The Project Gutenberg EBook of Le ch�teau des Carpathes, by Jules Verne
(#25 in our series by Jules Verne)

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Title: Le ch�teau des Carpathes

Author: Jules Verne

Release Date: February, 2004  [EBook #5082]
[Yes, we are more than one year ahead of schedule]
[This file was first posted on April 18, 2002]

Edition: 10

Language: French

Character set encoding: UTF-8

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, LE CH�TEAU DES CARPATHES ***




This eBook was produced by Norm Wolcott.



                        Le ch�teau des Carpathes

                        Le ch�teau des Carpathes

                                  par

                              Jules Verne

                                    I

Cette histoire n'est pas fantastique, elle n'est que romanesque.
Faut-il en conclure qu'elle ne soit pas vraie, �tant donn� son
invraisemblance ? Ce serait une erreur. Nous sommes d'un temps o� tout
arrive, -- on a presque le droit de dire o� tout est arriv�. Si notre
r�cit n'est point vraisemblable aujourd'hui, il peut l'�tre demain,
gr�ce aux ressources scientifiques qui sont le lot de l'avenir, et
personne ne s'aviserait de le mettre au rang des l�gendes. D'ailleurs,
il ne se cr�e plus de l�gendes au d�clin de ce pratique et positif XIXe
si�cle, ni en Bretagne, la contr�e des farouches korrigans, ni en
Ecosse, la terre des brownies et des gnomes, ni en Norv�ge, la patrie
des ases, des elfes, des sylphes et des valkyries, ni m�me en
Transylvanie, o� le cadre des Carpathes se pr�te si naturellement �
toutes les �vocations psychagogiques. Cependant il convient de noter
que le pays transylvain est encore tr�s attach� aux superstitions des
premiers �ges.

Ces provinces de l'extr�me Europe, M. de G�rando les a d�crites, �lis�e
Reclus les a visit�es. Tous deux n'ont rien dit de la curieuse histoire
sur laquelle repose ce roman. En ont-ils eu connaissance ? peut-�tre,
mais ils n'auront point voulu y ajouter foi. C'est regrettable, car ils
l'eussent racont�e, l'un avec la pr�cision d'un annaliste, l'autre avec
cette po�sie instinctive dont sont empreintes ses relations de voyage.

Puisque ni l'un ni l'autre ne l'ont fait, je vais essayer de le faire
pour eux.

Le 29 mai de cette ann�e-l�, un berger surveillait son troupeau � la
lisi�re d'un plateau verdoyant, au pied du Retyezat, qui domine une
vall�e fertile, bois�e d'arbres � tiges droites, enrichie de belles
cultures. Ce plateau �lev�, d�couvert, sans abri, les galernes, qui
sont les vents de nord-ouest, le rasent pendant l'hiver comme avec un
rasoir de barbier. On dit alors, dans le pays, qu'il se fait la barbe
-- et parfois de tr�s pr�s.

Ce berger n'avait rien d'arcadien dans son accoutrement, ni de
bucolique dans son attitude. Ce n'�tait pas Daphnis, Amyntas, Tityre,
Lycidas ou M�lib�e. Le Lignon ne murmurait point � ses pieds ensabot�s
de gros socques de bois : c'�tait la Silvalaque, dont les eaux fra�ches
et pastorales eussent �t� dignes de couler � travers les m�andres du
roman de l'Astr�e.

Frik, Frik du village de Werst -- ainsi se nommait ce rustique p�tour
--, aussi mal tenu de sa personne que ses b�tes, bon � loger dans cette
sordide crapaudi�re, b�tie � l'entr�e du village, o� ses moutons et ses
porcs vivaient dans une r�voltante prouacrerie --, seul mot, emprunt�
de la vieille langue, qui convienne aux pouilleuses bergeries du
comitat.

_L'immanum pecus_ paissait donc sous la conduite dudit Frik, --
_immanior ipse_. Couch� sur un tertre matelass� d'herbe, il dormait
d'un oeil, veillant de l'autre, sa grosse pipe � la bouche, parfois
sifflant ses chiens, lorsque quelque brebis s'�loignait du p�turage, ou
donnant un coup de bouquin que r�percutaient les �chos multiples de la
montagne.

