remparts isol�s de son ch�teau des Carpathes. Rien, d'ailleurs, ne d�celait la pr�sence d'h�tes quelconques � l'int�rieur du donjon. Pas une fum�e ne se d�tachait de ses chemin�es, pas un bruit ne sortait de ses fen�tres herm�tiquement closes. Rien -- pas m�me un cri d'oiseau -- ne troublait le myst�re de la t�n�breuse demeure. Pendant quelques moments, Franz embrassa avidement du regard cette enceinte qui s'emplissait autrefois du tumulte des f�tes et du fracas des armes. Mais il se taisait, tant son esprit �tait hant� de pens�es accablantes, son coeur gros de souvenirs. Rotzko, qui voulait laisser Lejeune comte � lui-m�me, avait eu soin de se mettre � l'�cart. Il ne se f�t pas permis de l'interrompre par une seule observations Mais, lorsque le soleil d�clinant derri�re le massif' du Plesa, la vall�e des deux Sils commen�a � s'emplir d'ombre, il n'h�sita plus. � Mon ma�tre, dit-il, le soir est venu... Nous allons bient�t sur huit heures. � Franz ne parut pas l'entendre. Il est temps de partir, reprit Rotzko, si nous voulons �tre � Livadzel avant que les auberges soient ferm�es. -- Rotzko... dans un instant... oui... dans un instant... je suis � toi, r�pondit Franz. -- Il nous faudra bien une heure, mon ma�tre, pour regagner la route du col, et comme la nuit sera close alors, nous ne risquerons point d'�tre vus en la traversant. -- Encore quelques minutes, r�pondit Franz, et nous redescendrons vers le village. � Le jeune comte n'avait pas boug� de la place o� il s'�tait arr�t� en arrivant sur le plateau d'Orgall. � N'oubliez pas, mon ma�tre, reprit Rotzko que, la nuit, il sera difficile de passer au milieu de ces roches... A peine y sommes-nous parvenus, lorsqu'il faisait grand jour... Vous m'excuserez, si j'insiste... -- Oui... partons... Rotzko... Je te suis... � Et il semblait que Franz f�t invinciblement retenu devant le burg, peut-�tre par un de ces pressentiments secrets dont le coeur est inhabile � se rendre compte. �tait-il donc encha�n� au sol, comme le docteur Patak disait l'avoir �t� dans le foss�, au pied de la courtine ?... Non ! ses jambes �taient libres de toute entrave, de toute emb�che... Il pouvait aller et venir � la surface du plateau, et s'il l'avait voulu, rien ne l'e�t emp�ch� de faire le tour de l'enceinte, en longeant le rebord de la contrescarpe... Et peut-�tre le voulait-il ? C'est m�me ce que pensa Rotzko, qui se d�cida � dire une derni�re fois : � Venez-vous, mon ma�tre ?... -- Oui... oui... �, r�pondit Franz. Et il restait immobile. Le plateau d'Orgall �tait d�j� obscur. L'ombre �largie du massif, en remontant vers le sud, d�robait l'ensemble des constructions, dont les contours ne pr�sentaient plus qu'une silhouette incertaine. Bient�t rien n'en serait visible, si aucune lueur ne jaillissait des �troites fen�tres du donjon. � Mon ma�tre... venez donc ! � r�p�ta Rotzko. Et Franz allait enfin le suivre, lorsque, sur le terre-plein du bastion, o� se dressait le h�tre l�gendaire, apparut une forme vague... Franz s'arr�ta, regardant cette forme, dont le profil s'accentuait peu � peu. C'�tait une femme, la chevelure d�nou�e, les mains tendues, envelopp�e d'un long v�tement blanc. Mais ce costume, n'�tait-ce pas celui que portait la Stilla dans cette sc�ne finale d'Orlando, o� Franz de T�lek l'avait vue pour la derni�re fois ? Oui ! et c'�tait la Stilla, immobile, les bras dirig�s vers le jeune comte, son regard si p�n�trant attach� sur lui... � Elle !... Elle !... � s'�cria-t-il. Et, se pr�cipitant, il e�t roul� jusqu'aux assises de la muraille, si Rotzko ne l'e�t retenu... L'apparition s'effa�a brusquement. C'est � peine si la Stilla s'�tait montr�e pendant une minute... Peu importait ! Une seconde e�t suffi � Franz pour la reconna�tre, et ces mots lui �chapp�rent : � Elle... elle... vivante ! � XII �tait-ce possible ? La Stilla, que Franz de T�lek ne croyait jamais revoir, venait de lui appara�tre sur le terre-plein du bastion !... Il n'avait pas �t� le jouet d'une illusion, et Rotzko l'avait vue comme lui !... C'�tait bien la grande artiste, v�tue de son costume d'Ang�lica, telle qu'elle s'�tait montr�e au public � sa repr�sentation d'adieu au th��tre San-Carlo ! L'effroyable v�rit� �clata aux yeux du jeune comte. Ainsi, cette femme ador�e, celle qui allait devenir comtesse de T�lek, �tait enferm�e depuis cinq ans au milieu des montagnes transylvaines ! Ainsi, celle que Franz avait vue tomber morte en sc�ne, avait surv�cu ! Ainsi, tandis qu'on le rapportait mourant � son h�tel, le baron Rodolphe avait pu p�n�trer chez la Stilla, l'enlever, l'entra�ner dans ce ch�teau des Carpathes, et ce n'�tait qu'un cercueil vide que toute la population avait suivi, le lendemain, au Campo Santo Nuovo de Naples ! Tout cela paraissait incroyable, inadmissible, r�pulsif au bon sens. Cela tenait du prodige, cela �tait invraisemblable, et Franz aurait d� se le r�p�ter jusqu'� l'obstination... Oui 1... mais un fait dominait : la Stilla avait �t� enlev�e par le baron de Gortz, puisqu'elle �tait dans le burg !... Elle �tait vivante, puisqu'il venait de la voir au-dessus de cette muraille !... Il y avait l� une certitude absolue. Le jeune comte cherchait pourtant � se remettre du d�sordre de ses id�es, qui, d'ailleurs, allaient se concentrer en une seule : arracher � Rodolphe de Gortz la Stilla, depuis cinq ans prisonni�re au ch�teau des Carpathes ! � Rotzko, dit Franz d'une voix haletante, �coute-moi... comprends-moi surtout... car il me semble que la raison va m'�chapper... -- Mon ma�tre... mon cher ma�tre ! -- A tout prix, il faut que j'arrive jusqu'� elle... elle !... ce soir m�me... -- Non... demain... -- Ce soir, te dis-je !... Elle est l�... Elle m'a vu comme je la voyais... Elle m'attend... -- Eh bien... je vous suivrai... -- Non !... J'irai seul. -- Seul ?... -- Oui. -- Mais comment pourrez-vous p�n�trer dans le burg, puisque Nic Deck ne l'a pas pu ?... -- J'y entrerai, te dis-je. -- La poterne est ferm�e... -- Elle ne le sera pas pour moi... je chercherai... je trouverai une br�che... j'y passerai... -- Vous ne voulez pas que je vous accompagne... mon ma�tre... vous ne le voulez pas ?... -- Non !... Nous allons nous s�parer, et c'est en nous s�parant que tu pourras me servir... -- Je vous attendrai donc ici ?... -- Non, Rotzko. -- O� irai-je alors ?... -- A Werst... ou plut�t... non... pas � Werst... r�pondit Franz. Il est inutile que ces gens sachent... Descends au village de Vulkan, o� tu resteras cette nuit... Si tu ne me revois pas demain, quitte Vulkan d�s le matin... c'est-�-dire... non... attends encore quelques heures. Puis, pars pour Karlsburg... L�, tu pr�viendras le chef de la police... Tu lui raconteras tout... Enfin, reviens avec des agents... S'il le faut, que l'on donne l'assaut au burg !... D�livrez-la !... Ah ! ciel de Dieu... elle... vivante... au pouvoir de Rodolphe de Gortz !... � Et, tandis que ces phrases entrecoup�es �taient jet�es par le jeune comte, Rotzko voyait la surexcitation de son ma�tre s'accro�tre et se manifester par les sentiments d�sordonn�s d'un homme qui ne se poss�de plus. Va... Rotzko ! s'�cria-t-il une derni�re fois. -- Vous le voulez ?... -- je le veux ! � Devant cette formelle injonction, Rotzko n'avait plus qu'� ob�ir. D'ailleurs, Franz s'�tait �loign�, et , d�j� l'ombre le d�robait aux regards du soldat. Rotzko resta quelques instants � la m�me place, ne pouvant se d�cider � partir. Alors l'id�e lui vint que les efforts de Franz seraient inutiles, qu'il ne parviendrait m�me pas � franchir l'enceinte, qu'il serait forc� de revenir au village de Vulkan... peut-�tre le lendemain... peut-�tre cette nuit... Tous deux iraient alors � Karlsburg, et ce que ni Franz ni le forestier n'avaient pu faire, on le ferait avec les agents de l'autorit�... on aurait raison de ce Rodolphe de Gortz... on lui arracherait l'infortun�e Stilla... on fouillerait ce burg des Carpathes... on n'en laisserait pas une pierre, au besoin... quand tous les diables de l'enfer seraient r�unis pour le d�fendre ! Et Rotzko redescendit les pentes du plateau d'Orgall, afin de rejoindre la route du col de Vulkan. Cependant, en suivant le rebord de la contrescarpe, Franz avait d�j� contourn� le bastion d'angle qui la flanquait � gauche. Mille pens�es se croisaient dans son esprit. Il n'y avait pas de doute maintenant sur la pr�sence du baron de Gortz dans le burg, puisque la Stilla y �tait s�questr�e... Ce ne pouvait �tre que lui qui �tait l�... La Stilla vivante !... Mais comment Franz parviendrait-il jusqu'� elle ?... Comment arriverait-il � l'entra�ner hors du ch�teau ?... Il ne savait, mais il fallait que ce f�t... et cela serait... Les obstacles que n'avait pu vaincre Nic Deck, il les vaincrait... Ce n'�tait pas la curiosit� qui le poussait au milieu de ces ruines, c'�tait la passion, c'�tait son amour pour cette femme qu'il retrouvait vivante, oui ! vivante !... apr�s avoir cru qu'elle �tait morte, et il l'arracherait � Rodolphe de Gortz ! A la v�rit�, Franz s'�tait dit qu'il ne pourrait avoir acc�s que par la courtine du sud, o� s'ouvrait la poterne � laquelle aboutissait le pont-levis. Aussi, comprenant qu'il n'y avait pas � tenter d'escalader ces hautes murailles, continua-t-il de longer la cr�te du plateau d'Orgall, d�s qu'il eut tourn� l'angle du bastion. De jour, cela n'e�t point offert de difficult�s. En pleine nuit, la lune n'�tant pas encore lev�e -- une nuit �paissie par ces brumes qui se condensent entre les montagnes -- c'�tait plus que hasardeux. Au danger des faux pas, au danger d'une chute jusqu'au fond du foss�, se joignait celui de heurter les roches et d'en provoquer peut-�tre l'�boulement. Franz allait toujours, cependant, serrant d'aussi pr�s que possible les zigzags de la contrescarpe, t�tant de la main et du pied, afin de s'assurer qu'il ne s'en �loignait pas. Soutenu par une force surhumaine, il se sentait en outre guid� par un extraordinaire instinct qui ne pouvait le tromper. Au-del� du bastion se d�veloppait la courtine du sud, celle avec laquelle le pont-levis �tablissait une communication, lorsqu'il n'�tait pas relev� contre la poterne. A partir de ce bastion, les obstacles sembl�rent se multiplier. Entre