Il �tait quatre heures apr�s midi. Le soleil commen�ait � d�cliner.
Quelques sommets, dont les bases se noyaient d'une brume flottante,
s'�clairaient dans l'est. Vers le sud-ouest, deux brisures de la cha�ne
laissaient passer un oblique faisceau de rayons, comme un jet lumineux
qui filtre par une porte entrouverte.

Ce syst�me orographique appartenait � la portion la plus sauvage de la
Transylvanie, comprise sous la d�nomination de comitat de Klausenburg
ou Kolosvar.

Curieux fragment de l'empire d'Autriche, cette Transylvanie, � l'Erdely
� en magyar, c'est-�-dire � le pays des for�ts �. Elle est limit�e par
la Hongrie au nord, la Valachie au sud, la Moldavie � l'ouest. �tendue
sur soixante mille kilom�tres carr�s, soit six millions d'hectares -- �
peu pr�s le neuvi�me de la France --, c'est une sorte de Suisse, mais
de moiti� plus vaste que le domaine helv�tique, sans �tre plus peupl�e.
Avec ses plateaux livr�s � la culture, ses luxuriants p�turages, ses
vall�es capricieusement dessin�es, ses cimes sourcilleuses, la
Transylvanie, z�br�e par les ramifications d'origine plutonique des
Carpathes, est sillonn�e de nombreux cours d'eaux qui vont grossir la
Theiss et ce superbe Danube, dont les Portes de Fer, � quelques milles
au sud [La mille hongrois vaut environ 7 500 m�tres.], ferment le
d�fil� de la cha�ne des Balkans sur la fronti�re de la Hongrie et de
l'empire ottoman.

Tel est cet ancien pays des Daces, conquis par Trajan au premier si�cle
de l'�re chr�tienne. L'ind�pendance dont il jouissait sous jean Zapoly
et ses successeurs jusqu'en 1699, prit fin avec L�opold Ier, qui
l'annexa � l'Autriche. Mais, quelle qu'ait �t� sa constitution
politique, il est rest� le commun habitat de diverses races qui s'y
coudoient sans se fusionner, les Valaques ou Roumains, les Hongrois,
les Tsiganes, les Szeklers d'origine moldave, et aussi les Saxons que
le temps et les circonstances finiront par � magyariser � au profit de
l'unit� transylvaine.

A quel type se raccordait le berger Frik ? �tait-ce un descendant
d�g�n�r� des anciens Daces ? Il e�t �t� malais� de se prononcer, � voir
sa chevelure en d�sordre, sa face machur�e, sa barbe en broussailles,
ses sourcils �pais comme deux brosses � crins rouge�tres, ses yeux
pers, entre le vert et le bleu, et dont le larmier humide �tait
circonscrit du cercle s�nile. C'est qu'il est �g� de soixante-cinq ans,
-- il y a lieu de le croire du moins. Mais il est grand, sec, droit
sous son sayon jaun�tre moins poilu que sa poitrine, et un peintre ne
d�daignerait pas d'en saisir la silhouette, lorsque, coiff� d'un
chapeau de sparterie, vrai bouchon de paille, il s'accote sur soit
b�ton � bec de corbin, aussi immobile qu'un roc.

Au moment o� les rayons p�n�traient � travers la brisure de l'ouest,
Frik se retourna ; puis, de sa main � demi ferm�e, il se fit un
porte-vue -- comme il en e�t fait un porte-voix pour �tre entendu au
loin et il regarda tr�s attentivement.

Dans l'�claircie de l'horizon, � un bon mille, niais tr�s amoindri par
l'�loignement, se profilaient les formes d'un burg. Cet antique ch�teau
occupait, sur une croupe isol�e du col de Vulkan, la partie sup�rieure
d'un plateau appel� le plateau d'Orgall. Sous le jeu d'une �clatante
lumi�re, son relief se d�tachait cr�ment, avec cette nettet� que
pr�sentent les vues st�r�oscopiques. N�anmoins, il fallait que l'oeil
du p�tour f�t dou� d'une grande puissance de vision pour distinguer
quelque d�tail de cette masse lointaine.

Soudain le voil� qui s'�crie en hochant la t�te :

� Vieux burg !... Vieux burg !... Tu as beau te carrer sur ta base !...
Encore trois ans, et tu auras cess� d'exister, puisque ton h�tre n'a
plus que trois branches ! � Ce h�tre, plant� � l'extr�mit� de l'un des
bastions du burg, s'appliquait en noir sur le fond du ciel comme une
fine d�coupure de papier, et c'est � peine s'il e�t �t� visible pour
tout autre que Frik � cette distance. Quant � l'explication de ces
paroles du berger, qui �taient provoqu�es par une l�gende relative au
ch�teau, elle sera donn�e en son temps.

� Oui ! r�p�ta-t-il, trois branches... Il y en avait quatre hier, mais
la quatri�me est tomb�e cette nuit... Il n'en reste que le moignon...
je n'en compte plus que trois � l'enfourchure... Plus que trois, vieux
burg... plus que trois ! �

Lorsqu'on prend un berger par son c�t� id�al, l'imagination en fait
volontiers un. �tre r�veur et contemplatif ; il s'entretient avec les
plan�tes ; il conf�re avec les �toiles ; il lit dans le ciel. Au vrai,
c'est g�n�ralement une brute ignorante et bouch�e. Pourtant la
cr�dulit� publique lui attribue ais�ment le don du surnaturel ; il
poss�de des mal�fices ; suivant son humeur, il conjure les sorts ou les
jette aux gens et aux b�tes -- ce qui est tout un dans ce cas ; il vend
des poudres sympathiques ; on lui ach�te des philtres et des formules.
Ne va-t-il pas jusqu'� rendre les sillons st�riles, en y lan�ant des
pierres enchant�es, et les brebis inf�condes rien qu'en les regardant
de l'oeil gauche ? Ces superstitions sont de tous les temps et de tous
les pays. M�me au milieu des campagnes plus civilis�es, on ne passe pas
devant un berger, sans lui adresser quelque parole amicale, quelque
bonjour significatif, en le saluant du nom de � pasteur � auquel il
tient. Un coup de chapeau, cela permet d'�chapper aux malignes
influences, et sur les chemins de la Transylvanie, ou ne s'y �pargne
pas plus qu'ailleurs.

Frik �tait regard� comme un sorcier, un �vocateur d'apparitions
fantastiques. A entendre celui-ci, les vampires et les stryges lui
ob�issaient ; � en croire celui-l�, on le rencontrait, au d�clin de la
lune, par les nuits sombres, comme on voit en d'autres contr�es le
grand bissexte, acheval� sur la vanne des moulins, causant avec les
loups ou r�vant aux �toiles.

Frik laissait dire, y trouvant profit. Il vendait des charmes et des
contre-charmes. Mais, observation � noter, il �tait lui-m�me aussi
cr�dule que sa client�le, et s'il ne croyait pas � ses propres
sortil�ges, du moins ajoutait-il foi aux l�gendes qui couraient le pays.

On ne s'�tonnera donc pas qu'il e�t tir� ce pronostic relatif � la
disparition prochaine du vieux burg, puisque le h�tre �tait r�duit �
trois branches, ni qu'il e�t h�te d'en porter la nouvelle � Werst.

Apr�s avoir rassembl� son troupeau en beuglant � pleins poumons �
travers un long bouquin de bois blanc, Frik reprit le chemin du
village. Ses chiens le suivaient harcelant les b�tes -- deux
demi-griffons b�tards, hargneux et f�roces, qui semblaient plut�t
propres � d�vorer des moutons qu'� les garder. Il y avait l� une
centaine de b�liers et de brebis, dont une douzaine d'antenais de
premi�re ann�e, le reste en animaux de troisi�me et de quatri�me ann�e,
soit de quatre et de six dents.

Ce troupeau appartenait au juge de Werst, le bir� Koltz, lequel payait
� la commune un gros droit de br�biage, et qui appr�ciait fort son
p�tour Frik, le sachant tr�s habile � la tonte, et tr�s entendu au
traitement des maladies, muguet, affil�e, avertin, douve, encaussement,
fal�re, clavel�e, pi�tin, rabuze et autres affections d'origine
p�cuaire.