les �normes rocs qui h�rissaient le plateau, suivre la contrescarpe n'�tait plus praticable, et il fallait s'en �loigner. Que l'on se figure un homme cherchant � se reconna�tre au milieu d'un champ de Carnac, dont les dolmens et les menhirs seraient dispos�s sans ordre. Et pas un rep�re pour se diriger, pas une lueur dans la sombre nuit, qui voilait jusqu'au fa�te du donjon central ! Franz allait pourtant, se hissant ici sur un bloc �norme qui lui fermait tout passage, l� rampant entre les roches, ses mains d�chir�es aux chardons et aux broussailles, sa t�te. effleur�e par des couples d'orfraies, qui s'enfuyaient en jetant leur horrible cri de cr�celle. Ah ! pourquoi la cloche de la vieille chapelle ne sonnait-elle pas alors comme elle avait sonn� pour Nie Deck et le docteur ? Pourquoi cette lumi�re intense qui les avait envelopp�s ne s'allumait-elle pas au-dessus des cr�neaux du donjon ? Il e�t march� vers ce son, il e�t march� vers cette lueur, comme le marin sur les sifflements d'une sir�ne d'alarme ou les �clats d'un phare ! Non !... Rien que la profonde nuit limitant la port�e de son regard � quelques pas. Cela dura pr�s d'une heure. A la d�clivit� du sol qui se pronon�ait sur sa gauche, Franz sentait qu'il s'�tait �gar�. Ou bien avait-il descendu plus bas que la poterne ? Peut-�tre s'�tait-il avanc� au-del� du pont-levis ? Il s'arr�ta, frappant du pied, se tordant les mains. De quel c�t� devait-il se diriger ? Quelle rage le prit � la pens�e qu'il serait oblig� d'attendre le jour !... Mais alors il serait vu des gens du burg... il ne pourrait les surprendre... Rodolphe de Gortz se tiendrait sur ses gardes... C'�tait la nuit, c'�tait d�s cette nuit m�me qu'il importait de p�n�trer dans l'enceinte, et Franz ne parvenait pas � s'orienter au milieu de ces t�n�bres ! Un cri lui �chappa... un cri de d�sespoir. � Stilla... s'�cria-t-il, ma Stilla !... � En �tait-il � penser que la prisonni�re p�t l'entendre, qu'elle p�t lui r�pondre ?... Et, pourtant, � vingt reprises, il jeta ce nom que lui renvoy�rent les �chos du Plesa. Soudain les yeux de Franz furent impressionn�s. Une lueur se glissait � travers l'ombre - une lueur assez vive, dont le foyer devait �tre plac� � une certaine hauteur. � L� est le burg... l� ! � se dit-il. Et, vraiment, par la position qu'elle occupait, cette lueur ne pouvait venir que du donjon central. �tant donn� sa surexcitation mentale, Franz n'h�sita pas � croire que c'�tait la Stilla qui lui envoyait ce secours. Plus de doute, elle l'avait reconnu, au moment o� il l'apercevait lui-m�me sur le terre-plein du bastion. Et, maintenant, c'�tait elle qui lui adressait ce signal, c'�tait elle qui lui indiquait la route � suivre pour arriver jusqu'� la poterne... Franz se dirigea vers cette lumi�re, dont l'�clat s'accroissait � mesure qu'il s'en rapprochait. Comme il �tait port� trop � gauche sur le plateau d'Orgall, il fut oblig� de remonter d'une vingtaine de pas � droite, et, apr�s quelques t�tonnements, il retrouva le rebord de la contrescarpe. La lumi�re brillait en face de lui, et sa hauteur prouvait bien qu'elle venait de l'une des fen�tres du donjon. Franz allait ainsi se trouver en face des derniers obstacles -- insurmontables peut-�tre ! En effet, puisque la poterne �tait ferm�e, le pont-levis relev�, il faudrait qu'il se laiss�t glisser jusqu'au pied de la courtine... Puis, que ferait-il devant une muraille qui se dresserait � cinquante pieds au-dessus de lui ?... Franz s'avan�a vers l'endroit o� s'appuyait le pont-levis, lorsque la poterne �tait ouverte... Le pont-levis �tait baiss�. Sans m�me prendre le temps de r�fl�chir, Franz franchit le tablier branlant du pont, et mit la main sur la porte... Cette porte s'ouvrit. Franz se pr�cipita sous la vo�te obscure. Mais � peine avait-il march� quelques pas que le pont-levis se relevait avec fracas contre la poterne... Le comte Franz de T�lek �tait prisonnier dans le ch�teau des Carpathes. XIII Les gens du pays transylvain et les voyageurs qui remontent ou redescendent le col de Vulkan ne connaissent du ch�teau des Carpathes que son aspect ext�rieur. A la respectueuse distance o� la crainte arr�tait les plus braves du village de Werst et des environs, il ne pr�sente aux regards que l'�norme amas de pierres d'un burg en ruine. Mais, � l'int�rieur de l'enceinte, le burg �tait-il si d�labr� qu'on devait le supposer ? Non. A l'abri de ses murs solides, les b�timents rest�s intacts de la vieille forteresse f�odale auraient encore pu loger toute une garnison. Vastes salles vo�t�es, caves profondes, corridors multiples, cours dont l'empierrement disparaissait sous la haute lisse des herbes, r�duits souterrains o� n'arrivait jamais la lumi�re du jour, escaliers d�rob�s dans l'�paisseur des murs, casemates �clair�es par les �troites meurtri�res de la courtine, donjon central � trois �tages avec appartements suffisamment habitables, couronn� d'une plate-forme cr�nel�e, entre les diverses constructions de l'enceinte, d'interminables couloirs capricieusement enchev�tr�s, montant jusqu'au terre-plein des bastions, descendant jusqu'aux entrailles de l'infrastructure, �� et l� quelques citernes, o� se recueillaient les eaux pluviales et dont l'exc�dent s'�coulait vers le torrent du Nyad, enfin de longs tunnels, non bouch�s comme on le croyait, et qui donnaient acc�s sur la route du col de Vulkan, -- tel �tait l'ensemble de ce ch�teau des Carpathes, dont le plan g�om�tral offrait un syst�me aussi compliqu� que ceux des labyrinthes de Porsenna, de Lemnos ou de Cr�te. Tel que Th�s�e, pour conqu�rir la fille de Minos, c'�tait aussi un sentiment intense, irr�sistible qui venait d'attirer le jeune comte � travers les infinis m�andres de ce burg. Y trouverait-il le fil d'Ariane qui servit � guider le h�ros grec ? Franz n'avait eu qu'une pens�e, p�n�trer dans cette enceinte, et il y avait r�ussi. Peut-�tre aurait-il d� se faire cette r�flexion : � savoir que le pont-levis, relev� jusqu'� ce jour, semblait s'�tre express�ment rabattu pour lui livrer passage !... Peut-�tre aurait-il d� s'inqui�ter de ce que la poterne venait de se refermer brusquement derri�re lui !... Mais il n'y songeait m�me pas. Il �tait enfin dans ce ch�teau, o� Rodolphe de Gortz retenait la Stilla, et il sacrifierait sa vie pour arriver jusqu'� elle. La galerie, dans laquelle Franz s'�tait �lanc�, large, haute, � vo�te surbaiss�e, se trouvait plong�e alors au milieu de la plus compl�te obscurit�, et son dallage disjoint ne permettait pas d'y marcher d'un pied s�r. Franz se rapprocha de la paroi de gauche, et il la suivit en s'appuyant sur un parement dont la surface salp�tr�e s'effritait sous sa main. Il n'entendait aucun bruit, si ce n'est celui de ses pas, qui provoquaient des r�sonances lointaines. Un courant ti�de, charg� d'un relent de v�tust�, le poussait de dos, comme si quelque appel d'air se f�t fait � l'autre extr�mit� de cette galerie. Apr�s avoir d�pass� un pilier de pierre qui contrebutait le dernier angle � gauche, Franz se trouva � l'entr�e d'un couloir sensiblement plus �troit. Rien qu'en �tendant les bras, il en touchait le rev�tement. Il s'avan�a ainsi, le corps pench�, t�tonnant du pied et de la main, et cherchant � reconna�tre si ce couloir suivait une direction rectiligne. A deux cents pas environ � partir du pilier d'angle, Franz sentit que cette direction s'infl�chissait vers la gauche pour prendre, cinquante pas plus loin, un sens absolument contraire. Ce couloir revenait-il vers la courtine du burg, ou ne conduisait-il pas au pied du donjon ? Franz essaya d'acc�l�rer sa marche ; mais, � chaque instant, il �tait arr�t� soit par un ressaut du sol contre lequel il se heurtait, soit par un angle brusque qui modifiait sa direction. De temps en temps, il rencontrait quelque ouverture, trouant la paroi, qui desservait des ramifications lat�rales. Mais tout �tait obscur, insondable, et c'est en vain qu'il cherchait � s'orienter au sein de ce labyrinthe, v�ritable travail de taupes. Franz dut rebrousser chemin plusieurs fois, reconnaissant qu'il se fourvoyait dans des impasses. Ce qu'il avait � craindre, c'�tait qu'une trappe mal ferm�e c�d�t sous son pied, et le pr�cipit�t au fond d'une oubliette, dont il n'aurait pu se tirer. Aussi, lorsqu'il foulait quelque panneau sonnant le creux, avait-il soin de se soutenir aux murs, mais s'avan�ant toujours avec une ardeur qui ne lui laissait m�me pas le loisir de la r�flexion. Toutefois, puisque Franz n'avait eu encore ni � monter ni � descendre, c'est qu'il se trouvait toujours au niveau des cours int�rieures, m�nag�es entre les divers b�timents de l'enceinte, et il y avait chance que ce couloir about�t au don. on central, � la naissance m�me de l'escalier. Incontestablement, il devait exister un mode de communication plus direct entre la poterne et les b�timents du burg. Oui, et au temps o� la famille de Gortz l'habitait, il n'�tait pas n�cessaire de s'engager � travers ces interminables passages. Une seconde porte, qui faisait face � la poterne, � l'oppos� de la premi�re galerie, s'ouvrait sur la place d'armes, au milieu de laquelle s'�levait le donjon ; mais elle �tait condamn�e, et Franz n'avait pas m�me pu en reconna�tre la place. Une heure s'�tait pass�e pendant que le jeune comte allait au hasard des d�tours, �coutant s'il n'entendait pas quelque bruit lointain, n'osant crier ce nom de la Stilla, que les �chos auraient pu r�percuter jusqu'aux �tages du donjon. Il ne se d�courageait point, et il irait tant que la force ne lui manquerait pas, tant qu'un infranchissable obstacle ne l'obligerait pas � s'arr�ter. Cependant, sans qu'il s'en rend�t compte, Franz �tait ext�nu� d�j�. Depuis son d�part de Werst, il n'avait rien mang�. Il souffrait de la faim et de la soif. Son pas n'�tait plus s�r, ses jambes fl�chissaient. Au milieu de cet air humide et chaud qui traversait son v�tement, sa respiration �tait devenue haletante, son coeur battait pr�cipitamment. Il devait �tre pr�s de neuf heures, lorsque Franz, en projetant son pied gauche, ne rencontra plus le sol. Il se baissa, et sa main sentit une marche en contrebas, puis une seconde. Il y avait l� un escalier. Cet