Le troupeau marchait en masse compacte, le sonnailler devant, et, pr�s
de lui, la brebis birane, faisant tinter leur clarine au milieu des
b�lements.

Au sortir de la p�ture, Frik prit un large sentier, bordant de vastes
champs. L� ondulaient les magnifiques �pis d'un bl� tr�s haut sur tige,
tr�s long de chaume ; l� s'�tendaient quelques plantations de ce �
koukouroutz �, qui est le ma�s du pays. Le chemin conduisait � la
lisi�re d'une for�t de pins et de sapins, aux dessous frais et sombres.
Plus bas, la Sil promenait son cours lumineux, filtr� par le cailloutis
du fond, et sur lequel flottaient les billes de bois d�bit�es par les
scieries de l'amont.

Chiens et moutons s'arr�t�rent sur la rive droite de la rivi�re et se
mirent � boire avidement au ras de la berge, en remuant le fouillis des
roseaux.

Werst n'�tait plus qu'� trois port�es de fusil, au-del� d'une �paisse
saulaie, form�e de francs arbres et non de ces t�tards rabougris, qui
touffent � quelques pieds au-dessus de leurs racines. Cette saulaie se
d�veloppait jusqu'aux pentes du col de Vulkan, dont le village, qui
porte ce nom, occupe une saillie sur le versant m�ridional des massifs
du Plesa.

La campagne �tait d�serte � cette heure. C'est seulement � la nuit
tombante que les gens de culture regagnent leur foyer, et Frik n'avait
pu, chemin faisant, �changer le bonjour traditionnel. Son troupeau
d�salt�r�, il allait s'engager entre les plis de la vall�e, lorsqu'un
homme apparut au tournant de la Sil, une cinquantaine de pas en aval.

-- Eh ! l'ami ! � cria-t-il au p�tour.

C'�tait un de ces forains qui courent les march�s du comitat. On les
rencontre dans les villes, dans les bourgades, jusque dans les plus
modestes villages. Se faire comprendre n'est point pour les embarrasser
: ils parlent toutes les langues. Celui-ci �tait-il italien, saxon ou
valaque ? Personne n'e�t pu le dire ; mais il �tait juif, juif
polonais, grand, maigre, nez busqu�, barbe en pointe, front bomb�, yeux
tr�s vifs.

Ce colporteur vendait des lunettes, des thermom�tres, des barom�tres et
de petites horloges. Ce qui n'�tait pas renferm� dans la balle
assujettie par de fortes bretelles sur ses �paules, lui pendait au cou
et � la ceinture : un v�ritable brelandinier, quelque chose comme un
�talagiste ambulant.

Probablement ce juif avait le respect et peut-�tre la crainte salutaire
qu'inspirent les bergers. Aussi saluat-il Frik de la main. Puis, dans
cette langue roumaine, qui est form�e du latin et du slave, il dit avec
un accent �tranger :

� Cela va-t-il comme vous voulez, l'ami ?

-- Oui... suivant le temps, r�pondit Frik.

-- Alors vous allez bien aujourd'hui, car il fait beau.

-- Et j'irai mal demain, car il pleuvra.

-- Il pleuvra ?... s'�cria le colporteur. Il pleut donc sans nuages
dans votre pays ?

-- Les nuages viendront cette nuit... et de l�-bas... du mauvais c�t�
de la montagne.

-- A quoi voyez-vous cela ?

-- A la laine de mes moutons, qui est r�che et s�che comme un cuir
tann�.

-- Alors ce sera tant pis pour ceux qui arpentent les grandes routes...

-- Et tant mieux pour ceux qui seront rest�s sur la porte de leur
maison.

-- Encore faut-il poss�der une maison, pasteur.

-- Avez-vous des enfants ? dit Frik.

-- Non.

-- Etes-vous mari� ?

-- Non. �

Et Frik demandait cela parce que, dans le pays,

c'est l'habitude de le demander � ceux que l'on rencontre.

Puis, il reprit :

� D'o� venez-vous, colporteur ?...

-- D'Hermanstadt. �

Hermanstadt est une des principales bourgades de la Transylvanie. En la
quittant, on trouve la vall�e de la Sil hongroise, qui descend jusqu'au
bourg de Petroseny.

� Et vous allez ?...

-- A Kolosvar. �

Pour arriver � Kolosvar, il suffit de remonter dans la direction de la
vall�e du Maros ; puis, par Karlsburg, en suivant les premi�res assises
des monts de Bihar, on atteint la capitale du comitat. Un chemin d'une
vingtaine de milles [Environ 150 kilom�tres.] au plus.

En v�rit�, ces marchands de thermom�tres, barom�tres et patraques,
�voquent toujours l'id�e d'�tres � part, d'une allure quelque peu
hoffmanesque. Cela tient � leur m�tier. Ils vendent le temps sous
toutes ses formes, celui qui s'�coule, celui qu'il fait, celui qu'il
fera, comme d'autres porteballes vendent des paniers, des tricots ou
des cotonnades. On dirait qu'ils sont les commis voyageurs de la Maison
Saturne et Cie � l'enseigne du Sablier d'or. Et, sans doute, ce fut
l'effet que le juif produisit sur Frik, lequel regardait, non sans
�tonnement, cet �talage d'objets, nouveaux pour lui, dont il ne
connaissait pas la destination.

� Eh ! colporteur, demanda-t-il en allongeant le bras, � quoi sert ce
bric-�-brac, qui cliqu�te � votre ceinture comme les os d'un vieux
pendu ?

-- �a, c'est des choses de valeur, r�pondit le forain, des choses
utiles � tout le monde.

-- A tout le monde, s'�cria Frik, en clignant de l'oeil, -- m�me � des
bergers ?...

-- M�me � des bergers.

-- Et cette m�canique ?...

-- Cette m�canique, r�pondit le juif en faisant sautiller un
thermom�tre entre ses mains, elle vous apprend s'il fait chaud ou s'il
fait froid.

-- Eh ! l'ami, je le sais de reste, quand je sue sous mon sayon, ou
quand je grelotte sous ma houppelande. �

�videmment, cela devait suffire � un p�tour, qui ne s'inqui�tait gu�re
des pourquoi de la science.

� Et cette grosse patraque avec son aiguille ? reprit-il en d�signant
un barom�tre an�ro�de.

-- Ce n'est point une patraque, c'est un instrument qui vous dit s'il
fera beau demain ou s'il pleuvra... -- Vrai ?...

-- Vrai.

-- Bon ! r�pliqua Frik, je n'en voudrais point, quand �a ne co�terait
qu'un kreutzer. Rien qu'� voir les nuages tra�ner dans la montagne ou
courir au-dessus des plus hauts pics, est-ce que je ne sais pas le
temps vingt-quatre heures � l'avance ? Tenez, vous voyez cette
brumaille qui semble sourdre du sol ?... Eh bien, je vous l'ai dit,
c'est de l'eau pour demain. �

En r�alit�, le berger Frik, grand observateur du temps, pouvait se
passer d'un barom�tre.

� Je ne vous demanderai pas s'il vous faut une horloge ? reprit le
colporteur.

-- Une horloge ?... J'en ai une qui marche toute seule, et qui se
balance sur ma t�te. C'est le soleil de l�-haut. Voyez-vous, l'ami,
lorsqu'il s'arr�te sur la pointe du Rod�k, c'est qu'il est midi, et
lorsqu'il regarde � travers le trou d'Egelt, c'est qu'il est six
heures. Mes moutons le savent aussi bien que moi, mes chiens comme nies
moutons. Gardez donc vos patraques.

-- Allons, r�pondit le colporteur, si je n'avais pas d'autres clients
que les p�tours, j'aurais de la peine � faire fortune ! Ainsi, vous
n'avez besoin de rien ?...

-- Pas m�me de rien. �

Du reste, toute cette marchandise � bas prix �tait de fabrication tr�s
m�diocre, les barom�tres ne s'accordant pas sur le variable ou le beau
fixe, les aiguilles des horloges marquant des heures trop longues ou
des minutes trop courtes -- enfin de la pure camelote. Le berger s'en
doutait peut-�tre et n'inclinait gu�re � se poser en acheteur.
Toutefois, au moment o� il allait reprendre son b�ton, le voil� qui
secoue une sorte de tube, suspendu � la bretelle du colporteur, en
disant :

� A quoi sert ce tuyau que vous avez l� ?...