escalier s'enfon�ait dans les fondations du ch�teau, et peut-�tre n'avait-il pas d'issue ? Franz n'h�sita pas � le prendre, et il en compta les marches, dont le d�veloppement suivait une direction oblique par rapport au couloir. Soixante-dix-sept marches furent ainsi descendues pour atteindre un second boyau horizontal, qui Se perdait en de multiples et sombres d�tours. Franz marcha ainsi l'espace d'une demi-heure, et, bris� de fatigue, il venait de s'arr�ter, lorsqu'un point lumineux apparut � deux ou trois centaines de pieds en avant. D'o� provenait cette lueur ? �tait-ce simplement quelque ph�nom�ne naturel, l'hydrog�ne d'un feu follet qui se serait enflamm� � cette profondeur ? N'�tait-ce pas plut�t un falot, port� par une des personnes qui habitaient le burg ? � Serait-ce elle ?... � murmura Franz. Et il lui revint � la pens�e qu'une lumi�re avait d�j� paru, comme pour lui indiquer l'entr�e du ch�teau, lorsqu'il �tait �gar� entre les roches du plateau d'Orgall. Si c'�tait la Stilla qui lui avait montr� cette lumi�re � l'une des fen�tres du donjon, n'�tait-ce pas elle encore qui cherchait � le guider � travers les sinuosit�s de cette substruction ? A peine ma�tre de lui, Franz se courba et regarda, sans faire un mouvement. Une clart� diffuse plut�t qu'un point lumineux, paraissait emplir une sorte d'hypog�e � l'extr�mit� du couloir. H�ter sa marche en rampant, car ses jambes pouvaient � peine le soutenir, c'est � quoi se d�cida Franz, et apr�s avoir franchi une �troite ouverture, il tomba sur le seuil d'une crypte. Cette crypte, en bon �tat de conservation, haute d'une douzaine de pieds, se d�veloppait circulairement sur un diam�tre � peu pr�s �gal. Les nervures de sa vo�te', que portaient les chapiteaux de huit piliers ventrus, rayonnaient vers une clef pendentive, au centre de laquelle �tait ench�ss�e une ampoule de verre, pleine d'une lumi�re jaun�tre. En face de la porte, �tablie entre deux des piliers, il existait une autre porte, qui �tait ferm�e et dont les gros clous, rouill�s � leur t�te, indiquaient la place o� s'appliquait l'armature ext�rieure des verrous. Franz se redressa, se tra�na jusqu'� cette seconde porte, chercha � en �branler les lourds montants... Ses efforts furent inutiles. Quelques meubles d�labr�s garnissaient la crypte ; ici, un lit ou plut�t un grabat en vieux coeur de ch�ne, sur lequel �taient jet�s diff�rents objets de literie ; l�, un escabeau aux pieds tors, une table fix�e au mur par des tenons de fer. Sur la table se trouvaient divers ustensiles, un large broc rempli d'eau, un plat contenant un morceau de venaison froide, une grosse miche de pain, semblable � du biscuit de mer. Dans un coin murmurait une vasque, aliment�e par un filet liquide, et dont le trop-plein s'�coulait par une perte m�nag�e � la base de l'un des piliers. Ces dispositions pr�alablement prises n'indiquaient-elles pas qu'un h�te �tait attendu dans cette crypte, ou plut�t un prisonnier dans cette prison ! Le prisonnier �tait-il donc Franz, et avait-il �t� attir� par ruse ? Dans le d�sarroi de ses pens�es, Franz n'en eut pas m�me le soup�on. �puis� par le besoin et la fatigue, il d�vora les aliments d�pos�s sur la table, il se d�salt�ra avec le contenu du broc ; puis il se laissa tomber en travers de ce lit. grossier, o� un repos de quelques minutes pouvait lui rendre un peu de ses forces. Mais, lorsqu'il voulut rassembler ses id�es, il lui sembla qu'elles s'�chappaient comme une eau que sa main aurait voulu retenir. Devrait-il plut�t attendre le jour pour recommencer ses recherches ? Sa volont� �tait-elle engourdie � ce point qu'il ne f�t plus ma�tre de ses actes ?... � Non ! se dit-il, je n'attendrai pas !... Au donjon... il faut que j'arrive au donjon cette nuit m�me !... � Tout � coup, la clart� factice que versait l'ampoule encastr�e � la clef de vo�te s'�teignit, et la crypte fut plong�e' dans une compl�te obscurit�. Franz voulut se relever... Il n'y parvint pas, et sa pens�e s'endormit ou, pour mieux dire, s'arr�ta brusquement, comme l'aiguille d'une horloge dont le ressort se casse. Ce fut un sommeil �trange, ou plut�t une torpeur accablante, un absolu an�antissement de l'�tre, qui ne provenait pas de l'apaisement de l'esprit... Combien de temps avait dur� ce sommeil, Franz ne sut le constater, lorsqu'il se r�veilla. Sa montre arr�t�e ne lui indiquait plus l'heure. Mais la crypte �tait baign�e de nouveau d'une lumi�re artificielle. Franz s'�loigna hors de son lit, fit quelques pas du c�t� de la premi�re porte : elle �tait toujours ouverte ; -- vers la seconde porte : elle �tait toujours ferm�e. Il voulut r�fl�chir et cela ne se fit pas sans peine. Si son corps �tait remis des fatigues de la veille, il se sentait la t�te � la fois vide et pesante. � Combien de temps ai-je dormi ? se demanda-t-il. Fait-il nuit, fait-il jour ?... � A l'int�rieur de la crypte, il n'y avait rien de chang�, si ce n'est que la lumi�re avait �t� r�tablie, la, nourriture renouvel�e, le broc rempli d'une eau claire. Quelqu'un �tait-il donc entr� pendant que Franz �tait plong� dans cet accablement torpide ? On savait qu'il avait atteint les profondeurs du burg ?... Il se trouvait au pouvoir du baron Rodolphe de Gortz... �tait-il condamn� � ne plus avoir aucune communication avec ses semblables ? Ce n'�tait pas admissible, et, d'ailleurs, il fuirait, puisqu'il pouvait encore le faire, il retrouverait la galerie qui conduisait � la poterne, il sortirait du ch�teau... Sortir ?... Il se souvint alors que la poterne s'�tait referm�e derri�re lui... Eh bien ! il chercherait � gagner le mur d'enceinte, et par une des embrasures de la courtine, il essaierait de se glisser au-dehors... Co�te que co�te, il fallait qu'avant une heure, il se f�t �chapp� du burg... Mais la Stilla... Renoncerait-il � parvenir jusqu'� elle ?... Partirait-il sans l'avoir arrach�e � Rodolphe de Gortz ?... Non ! et ce dont il n'aurait pu venir � bout, il le ferait avec le concours des agents que Rotzko avait d� ramener de Karlsburg au village de Werst... On se pr�cipiterait � l'assaut de la vieille enceinte... on fouillerait le burg de fond en comble !... Cette r�solution prise, il s'agissait de la mettre � ex�cution sans perdre un instant. Franz se leva, et il se dirigeait vers le couloir par lequel il �tait arriv�, lorsqu'une sorte de glissement se produisit derri�re la seconde porte de la crypte. C'�tait certainement un bruit de pas qui se rapprochaient -- lentement. Franz vint placer son oreille contre le vantail de la porte, et, retenant sa respiration, il �couta... Les pas semblaient se poser � intervalles r�guliers, comme s'ils eussent mont� d'une marche � une autre. Nul doute qu'il y e�t l� un second escalier, qui reliait la crypte aux cours int�rieures. Pour �tre pr�t � tout �v�nement, Franz tira de sa gaine le couteau qu'il portait � sa ceinture et l'emmancha solidement dans sa main. Si c'�tait un des serviteurs du baron de Gortz qui entrait, il se jetterait sur lui, il lui arracherait ses clefs, il le mettrait hors d'�tat de le suivre ; puis, s'�lan�ant par cette nouvelle issue, il tenterait d'atteindre le donjon. Si c'�tait le baron Rodolphe de Gortz -- et il reconna�trait bien l'homme qu'il avait aper�u au moment o� la Stilla tombait sur la sc�ne de San-Carlo --, il le frapperait sans piti�. Cependant les pas s'�taient arr�t�s au palier qui formait le seuil ext�rieur. Franz, ne faisant pas un mouvement, attendait que la porte s'ouvr�t... Elle ne s'ouvrit pas, et une voix d'une douceur infinie arriva jusqu'au jeune comte. C'�tait la voix de la Stilla... oui !... mais sa voix un peu affaiblie avec toutes ses inflexions, son charme inexprimable, ses caressantes modulations, admirable instrument de cet art merveilleux qui semblait �tre mort avec l'artiste. Et la Stilla r�p�tait l� plaintive m�lodie, qui avait berc� le r�ve de Franz, lorsqu'il sommeillait dans la grande salle de l'auberge de Werst : Nel giardino de' mille fiori, Andiamo, mio cuore... Ce chant p�n�trait Franz jusqu'au plus profond de son �me... Il l'aspirait, il le buvait comme une liqueur divine, tandis que la Stilla semblait l'inviter � la suivre, r�p�tant : Andiamo, mio cuore... andiamo... Et pourtantl a porte ne s'ouvrait pas pour lui livrer passage !... Ne pourrait-il donc arriver jusqu'� la Stilla, la prendre entre ses bras, l'entra�ner hors du burg ?... � Stilla... ma Stilla... � s'�cria-t-il. Et il se jeta sur la porte, qui r�sista � ses effets. D�j� le chant semblait s'affaiblir... la voix s'�teindre... les pas s'�loigner... Franz, agenouill�, cherchait � �branler les ais, se d�chirant les mains aux ferrures, appelait toujours la Stilla, dont la voix ne s'entendait presque plus. C'est alors qu'une effroyable pens�e lui traversa l'esprit comme un �clair. � Folle !... s'�cria-t-il, elle est folle, puisqu'elle ne m'a pas reconnu... puisqu'elle n'a pas r�pondu !... Depuis cinq ans, enferm�e ici... au pouvoir de cet homme... ma pauvre Stilla... sa raison s'est �gar�e... � Alors il se releva, les yeux hagards, les gestes d�sordonn�s, la t�te en feu... � Moi aussi... je sens que ma raison s'�gare !... r�p�tait-il. je sens que je vais devenir fou... fou comme elle... � Il allait et venait � travers la crypte avec les bonds d'un fauve dans sa cage... � Non ! r�p�ta-t-il, non !... Il ne faut pas que ma t�te se perde !... Il faut que je sorte du burg... J'en sortirai ! � Et il s'�lan�a vers la premi�re porte... Elle venait de se fermer sans bruit. Franz ne s'en �tait pas aper�u, pendant qu'il �coutait la voix de la Stilla... Apr�s avoir �t� emprisonn� dans l'enceinte du burg, il �tait maintenant emprisonn� dans la crypte. XIV Franz �tait atterr�. Ainsi qu'il avait pu le craindre, la facult� de r�fl�chir, la compr�hension des choses, l'intelligence n�cessaire pour en d�duire les cons�quences, lui �chappaient peu � peu. Le seul sentiment qui persistait en lui, c'�tait le souvenir de la Stilla, c'�tait l'impression de ce chant que les �chos de cette sombre crypte ne lui renvoyaient plus. Avait-il donc �t� le jouet d'une illusion ? Non, mille fois non ! C'�tait bien la Stilla qu'il avait entendue tout � l'heure, et c'�tait bien elle qu'il avait vue sur le bastion du ch�teau. Alors cette pens�e le reprit, cette pens�e qu'elle �tait priv�e de raison, et ce coup horrible le frappa comme s'il venait de la perdre une seconde fois. � Folle ! se r�p�ta-t-il. Oui !... folle... puisqu'elle n'a pas reconnu ma voix... puisqu'elle n'a pas pu r�pondre... folle... folle ! � Et cela n'�tait que trop vraisemblable ! Ah ! s'il pouvait l'arracher de ce burg, l'entra�ner au ch�teau de Krajowa, se consacrer tout entier � elle, ses soins, son amour sauraient bien lui rendre la raison ! Voil� ce que disait Franz, en proie � un effrayant d�lire, et plusieurs heures s'�coul�rent avant qu'il e�t repris possession de lui-m�me. Il essaya alors de raisonner froidement, de se reconna�tre dans le chaos de ses pens�es. � Il faut m'enfuir d'ici... se dit-il. Comment ?... D�s qu'on rouvrira cette porte !... Oui !... C'est pendant mon sommeil que l'on vient renouveler ces provisions... J'attendrai... je feindrai de dormir... � Un soup�on lui vint alors : c'est que l'eau du broc devait renfermer quelque substance soporifique... S'il avait �t� plong� dans ce lourd sommeil, dans ce complet an�antissement dont la dur�e lui �chappait, c'�tait pour avoir bu de cette eau... Eh bien ! il n'en boirait plus... Il ne toucherait m�me pas aux aliments qui avaient �t� d�pos�s sur cette table... Un des gens du burg ne tarderait pas � entrer, et bient�t... Bient�t ?... Qu'en savait-il ?... En ce moment, le soleil montait-il vers le z�nith ou s'abaissait-il sur l'horizon ?... Faisait-il jour ou nuit ? Aussi Franz cherchait-il � surprendre le bruit d'un pas, qui se f�t approch� de l'une ou de l'autre porte... Mais aucun bruit n'arrivant jusqu'� lui, il rampait le long des murs de la crypte, la t�te br�lante, l'oeil �gar�, l'oreille bourdonnante, la respiration haletante sous l'oppression d'une atmosph�re alourdie, qui se renouvelait � peine � travers le joint des portes. Soudain, � l'angle de l'un des piliers de droite, il sentit un souffle plus frais arriver � ses l�vres. En cet endroit existait-il donc une ouverture par laquelle p�n�trait un peu de l'air du dehors ? Oui... il y avait un passage qu'on ne soup�onnait pas sous l'ombre du pilier. Se glisser entre les deux parois, se diriger vers une assez vague clart� qui semblait venir d'en haut, c'est ce que le jeune comte eut fait en un instant. L� s'arrondissait une petite cour, large de cinq � six pas, dont les murailles s'�levaient d'une centaine de pieds. On e�t dit le fond d'un puits qui servait de pr�au � cette cellule souterraine, et par lequel tombait un peu d'air et de clart�. Franz put s'assurer qu'il faisait jour encore. A l'orifice sup�rieur de ce puits se dessinait un angle de lumi�re, oblique au niveau de la margelle. Le soleil avait accompli au moins la moiti� de sa course diurne, car cet angle lumineux tendait � se r�tr�cir. il devait �tre environ cinq heures du soir. De l� cette cons�quence, c'est que le sommeil de Franz se serait prolong� pendant au moins quarante heures, et il ne douta pas qu'il n'e�t �t� provoqu� par une boisson soporifique. Or, comme le jeune comte et Rotzko avaient quitt� le village de Werst l'avant-veille, 11 juin, c'�tait la journ�e du 13 qui allait s'achever... Si humide que f�t l'air au fond de cette cour, Franz l'aspira � pleins poumons, et se sentit un peu soulag�. Mais, s'il avait esp�r� qu'une �vasion serait possible par ce long tube de pierre, il fut vite d�tromp�. Tenter de s'�lever le long de ses parois, qui ne pr�sentaient aucune saillie, �tait impraticable. Franz revint � l'int�rieur de la crypte. Puisqu'il ne pouvait s'enfuir que par l'une des deux portes, il voulut se rendre compte de l'�tat dans lequel elles se trouvaient. La premi�re porte -- par laquelle il �tait arriv� �tait tr�s solide, tr�s �paisse, et devait �tre maintenue ext�rieurement par des verrous engag�s dans une g�che de fer : donc inutile d'essayer d'en forcer les vantaux. La seconde porte -- derri�re laquelle s'�tait fait entendre la voix de la Stilla -- semblait moins bien conserv�e. Les planches �taient pourries par endroits... Peut-�tre ne serait-il pas trop difficile de se frayer un passage de ce c�t�. � Oui... c'est par l�... c'est par l� !... � se dit Franz, qui avait repris son sang-froid. Mais il n'y avait pas de temps � perdre, car il �tait probable que quelqu'un entrerait dans la crypte, d�s qu'on le supposerait endormi sous l'influence de la boisson somnif�re. Le travail marcha plus vite qu'il n'aurait pu l'esp�rer, la moisissure ayant rong� le bois autour de l'armature m�tallique qui retenait les verrous contre l'embrasure. Avec son couteau, Franz parvint � en d�tacher la partie circulaire, op�rant presque sans bruit, s'arr�tant parfois, pr�tant l'oreille, s'assurant qu'il n'entendait rien au dehors. Trois heures apr�s, les verrous �taient d�gag�s, et la porte s'ouvrait en grin�ant sur ses gonds. Franz regagna alors la petite cour, afin de respirer un air moins �touffant. En ce moment, l'angle lumineux ne se d�coupait plus � l'orifice du puits, preuve que le soleil �tait d�j� descendu au-dessous du Retyezat. La cour se trouvait plong�e dans une obscurit� profonde. Quelques �toiles brillaient � l'ovale de la margelle, comme si on les e�t regard�es par le tube d'un long t�lescope. De petits nuages s'en allaient lentement au souffle intermittent de ces brises qui mollissent avec la nuit. Certaines teintes de l'atmosph�re indiquaient aussi que la lune, � demi pleine encore, avait d�pass� l'horizon des montagnes de l'est. Il devait �tre � peu pr�s neuf heures du soir. Franz rentra pour prendre un peu de nourriture et se d�salt�rer � l'eau de la vasque, ayant d'abord renvers� celle du broc. Puis, fixant son couteau � sa ceinture, il franchit la porte qu'il repoussa derri�re lui. Et peut-�tre, maintenant, allait-il rencontrer l'infortun�e Stilla, errant � travers ces galeries souterraines ?... A cette pens�e, son coeur battait � se rompre. D�s qu'il eut fait quelques pas, il heurta une marche. Ainsi qu'il l'avait pens�, l� commen�ait un escalier, dont il compta les degr�s en le montant, -- soixante seulement, au lieu des soixante-dix-sept qu'il avait d� descendre pour arriver au seuil de la crypte. Il s'en fallait donc de quelque huit pieds qu'il f�t revenu au niveau du sol. N'imaginant rien de mieux, d'ailleurs, que de suivre l'obscur corridor, dont ses deux mains �tendues fr�laient les parois, il continua d'avancer. Une demi-heure s'�coula, sans qu'il e�t �t� arr�t� ni par une porte ni par une grille. Mais de nombreux coudes l'avaient emp�ch� de reconna�tre sa direction par rapport � la courtine, qui faisait face au plateau d'Orgall. Apr�s une halte de quelques minutes, pendant lesquelles il reprit haleine, Franz se remit en marche et il semblait que ce corridor f�t interminable, quand un obstacle l'arr�ta. C'�tait la paroi d'un mur de briques. Et t�tant � diverses hauteurs, sa main ne rencontra pas la moindre ouverture. Il n'y avait aucune issue de ce c�t�. Franz ne put retenir un cri. Tout ce qu'il avait con�u d'espoir se brisait contre cet obstacle. Ses genoux fl�chirent, se jambes se d�rob�rent, il tomba le long de la muraille. Mais, au niveau du sol, la paroi pr�sentait une �troite crevasse, dont les briques disjointes adh�raient � peine et s'�branlaient sous les doigts. � Par l�... oui !... par l� !... � s'�cria Franz. Et il commen�ait � enlever les briques une � une, lorsqu'un bruit se fit entendre de l'autre c�t�. Franz s'arr�ta. Le bruit n'avait pas cess�, et, en m�me temps, un rayon de lumi�re arrivait � travers la crevasse. Franz regarda. L� �tait la vieille chapelle du ch�teau. A quel lamentable �tat de d�labrement le temps et l'abandon l'avaient r�duite: une vo�te � demi effondr�e, dont quelques nervures se raccordaient encore sur des piliers gibbeux, deux ou trois arceaux de style ogival mena�ant ruine ; un fenestrage disloqu� o� se dessinaient de fr�les meneaux du gothique flamboyant ; �� et l�, un marbre poussi�reux, sous lequel dormait quelque anc�tre de la famille de Gortz ; au fond du chevet, un fragment d'autel dont le retable montrait des sculptures �gratign�es, puis un reste de la toiture, coiffant le dessus de l'abside, qui avait �t� �pargn� par les rafales, et enfin au fa�te du portail, le campanile branlant, d'o� pendait une corde jusqu'� terre, -- la corde de cette cloche, qui tintait quelquefois, � l'inexprimable �pouvante des gens de Werst, attard�s sur la route du col. Dans cette chapelle, d�serte depuis si longtemps, ouverte aux intemp�ries du climat des Carpathes, un homme venait d'entrer, tenant � la main un fanal, dont la clart� mettait sa face en pleine lumi�re. Franz reconnut aussit�t cet homme. C'�tait Orfanik, cet excentrique dont le baron faisait son unique soci�t� pendant son s�jour dans les grandes villes italiennes, cet original que l'on voyait passer � travers les rues, gesticulant et se parlant � lui-m�me, . ce savant incompris, cet inventeur toujours � la poursuite de quelque chim�re, et qui mettait certainement ses inventions au service de Rodolphe de Gortz ! Si donc Franz avait pu conserver jusque-l� quelque doute sur la pr�sence du baron au ch�teau des Carpathes, m�me apr�s l'apparition de la Stilla, ce doute se f�t chang� en certitude, puisque Orfanik �tait l� devant ses yeux. Qu'avait-il � faire dans cette chapelle en ruine, � cette heure avanc�e de la nuit ? Franz essaya de s'en rendre compte, et voici ce qu'il vit assez distinctement. Orfanik, courb� vers le sol, venait de soulever plusieurs cylindres de fer, -auxquels il attachait un fil, qui se d�roulait d'une bobine d�pos�e dans un coin de la chapelle. Et telle �tait l'attention qu'il apportait � ce travail qu'il n'e�t pas m�me aper�u le jeune comte, si celui-ci avait �t� � m�me de s'approcher ; Ah ! pourquoi la crevasse que Franz avait entrepris d'�largir n'�tait-elle pas suffisante pour lui livrer passage ! Il serait entr� dans la chapelle, il se serait pr�cipit� sur Orfanik, il l'aurait oblig� � le conduire au donjon... Mais peut-�tre �tait-il heureux qu'il f�t hors d'�tat de le faire, car, en cas que sa tentative e�t �chou�, le baron de Gortz lui aurait fait payer de sa vie les secrets qu'il venait de d�couvrir ! Quelques minutes apr�s l'arriv�e de Orfanik, un autre homme p�n�tra dans la chapelle. C'�tait le baron Rodolphe de Gortz. L'inoubliable physionomie de ce personnage n'avait pas chang�. Il ne semblait m�me pas avoir vieilli, avec sa figure p�le et longue que le fanal �clairait de bas en haut, ses longs cheveux grisonnants, rejet�s en arri�re, son regard �tincelant jusqu'au fond de ses noires orbites. Rodolphe de Gortz s'approcha pour examiner le travail dont s'occupait Orfanik. Et voici les propos qui furent �chang�s d'une voix br�ve entre ces deux hommes. XV � Le raccordement de la chapelle est-il fini, Orfanik ? -- je viens de l'achever. -- Tout est pr�par� dans les casemates des bastions ? -- Tout. -- Maintenant les bastions et la chapelle sont directement reli�s au donjon ? -- Ils le sont. -- Et, apr�s que l'appareil aura lanc� le courant, nous aurons le temps de nous enfuir ? -- Nous l'aurons. -- A-t-on v�rifi� si le tunnel qui d�bouche sur le col de Vulkan �tait libre ? -- Il l'est. � Il y eut alors quelques instants de silence, tandis que Orfanik, ayant repris son fanal, en projetait la clart� � travers les profondeurs de la chapelle. � Ah ! mon vieux burg, s'�cria le baron, tu co�teras cher � ceux qui tenteront de forcer ton enceinte ! � Et Rodolphe de Gortz pronon�a ces mots d'un ton qui fit fr�mir le jeune comte. � Vous avez entendu ce qui se disait � Werst ? demanda-t-il � Orfanik. Il y a cinquante minutes, le fil m'a rapport� les propos que l'on tenait dans l'auberge du _Roi Mathias_. Est-ce que l'attaque est pour cette nuit ? -- Non, elle ne doit avoir lieu qu'au lever du jour. -- Depuis quand ce Rotzko est-il revenu � Werst ? -- Depuis deux heures, avec les agents de la police qu'il a ramen�s de Karlsburg. Eh bien ! puisque le ch�teau ne peut plus se d�fendre, r�p�ta le baron de Gortz, du moins �crasera-t-il sous ses d�bris ce Franz de T�lek et tous ceux qui lui viendront en aide. � Puis, au bout de quelques moments : � Et ce fil, Orfanik ? reprit-il. Il ne faut pas que l'on puisse jamais savoir qu'il �tablissait une communication entre le ch�teau et le village de Werst... -- On ne le saura pas ; je d�truirai ce fil. � A notre avis, l'heure est venue de donner l'explication de certains ph�nom�nes, qui se sont produits au cours de ce r�cit, et dont l'origine ne devait pas tarder � �tre r�v�l�e. A cette �poque -- nous ferons tr�s particuli�rement remarquer que cette histoire s'est d�roul�e dans l'une des derni�res ann�es du XIXe si�cle, -- l'emploi de l'�lectricit�, qui est � juste titre consid�r�e comme � l'�me de l'univers �, avait �t� pouss� aux derniers perfectionnements. L'illustre Edison et ses disciples avaient parachev� leur oeuvre. Entre autres appareils �lectriques, le t�l�phone fonctionnait alors avec une pr�cision si merveilleuse que les sons, recueillis par les plaques, arrivaient librement � l'oreille sans l'aide de cornets. Ce qui se disait, ce qui se chantait, ce qui se murmurait m�me, on pouvait l'entendre quelle que f�t la distance, et deux personnes, comme si elles eussent �t� assises en face l'une de l'autre [Elles pouvaient m�me se voir dans des glaces reli�es par des fils. gr�ce � l'invention du t�l�phote.] . Depuis bien des ann�es d�j�, Orfanik, l'ins�parable du baron Rodolphe de Gortz, �tait, en ce qui concerne l'utilisation pratique de l'�lectricit�, un inventeur de premier ordre. Mais, on le sait, ses admirables d�couvertes n'avaient pas �t� accueillies comme elles le m�ritaient. Le monde savant n'avait voulu voir en lui qu'un fou au lieu d'un homme de g�nie dans son art. De l�, cette implacable haine que l'inventeur, �conduit et rebut�, avait vou�e � ses semblables. Ce fut en ces conditions que le baron de Gortz rencontra Orfanik, talonn� par la mis�re. Il encouragea ses travaux, il lui ouvrit sa bourse, et, finalement, il se l'attacha � la condition, toutefois, que le savant lui r�serverait le b�n�fice de ses inventions et qu'il serait seul � en profiter. Au total, ces deux personnages, originaux et maniaques chacun � sa fa�on, �taient bien de nature � s'entendre. Aussi, depuis leur rencontre, ne se s�par�rent-ils plus -- pas m�me lorsque le baron de Gortz suivait la Stilla � travers toutes les villes de l'Italie. Mais, tandis que le m�lomane s'enivrait du chant de l'incomparable artiste, Orfanik ne s'occupait que de compl�ter les d�couvertes qui avaient �t� faites par les �lectriciens pendant ces derni�res ann�es, � perfectionner leurs applications, � en tirer les plus extraordinaires effets. Apr�s les incidents qui termin�rent la campagne dramatique de la Stilla, le baron de Gortz disparut sans que l'on p�t savoir ce qu'il �tait devenu. Or, en quittant Naples, c'�tait au ch�teau des Carpathes qu'il �tait all� se r�fugier, accompagn� de Orfanik, tr�s satisfait de s'y enfermer avec lui. Lorsqu'il eut pris la r�solution d'enfouir son existence entre les murs de ce vieux burg, l'intention du baron de Gortz �tait qu'aucun habitant du pays ne p�t soup�onner son retour, et que personne ne f�t tent� de lui rendre visite. Il va sans dire que Orfanik et lui avaient le moyen d'assurer tr�s suffisamment la vie mat�rielle dans le ch�teau. En effet, il existait une communication secr�te avec la route du col de Vulkan, et c'est par cette route qu'un homme s�r, un ancien serviteur du baron que nul ne connaissait, introduisait � dates fixes tout ce qui �tait n�cessaire � l'existence du baron Rodolphe et de son compagnon. En r�alit�, ce qui restait du burg -- et notamment le donjon central --, �tait moins d�labr� qu'on ne le croyait et m�me plus habitable que ne l'exigeaient les besoins de ses h�tes. Aussi, pourvu de tout ce qu'il fallait pour ses exp�riences, Orfanik put-il s'occuper de ces prodigieux travaux dont la physique et la chimie lui fournissaient les �l�ments. Et alors l'id�e lui vint de les utiliser en vue d'�loigner les importuns. Le baron de Gortz accueillit la proposition avec empressement, et Orfanik installa une machinerie sp�ciale, destin�e � �pouvanter le pays en produisant des ph�nom�nes, qui ne pouvaient �tre attribu�s qu'� une intervention diabolique. Mais, en premier lieu, il importait au baron de Gortz d'�tre tenu au courant de ce qui se disait au village le plus rapproch�. Y avait-il donc un moyen d'entendre causer les gens sans qu'ils puissent s'en douter ? Oui, si l'on r�ussissait � �tablir une communication t�l�phonique entre le ch�teau et cette grande salle de l'auberge du _Roi Mathias_, o� les notables de Werst avaient l'habitude de se r�unir chaque soir. C'est ce que Orfanik effectua non moins adroitement que secr�tement dans les conditions les plus simples. Un fil de cuivre, rev�tu de sa gaine isolante, et dont un bout remontait au premier �tage du donjon, fut d�roul� sous les eaux du Nyad jusqu'au village de Werst. Ce premier travail accompli, Orfanik, se donnant pour un touriste, vint passer une nuit au _Roi Mathias_, afin de raccorder ce fil � la grande salle de l'auberge. On le comprend, il ne lui fut pas difficile d'en ramener l'extr�mit�, plong�e dans le lit du torrent, � la hauteur de cette fen�tre de la fa�ade post�rieure qui ne s'ouvrait jamais. Puis, ayant plac� un appareil t�l�phonique, que cachait l'�pais fouillis du feuillage, il y rattacha le fil. Or, cet appareil �tant merveilleusement dispos� pour �mettre comme pour recueillir les sons, il s'en suivit que le baron de Gortz pouvait entendre tout ce qui se disait au _Roi Mathias_, et y faire entendre aussi tout ce qui lui convenait. Durant les premi�res ann�es, la tranquillit� du burg ne fut aucunement troubl�e. La mauvaise r�putation dont il jouissait suffisait � en �carter les habitants de Werst. D'ailleurs, on le savait abandonn� depuis la mort des derniers serviteurs de la famille. Mais, un jour, � l'�poque o� commence ce r�cit, la lunette du berger Frik permit d'apercevoir une fum�e qui s'�chappait de l'une des chemin�es du donjon. A partir de ce moment, les commentaires reprirent de plus belle, et l'on sait ce qui en r�sulta. C'est alors que la communication t�l�phonique fut utile, puisque le baron de Gortz et Orfanik purent �tre tenus au courant de tout ce qui se passait � Werst. C'est par le fil qu'ils connurent l'engagement qu'avait pris Nie Deck de se rendre au burg, et c'est par le fil qu'une voix mena�ante se fit soudain entendre dans la salle du _Roi Mathias_ pour l'en d�tourner. D�s lors, le jeune forestier ayant persist� dans sa r�solution malgr� cette menace,. le baron de Gortz d�cida-t-il de lui infliger une telle le�on qu'il perd�t l'envie d'y jamais revenir. Cette nuit-l�, la machinerie de Orfanik, qui �tait toujours pr�te � fonctionner, produisit une s�rie de ph�nom�nes purement physiques, de nature � jeter l'�pouvante sur le pays environnant : cloche tintant au campanile de la chapelle, projection d'intenses flammes, m�lang�es de sel marin, qui donnaient � tous les objets une apparence spectrale, formidables sir�nes d'o� l'air comprim� s'�chappait en mugissements �pouvantables, silhouettes photographiques de monstres projet�es au moyen de puissants r�flecteurs, plaques dispos�es entre les herbes du foss� de l'enceinte et mises en communication avec des piles dont le courant avait saisi le docteur par ses bottes ferr�es, enfin d�charge �lectrique, lanc�e des batteries du laboratoire, et qui avait renvers� le forestier, au montent o� sa main se posait sur la ferrure du pont-levis. Ainsi que le baron de Gortz le pensait, apr�s l'apparition de ces inexplicables prodiges, apr�s la tentative de Nic Deck qui avait si mal tourn�, la terreur fut au comble, et, ni pour or ni pour argent, personne n'e�t voulu s'approcher -- m�me � deux bons milles de ce ch�teau des Carpathes, �videmment hant� par des �tres surnaturels. Rodolphe de Gortz devait donc se croire � l'abri de toute curiosit� importune, lorsque Franz de T�lek arriva au village de Wertz. Tandis qu'il interrogeait soit Jonas, soit ma�tre Koltz et les autres, sa pr�sence � l'auberge du _Roi Mathias_ fut aussit�t signal�e par le fil du Nyad. La haine du baron de Gortz pour le jeune comte se ralluma avec le souvenir des �v�nements qui s'�taient pass�s � Naples. Et non seulement Franz de T�lek �tait dans ce village, � quelques milles du burg, mais voil� que, devant les notables, il raillait leurs absurdes superstitions ; il d�molissait cette r�putation fantastique qui prot�geait le ch�teau des Carpathes, il s'engageait m�me � pr�venir les autorit�s de Karlsburg, afin que la police v�nt mettre � n�ant toutes ces l�gendes ! Aussi le baron de Gortz r�solut-il d'attirer Franz de T�lek dans le burg, et l'on sait par quels divers moyens il y �tait parvenu. La voix de la Stilla, envoy�e � l'auberge du _Roi Mathias_ par l'appareil t�l�phonique, avait provoqu� le jeune comte � se d�tourner de sa route pour s'approcher du ch�teau ; l'apparition de la cantatrice sur le terre-plein du bastion lui avait donn� l'irr�sistible d�sir d'y p�n�trer ; une lumi�re, montre � une des fen�tres du donjon, l'avait guid� vers la poterne qui �tait ouverte pour lui donner passage. Au fond de cette crypte, �clair�e �lectriquement, de laquelle il avait encore entendu cette voix si p�n�trante, entre les murs de cette cellule, o� des aliments lui �taient apport�s alors qu'il dormait d'un sommeil l�thargique, dans cette prison enfouie sous les profondeurs du burg et dont la porte s'�tait referm�e sur lui, Franz de T�lek �tait au pouvoir du baron de Gortz, et le baron de Gortz comptait bien qu'il n'en pourrait jamais sortir. Tels �taient les r�sultats obtenus par cette collaboration myst�rieuse de Rodolphe de Gortz et de son complice Orfanik. Mais, � son extr�me d�pit, le baron savait que l'�veil avait �t� donn� par Rotzko qui, n'ayant point suivi son ma�tre � l'int�rieur du ch�teau, avait pr�venu les autorit�s de Karlsburg. Une escouade d'agents �tait arriv�e au village de Werst, et le baron de Gortz allait avoir affaire � trop forte partie. En effet, comment Orfanik et lui parviendraient-ils � se d�fendre contre une troupe nombreuse ? Les moyens employ�s contre Nic Deck et le docteur Patak seraient insuffisants, car la police ne croit gu�re aux interventions diaboliques. Aussi tous deux s'�taient-ils d�termin�s � d�truire le burg de fond en comble, et ils n'attendaient plus que le moment d'agir. Un courant �lectrique �tait pr�par� pour mettre le feu aux charges de dynamite qui avaient �t� enterr�es sous le donjon, les bastions, la vieille chapelle, et l'appareil, destin�, � lancer ce courant, devait laisser au baron de Gortz et � son complice le temps de fuir par le tunnel du col de Vulkan. Puis, apr�s l'explosion dont le jeune comte et nombre de ceux qui auraient escalad� l'enceinte du ch�teau seraient les victimes, tous deux s'enfuiraient si loin que jamais on ne retrouverait leurs traces. Ce qu'il venait d'entendre de cette conversation avait donn� � Franz l'explication des ph�nom�nes du pass�. Il savait maintenant qu'une communication t�l�phonique existait entre le ch�teau des Carpathes et le village de Werst. Il n'ignorait pas non plus que le burg allait �tre an�anti dans une catastrophe qui lui co�terait la vie et serait fatale aux agents de la police amen�s par Rotzko. Il savait enfin que le baron de Gortz et Orfanik auraient le temps de fuir, -- fuir en entra�nant la Stilla, inconsciente... Ah ! pourquoi Frantz ne pouvait-il forcer l'entr�e de la chapelle, se jeter sur ces deux hommes !... il les aurait terrass�s, il les aurait frapp�s, il les aurait mis hors d'�tat de nuire, il aurait pu emp�cher l'effroyable ruine ! Mais ce qui �tait impossible en ce moment, ne le serait peut-�tre pas apr�s le d�part du baron. Lorsque tous deux auraient quitt� la chapelle, Franz, se jetant sur leurs traces, les poursuivrait jusqu'au donjon, et, Dieu aidant, il ferait justice ! Le baron de Gortz et Orfanik �taient d�j� au fond du chevet. Franz ne les perdait pas du regard. Par quelle issue allaient-ils sortir ? Serait-ce une porte donnant sur l'une des cours de l'enceinte, ou quelque couloir int�rieur qui devait raccorder la chapelle avec le donjon, car il semblait que toutes les constructions du burg communiquaient entre elles ? Peu importait, si le jeune comte ne rencontrait pas un obstacle qu'il ne pourrait franchir. En ce moment, quelques paroles furent encore �chang�es entre le baron de Gortz et Orfanik. � Il n'y a plus rien � faire ici ? -- Rien. -- Alors s�parons-nous. -- Votre intention est toujours que je vous laisse seul dans le ch�teau ?... -- Oui, Orfanik, et partez � l'instant par le tunnel du col de Vulkan. -- Mais vous ?... -- Je ne quitterai le burg qu'au dernier instant. -- Il est bien convenu que c'est � Bistritz que je dois aller vous attendre ? -- A Bistritz. -- Restez donc, baron Rodolphe, et restez seul, puisque c'est votre volont�. -- Oui... car je veux l'entendre... je veux l'entendre encore une fois pendant cette derni�re nuit que j'aurai pass�e au ch�teau des Carpathes ! � Quelques instants encore et le baron de Gortz, avec Orfanik, avait quitt� la chapelle. Bien que le nom de Stilla n'e�t pas �t� prononc� dans cette conversation, Frantz l'avait bien compris, c'�tait d'elle que venait de parler Rodolphe de Gortz. XVI Le d�sastre �tait imminent. Franz ne pouvait le pr�venir qu'en mettant le baron de Gortz hors d'�tat d'ex�cuter son projet. Il �tait alors onze heures du soir. Ne craignant plus d'�tre d�couvert, Franz reprit son travail. Les briques de la paroi se d�tachaient assez facilement ; mais son �paisseur �tait telle qu'une demi-heure s'�coula avant que l'ouverture f�t assez large pour lui livrer passage. D�s que Franz eut mis pied � l'int�rieur de cette chapelle ouverte � tous les vents, il se sentit ranim� par l'air du dehors. A travers les d�chirures de la nef et l'embrasure des fen�tres, le ciel laissait voir de l�gers nuages, chass�s par la brise. �� et l� apparaissaient quelques �toiles que faisait p�lir l'�clat de la lune montant sur l'horizon. Il s'agissait de trouver la porte qui s'ouvrait au fond de la chapelle, et par laquelle le baron de Gortz et Orfanik �taient sortis. C'est pourquoi, ayant travers� la nef obliquement, Franz s'avan�a-t-il vers le chevet. En cette partie tr�s obscure, o� ne p�n�traient pas les rayons lunaires, son pied se heurtait � des d�bris de tombes et aux fragments d�tach�s de la vo�te. Enfin, � l'extr�mit� du chevet, derri�re le retable de l'autel, pr�s d'une sombre encoignure, Franz sentit une porte vermoulue c�der sous sa pouss�e. Cette porte s'ouvrait sur une galerie, qui devait traverser l'enceinte. C'�tait par l� que le baron de Gortz et Orfanik �taient entr�s dans la chapelle, et c'�tait par l� qu'ils venaient d'en sortir. D�s que Franz fut dans la galerie, il se trouva de nouveau au milieu d'une compl�te. obscurit�. Apr�s nombre de d�tours, sans avoir eu ni � monter ni � descendre, il �tait certain de s'�tre maintenu au niveau des cours int�rieures. Une demi-heure plus tard, l'obscurit� parut �tre moins profonde : une demi-clart� se glissait � travers quelques ouvertures lat�rales de la galerie. Franz put marcher plus rapidement, et il d�boucha dans une large casemate, m�nag�e sous ce terre-plein du bastion, qui flanquait l'angle gauche de la courtine. Cette casemate �tait perc�e d'�troites meurtri�res, par lesquelles p�n�traient les rayons de la lune. A l'oppos� il y avait une porte ouverte. Le premier soin de Franz fut de se placer devant une des meurtri�res, afin de respirer cette fra�che brise de la nuit durant quelques secondes. Mais, au moment o� il allait se retirer, il crut apercevoir deux ou trois ombres, qui se mouvaient � l'extr�mit� inf�rieure du plateau d'Orgall, �clair� jusqu'au sombre massif de la sapini�re. Franz regarda. Quelques hommes allaient et venaient sur ce plateau, un peu en avant des arbres -- sans doute les agents de Karlsburg, ramen�s par Rotzko. S'�taient-ils donc d�cid�s � op�rer de nuit, dans l'espoir de surprendre les h�tes du ch�teau, ou attendaient-ils en cet endroit les premi�res lueurs de l'aube ? Quel effort Franz dut faire sur lui-m�me pour retenir le cri pr�t � lui �chapper, pour ne pas appeler Rotzko, qui aurait bien su entendre et reconna�tre sa voix ! Mais ce cri pouvait arriver jusqu'au donjon, et, avant que les agents eussent escalad� l'enceinte, Rodolphe de Gortz aurait le temps de mettre son appareil en activit� et de s'enfuir par le tunnel. Franz parvint � se ma�triser et s'�loigna de la meurtri�re. Puis, la casemate travers�e, il franchit la porte et continua de suivre la galerie. Cinq cents pas plus loin, il arriva au seuil d'un escalier qui se d�roulait dans l'�paisseur du mur. �tait-il enfin au donjon qui se dressait au milieu de la place d'armes ? Il avait lieu de le croire. Cependant, cet escalier ne devait pas �tre l'escalier principal qui acc�dait aux divers �tages. Il ne se composait que d'une suite d'�chelons circulaires, dispos�s comme les filets d'une vis � l'int�rieur d'une cage �troite et obscure. Franz monta sans bruit, �coutant, mais n'entendant rien, et, au bout d'une vingtaine de marches, il s'arr�ta sur un palier. L�, une porte s'ouvrait attenant � la terrasse, dont le donjon �tait entour� � son premier �tage. Franz se glissa le long de cette terrasse et, en prenant le soin de s'abriter derri�re le parapet, il regarda dans la direction du plateau d'Orgall. Plusieurs hommes apparaissaient encore au bord de la sapini�re, et rien n'indiquait qu'ils voulussent se rapprocher du burg. D�cid� � rejoindre le baron de Gortz avant qu'il se f�t enfui par le tunnel du col, Franz contourna l'�tage et arriva devant une autre porte, o� la vis de l'escalier reprenait sa r�volution ascendante. Il mit le pied sur la premi�re marche, appuya ses deux mains aux parois, et commen�a � monter. Toujours m�me silence. L'appartement du premier �tage n'�tait point habit�. Franz se h�ta d'atteindre les paliers qui donnaient acc�s aux �tages sup�rieurs. Lorsqu'il eut atteint le troisi�me palier, son pied ne rencontra plus de marche. L� se terminait l'escalier, qui desservait l'appartement le plus �lev� du donjon, celui que couronnait la plate-forme cr�nel�e, o� flottait autrefois l'�tendard des barons de Gortz. La paroi, � gauche du palier, �tait perc�e d'une porte, ferm�e en ce moment. A travers le trou de la serrure, dont la clef �tait en dehors, filtrait un vif rayon de lumi�re. Franz �couta et ne per�ut aucun bruit � l'int�rieur de l'appartement. En appliquant son oeil � la serrure, il ne distingua que la partie gauche d'une chambre, qui �tait tr�s �clair�e, la partie droite �tant plong�e dans l'ombre. Apr�s avoir tourn� la clef doucement, Franz poussa la porte qui s'ouvrit. Une salle spacieuse occupait tout cet �tage sup�rieur du donjon. Sur ses murs circulaires s'appuyait une vo�te � caissons, dont les nervures, en se rejoignant au centre, se fondaient en un lourd pendentif. Des tentures �paisses, d'anciennes tapisseries � personnages, recouvraient ses parois. Quelques vieux meubles, bahuts, dressoirs, fauteuils, escabeaux, la meublaient assez artistement. Aux fen�tres pendaient d'�pais rideaux, qui ne laissaient rien passer au-dehors de la clart� int�rieure. Sur le plancher se d�veloppait un tapis de haute laine, sur lequel s'amortissaient les pas. L'arrangement de la salle �tait au moins bizarre, et, en y p�n�trant, Franz fut surtout frapp� du contraste qu'elle offrait, suivant qu'elle �tait baign�e d'ombre ou de lumi�re. A droite de la porte, le fond disparaissait au milieu d'une profonde obscurit�. A gauche, au contraire, une estrade, dont la surface �tait drap�e d'�toffes noires, recevait une puissante lumi�re, due � quelque appareil de concentration, plac� en avant, mais de mani�re � ne pouvoir �tre aper�u. A une dizaine de pieds de cette estrade, dont il �tait s�par� par un �cran � hauteur d'appui, se trouvait un antique fauteuil � long dossier, que l'�cran entourait d'une sorte de p�nombre. Pr�s du fauteuil, une petite table, recouverte d'un tapis, supportait une bo�te rectangulaire. Cette bo�te, longue de douze � quinze pouces, large de cinq � six, dont le couvercle, incrust� de pierreries, �tait relev�, contenait un cylindre m�tallique. D�s son entr�e dans la salle, Franz s'aper�ut que le fauteuil �tait occup�. L�, en effet, il y avait une personne qui gardait une compl�te immobilit�, la t�te renvers�e contre le dos du fauteuil, les paupi�res closes, le bras droit �tendu sur la table, la main appuy�e sur la partie ant�rieure de la bo�te. C'�tait Rodolphe de Gortz. �tait-ce donc pour s'abandonner au sommeil que le baron avait voulu passer cette derni�re nuit � l'extr�me �tage du vieux donjon ? Non !... Cela ne pouvait �tre, d'apr�s ce que Franz lui avait entendu dire � Orfanik. Le baron de Gortz �tait seul dans cette chambre, d'ailleurs, et, conform�ment aux ordres qu'il avait re�us, il n'�tait pas douteux que son compagnon ne se f�t d�j� enfui par le tunnel. Et la Stilla ?... Rodolphe de Gortz n'avait-il pas dit aussi qu'il voulait l'entendre une derni�re fois dans ce ch�teau des Carpathes, avant qu'il n'e�t �t� d�truit par l'explosion ?... Et pour quelle autre raison aurait-il regagn� cette salle, o� elle devait venir, chaque soir, l'enivrer de son chant ?... O� �tait donc la Stilla ?... Franz ne la voyait ni ne l'entendait... Apr�s tout, qu'importait, maintenant que Rodolphe de Gortz �tait � la merci du jeune comte !... Franz saurait bien le contraindre � parler. Mais, �tant donn� l'�tat de surexcitation o� il se trouvait, n'allait-il pas se jeter sur cet homme qu'il ha�ssait comme il en �tait ha�, qui lui avait enlev� la Stilla... la Stilla, vivante et folle... folle par lui... et le frapper ?... Franz vint se poster derri�re le fauteuil. Il n'avait plus qu'un pas � faire pour saisir le baron de Gortz, et, le sang aux yeux, la t�te perdue, il levait la main... Soudain la Stilla apparut. Franz laissa tomber son couteau sur le tapis. La Stilla �tait debout sur l'estrade, en pleine lumi�re, sa chevelure d�nou�e, ses bras tendus, admirablement belle dans son costume blanc de l'Ang�lica d'Orlando, telle qu'elle s'�tait montr�e sur le bastion du burg. Ses yeux, fix�s sur le jeune comte, le p�n�traient jusqu'au fond de l'�me... Il �tait impossible que Franz ne f�t pas vu d'elle, et, pourtant, la Stilla ne faisait pas un geste pour l'appeler... elle n'entrouvrait pas les l�vres pour lui parler... H�las ! elle �tait folle ! Franz allait s'�lancer sur l'estrade pour la saisir entre ses bras, pour l'entra�ner au-dehors... La Stilla venait de commencer � chanter. Sans quitter son fauteuil, le baron de Gortz s'�tait pench� vers elle. Au paroxysme de l'extase, le dilettante respirait cette voix comme un parfum, il la buvait comme une liqueur divine. Tel il �tait autrefois aux repr�sentations des th��tres d'Italie, tel il �tait alors au milieu de cette salle, dans une solitude infinie, au sommet de ce donjon, qui dominait la campagne transylvaine ! Oui ! la Stilla chantait !... Elle chantait pour lui... rien que pour lui !... C'�tait comme un souffle s'exhalant de ses l�vres, qui semblaient �tre immobiles... Mais, si la raison l'avait abandonn�e, du moins son �me d'artiste lui �tait-elle rest�e toute enti�re ! Franz, lui aussi, s'enivrait du charme de cette voix qu'il n'avait pas entendue depuis cinq longues ann�es... Il s'absorbait dans l'ardente contemplation de cette femme qu'il croyait ne jamais revoir, et qui �tait l�, vivante, comme si quelque miracle l'e�t ressuscit�e � ses yeux ! Et ce chant de la Stilla, n'�tait-ce pas entre tous celui qui devait faire vibrer plus vivement au coeur de Franz les cordes du souvenir ? Oui ! il avait reconnu le finale de la tragique sc�ne d'_Orlando_, ce finale o� l'�me de la cantatrice s'�tait bris�e sur cette derni�re phrase : Innamorata, mio cuore tremante, Voglio morire... Franz la suivait note par note, cette phrase ineffable... Et il se disait qu'elle ne serait pas interrompue, comme elle l'avait �t� sur le th��tre de San-Carlo !... Non !... Elle ne mourrait pas entre les l�vres de la Stilla, comme elle �tait morte � sa repr�sentation d'adieu... Franz ne respirait plus... Toute sa vie �tait attach�e � ce chant... Encore quelques mesures, et ce chant s'ach�verait dans toute son incomparable puret�... Mais voici que la voix commence � faiblir... On dirait que la Stilla h�site en r�p�tant ces mots d'une douleur poignante : Voglio morire... La Stilla va-t-elle tomber sur cette estrade comme elle est autrefois tomb�e sur la sc�ne ?... Elle ne tombe pas, mais le chant s'arr�te � la m�me mesure, � la m�me note qu'au th��tre de San-Carlo... Elle pousse un cri... et c'est le m�me cri que Franz avait entendu ce soir-l�... Et pourtant, la Stilla est toujours l�, debout, immobile, avec son regard ador�, -- ce regard qui jette au jeune comte toutes les tendresses de son �me... Franz s'�lance vers elle... Il veut l'emporter hors de cette salle, hors de ce ch�teau... A ce moment, il se rencontre face � face avec le baron, qui venait de se relever. � Franz de T�lek !... s'�crie Rodolphe de Gortz. Franz de T�lek qui a pu s'�chapper... � Mais Franz ne lui r�pond m�me pas, et, se pr�cipitant vers l'estrade : � Stilla... ma ch�re Stilla, r�p�te-t-il, toi que je retrouve ici... vivante... -- Vivante... la Stilla... vivante !... � s'�crie le baron de Gortz. Et cette phrase ironique s'ach�ve dans un �clat de rire, o� l'on sent tout l'emportement de la rage. � Vivante !... reprend Rodolphe de Gortz. Eh bien ! que Franz de T�lek essaie donc de me l'enlever ! � Franz a tendu les bras vers la Stilla, dont les yeux sont ardemment fix�s sur lui... A ce moment, Rodolphe de Gortz se baisse, ramasse le couteau qui s'est �chapp� de la main de Franz, et il le dirige vers la Stilla immobile... Franz se pr�cipite sur lui, afin de d�tourner le coup qui menace la malheureuse folle... Il est trop tard... le couteau la frappe au coeur... Soudain, le bruit d'une glace qui se brise se fait entendre, et, avec les mille �clats de verre, dispers�s � travers la salle, dispara�t la Stilla... Franz est demeur� inerte... Il ne comprend plus... Est-ce qu'il est devenu fou, lui aussi ?... Et alors Rodolphe de Gortz de s'�crier : � La Stilla �chappe encore � Franz de T�lek !... Mais sa voix... sa voix me reste... Sa voix est � moi... � moi seul... et ne sera jamais � personne ! � Au moment o� Franz va se jeter sur le baron de Gortz, ses forces l'abandonnent, et il tombe sans connaissance au pied de l'estrade. Rodolphe de Gortz ne prend m�me pas garde au jeune comte. Il saisit la bo�te d�pos�e sur la table, il se pr�cipite hors de la salle, il descend au premier �tage du donjon ; puis, arriv� sur la terrasse, il la contourne, et il allait gagner l'autre porte, lorsqu'une d�tonation retentit. Rotzko, post� au rebord de la contrescarpe, venait de tirer sur le baron de Gortz. Le baron ne fut pas atteint, mais la balle de Rotzko fracassa la bo�te qu'il serrait entre ses bras. Il poussa un cri terrible. � Sa voix... sa voix !... r�p�tait-il. Son �me... l'�me de la Stilla... Elle est bris�e... bris�e... bris�e !... � Et alors, les cheveux h�riss�s, les mains crisp�es, on le vit courir le long de la terrasse, criant toujours : � Sa voix... sa voix !... Ils m'ont bris� sa voix !... Qu'ils soient maudits ! � Puis, il disparut � travers la porte, au moment o� Rotzko et Nic Deck cherchaient � escalader l'enceinte du burg, sans attendre l'escouade des agents de police. Presque aussit�t, une formidable explosion fit trembler tout le massif du Plesa. Des gerbes de flammes s'�lev�rent jusqu'aux nuages, et une avalanche de pierres retomba sur la route du Vulkan. Des bastions, de la courtine, du donjon, de la chapelle du ch�teau des Carpathes, il ne restait plus qu'une masse de ruines fumantes � la surface du plateau d'Orgall. XVII On ne l'a point oubli�, en se reportant � la conversation du baron et de Orfanik, l'explosion ne devait d�truire le ch�teau qu'apr�s le d�part de Rodolphe de Gortz. Or, au moment o� cette explosion s'�tait produite, il �tait impossible que le baron e�t eu le temps de s'enfuir par le tunnel sur la route du col. Dans l'emportement de la douleur, dans la folie du d�sespoir, n'ayant plus conscience de ce qu'il faisait, Rodolphe de Gortz avait-il provoqu� une catastrophe imm�diate dont il devait avoir �t� la premi�re victime ? Apr�s les incompr�hensibles paroles qui lui �taient �chapp�es, au moment o� la balle de Rotzko venait de briser la bo�te qu'il emportait, avait-il voulu s'ensevelir sous les ruines du burg ? En tout cas, il fut tr�s heureux que les agents, surpris par le coup de fusil de Rotzko, se trouvassent encore � une certaine distance, lorsque l'explosion �branla le massif. C'est � peine si quelques-uns furent atteints par les d�bris qui tomb�rent au pied du plateau d'Orgall. Seuls, Rotzko et le forestier �taient alors au bas de la courtine, et, en v�rit�, ce fut miracle qu'ils n'eussent pas �t� �cras�s sous cette pluie de pierres. L'explosion avait donc produit son effet, lorsque Rotzko, Nic Deck et les agents parvinrent, sans trop de peine, � franchir l'enceinte, en remontant le foss�, qui avait �t� � demi combl� par le renversement des murailles. Cinquante pas au-del� de la courtine, un corps fut relev� au milieu des d�combres, � la base du donjon. C'�tait celui de Rodolphe de Gortz. Quelques anciens du pays -- entre autres ma�tre Koltz -- le reconnurent sans h�sitation. Quant � Rotzko et � Nic Deck, ils ne songeaient qu'� retrouver le jeune comte. Puisque Franz n'avait pas reparu dans les d�lais convenus entre son soldat et lui, c'est qu'il n'avait pu s'�chapper du ch�teau. Mais Rotzko n'osait esp�rer qu'il e�t surv�cu, qu'il ne f�t pas une victime de la catastrophe ; aussi pleurait-il � grosses larmes, et Nic Deck ne savait comment le calmer. Cependant, apr�s une demi-heure de recherches, Lejeune comte fut retrouv� an premier �tage du donjon, sous un arc-boutement de la muraille, qui l'avait emp�ch� d'�tre �cras�. � Mon ma�tre... mon pauvre ma�tre... --Monsieur le comte... � Ce furent les premi�res paroles que prononc�rent Rotzko et Nic Deck, lorsqu'ils se pench�rent sur Franz. Ils devaient le croire mort, il n'�tait qu'�vanoui. Franz rouvrit les veux ; mais son regard sans fixit� ne semblait ni reconna�tre Rotzko ni l'entendre. Nic Deck, qui avait soulev� le jeune comte dans ses bras, lui parla encore ; il ne fit aucune r�ponse. Ces derniers mots du chant de la Stilla s'�chappaient seuls de sa bouche : Innamorata... Voglio morire... Franz de T�lek �tait fou. XVIII Personne, sans doute, puisque le jeune comte avait perdu la raison, n'aurait jamais eu l'explication des derniers ph�nom�nes dont le ch�teau des Carpathes avait �t� le th��tre, sans les r�v�lations qui furent faites dans les circonstances que voici : Pendant quatre jours, Orfanik avait attendu, comme c'�tait convenu, que le baron de Gortz v�nt le rejoindre � la bourgade de Bistritz. En ne le voyant pas repara�tre, il s'�tait demand� s'il n'avait pas �t� victime de l'explosion. Pouss� alors par la curiosit� autant que par l'inqui�tude, il avait quitt� la bourgade, il avait repris la route de Werst, et il �tait revenu r�der aux environs du burg. Mal lui en prit, car les agents de la police ne tard�rent pas � s'emparer de sa personne sur les indications de Rotzko, qui le connaissait et de longue date'. Une fois dans la capitale du comitat, en pr�sence des magistrats devant lesquels il fut conduit, Orfanik ne fit aucune difficult� de r�pondre aux questions qui lui furent pos�es au cours de l'enqu�te ordonn�e sur cette catastrophe. Nous avouerons m�me que la triste fin du baron Rodolphe de Gortz ne parut pas �mouvoir autrement ce savant �go�ste et maniaque, qui n'avait � coeur que ses inventions. En premier lieu, sur les demandes pressantes de Rotzko, Orfanik affirma que la Stilla �tait morte, et -- ce sont les expressions m�mes dont il se servit --, qu'elle �tait enterr�e et bien enterr�e depuis cinq ans dans le cimeti�re du Campo Santo Nuovo, � Naples. Cette affirmation ne fut pas le moindre des �tonnements que devait provoquer cette �trange aventure. En effet, si la Stilla �tait morte, comment se faisait-il que Franz e�t pu entendre sa voix dans la grande salle de l'auberge, puis la voir appara�tre sur le terre-plein du bastion, puis s'enivrer de son chant, lorsqu'il �tait enferm� dans la crypte ?... Enfin comment l'avait-il retrouv�e vivante dans la chambre du donjon ? Voici l'explication de ces divers ph�nom�nes, qui semblaient devoir �tre inexplicables. On se souvient de quel d�sespoir avait �t� saisi le baron de Gortz, lorsque le bruit s'�tait r�pandu que la Stilla avait pris la r�solution de quitter le th��tre pour devenir comtesse de T�lek. L'admirable talent de l'artiste, c'est-�-dire toutes ses satisfactions de dilettante, allaient lui manquer. Ce fut alors que Orfanik lui proposa de recueillir, au moyen d'appareils phonographiques, les principaux morceaux de son r�pertoire que la cantatrice se proposait de chanter � ses repr�sentations d'adieu. Ces appareils �taient merveilleusement perfectionn�s � cette �poque, et Orfanik les avait rendus si parfaits que la voix humaine n'y subissait aucune alt�ration, ni dans son charme, ni dans sa puret�. Le baron de Gortz accepta l'offre du physicien. Des phonographes furent install�s successivement et secr�tement au fond de la loge grill�e pendant le dernier mois de la saison. C'est ainsi que se grav�rent sur leurs plaques, cavatines, romances d'op�ras ou de concerts, entre autres, la m�lodie de St�fano et cet air final d'Orlando qui fut interrompu par la mort de la Stilla. Voici en quelles conditions le baron de Gortz �tait venu s'enfermer au ch�teau des Carpathes, et l�, chaque soir, il pouvait entendre les chants qui avaient �t� recueillis par ces admirables appareils. Et non seulement il entendait la Stilla, comme s'il e�t �t� dans sa loge, mais -- ce qui peut para�tre absolument incompr�hensible --, il la voyait comme si elle e�t �t� vivante, devant ses yeux. C'�tait un simple artifice d'optique. On n'a pas oubli� que le baron de Gortz avait acquis un magnifique portrait de la cantatrice. Ce portrait la repr�sentait en pied avec son costume blanc de l'Ang�lica d'Orlando et sa magnifique chevelure d�nou�e. Or, au moyen de glaces inclin�es suivant un certain angle calcul� par Orfanik, lorsqu'un foyer puissant �clairait ce portrait plac� devant un miroir, la Stilla apparaissait, par r�flexion, aussi � r�elle � que lorsqu'elle �tait pleine de vie et dans toute la splendeur de sa beaut�. C'est gr�ce � cet appareil, transport� pendant la nuit sur le terre-plein du bastion, que Rodolphe de Gortz l'avait fait appara�tre, lorsqu'il avait voulu attirer Franz de T�lek ; c'est gr�ce � ce m�me appareil que Lejeune comte avait revu la Stilla dans la salle du donjon, tandis que son fanatique admirateur s'enivrait de sa voix et de ses chants. Tels sont, tr�s sommaires, les renseignements que donna Orfanik d'une mani�re plus d�taill�e au cours de son interrogatoire. Et, il faut le dire, c'est avec une fiert� sans �gale qu'il se d�clara l'auteur de ces inventions g�niales, qu'il avait port�es au plus haut degr� de perfection. Cependant, si Orfanik avait mat�riellement expliqu� ces divers ph�nom�nes, ou plut�t ces � trucs �, pour employer le mot consacr�, ce qu'il ne s'expliquait pas, c'�tait pourquoi le baron de Gortz, avant l'explosion, n'avait pas eu le temps de s'enfuir par le tunnel du col du Vulkan. Mais, lorsque Orfanik eut appris qu'une balle avait bris� l'objet que Rodolphe de Gortz emportait entre ses bras, il comprit. Cet objet, c'�tait l'appareil phonographique qui renfermait le dernier chant de la Stilla, c'�tait celui que Rodolphe de Gortz avait voulu entendre une fois encore dans la salle du donjon, avant son effondrement. Or, cet appareil d�truit, c'�tait la vie du baron de Gortz d�truite aussi, et, fou de d�sespoir, il avait voulu s'ensevelir sous les ruines du burg. Le baron Rodolphe de Gortz a �t� inhum� clins le cimeti�re de Werst avec les honneurs dus � l'ancienne famille qui finissait en sa personne. Quant au jeune comte de T�lek, Rotzko l'a fait transporter au ch�teau de Krajowa, o� il se consacre tout entier � soigner son ma�tre. Orfanik lui a volontiers c�d� les phonographes o� sont recueillis les autres chants de la Stilla, et, lorsque Franz entend la voix de la grande artiste, il y pr�te une certaine attention, il reprend sa lucidit� d'autrefois, il semble que son �me s'essaie � revivre dans les souvenirs de cet inoubliable pass�. De fait, quelques mois plus tard, le jeune comte avait recouvert la raison, et c'est par lui qu'on a connu les d�tails de cette derni�re nuit au ch�teau des Carpathes. Disons maintenant que le mariage de la charmante Miriota et de Nic Deck fut c�l�br� dans la huitaine qui suivit la catastrophe. Apr�s que les fianc�s eurent re�u la b�n�diction du pope au village de Vulkan, ils revinrent � Werst, o� ma�tre Koltz leur avait r�serv� la plus belle chambre de sa maison. Mais, de ce que ces divers ph�nom�nes ont �t� mis au jour d'une fa�on naturelle, il ne faudrait pas s'imaginer que la jeune femme ne croit plus aux fantastiques apparitions du burg. Nic Deck a beau la raisonner -- Jonas aussi, car il tient � ramener la client�le au _Roi Mathias_ --, elle n'est point convaincue, pas plus, d'ailleurs, que ne le sont ma�tre Koltz, le berger Frik, le magister Hermod et les autres habitants de Werst. On comptera bien des ann�es, vraisemblablement, avant que ces braves gens aient renonc� � leurs superstitieuses croyances. Toutefois, le docteur Patak, qui a repris ses fanfaronnades habituelles, ne cesse de r�p�ter � qui veut l'entendre : � Eh bien ! ne l'avais-je pas dit ?... Des g�nies dans le burg !... Est-ce qu'il existe des g�nies ! � Mais personne ne l'�coute, et on le prie m�me de se taire, lorsque ses railleries d�passent la mesure. Du reste, le magister Hermod n'a pas cess� de baser ses le�ons sur l'�tude des l�gendes transylvaines. Longtemps encore, la jeune g�n�ration du village de Werst croira que les esprits de l'autre monde hantent les ruines du ch�teau des Carpathes. Fin *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, LE CH�TEAU DES CARPATHES *** This file should be named 8carp10.txt or 8carp10.zip Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 8carp11.txt VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 8carp10a.txt Project Gutenberg eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US unless a copyright notice is included. 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