-- Ce tuyau n'est pas un tuyau.

-- Est-ce donc un gueulard ? �

Et le berger entendait par l� une sorte de vieux pistolet � canon �vas�.

� Non, dit le juif, c'est une lunette. �

C'�tait une de ces lunettes communes, qui grossissent cinq � six fois
les objets, ou les rapprochent d'autant, ce qui produit le m�me
r�sultat.

Frik avait d�tach� l'instrument, il le regardait, il le maniait, il le
retournait bout pour bout, il en faisait glisser l'un sur l'autre les
cylindres.

Puis, hochant la t�te � Une lunette ? dit-il.

-- Oui, pasteur, une fameuse encore, et qui vous allonge joliment la
vue.

-- Oh ! j'ai de bons yeux, l'ami. Quand le temps est clair, j'aper�ois
les derni�res roches jusqu'� la t�te du Retyezat, et les derniers
arbres au fond des d�fil�s du Vulkan.

-- Sans cligner ?...

-- Sans cligner. C'est la ros�e qui me vaut �a, lorsque je dors du soir
au matin � la belle �toile. Voil� qui vous nettoie proprement la
prunelle.

-- Quoi... la ros�e ? r�pondit le colporteur. Elle rendrait plut�t
aveugle...

-- Pas les bergers.

-- Soit ! Mais si vous avez de bons yeux, les miens sont encore
meilleurs, lorsque je les mets au bout de ma lunette.

-- Ce serait � voir.

-- Voyez en y mettant les v�tres...

-- Moi ?...

-- Essayez.

-- �a ne me co�tera rien ? demanda Frik, tr�s m�fiant de sa nature.

-- Rien... � moins que vous ne vous d�cidiez � m'acheter la m�canique. �

Bien rassur� � cet �gard, Frik prit la lunette, dont les tubes furent
ajust�s par le colporteur. Puis, ayant ferm� l'oeil gauche, il appliqua
l'oculaire � son oeil droit.

Tout d'abord, il regarda dans la direction du col de Vulkan, en
remontant vers le Plesa. Cela fait, il abaissa l'instrument, et le
braqua vers le village de Werst.

� Eh ! eh ! dit-il, c'est pourtant vrai... �a porte plus loin que mes
yeux... Voil� la grande rue... je reconnais les gens... Tiens, Nic
Deck, le forestier, qui revient de sa tourn�e, le havresac au dos, le
fusil sur l'�paule...

-- Quand je vous le disais ! fit observer le colporteur. -- Oui...
oui... c'est bien Nic ! reprit le berger. Et que. Ile est la fille qui
sort de la maison de ma�tre Koltz, en jupe rouge et en corsage noir,
comme pour aller au-devant de lui ?...

-- Regardez, pasteur, vous reconna�trez la fille aussi bien que le
gar�on...

-- Eh ! oui !... c'est Miriota... la belle Miriota !... Ah ! les
amoureux... les amoureux !... Cette fois, ils n'ont qu'� se tenir, car,
moi, je les tiens au bout de mon tuyau, et je ne perds pas une de leurs
mignasses ! -- Que dites-vous de ma machine ?

-- Eh ! eh !... qu'elle fait voir au loin ! �

Pour que Frik en f�t � n'avoir jamais auparavant regard� � travers une
lunette, il fallait que le village de Werst m�rit�t d'�tre rang� parmi
les plus arri�r�s du comitat de Klausenburg. Et cela �tait, on le verra
bient�t.

� Allons, pasteur, reprit le forain, visez encore... et plus loin que
Werst... Le village est trop pr�s de nous Visez au-del�, bien au-del�,
vous dis-je !...

-- Et �a ne me co�tera pas davantage ?...

-- Pas davantage.

-- Bon !... je cherche du c�t� de la Sil hongroise ! Oui... voil� le
clocher de Livadzel... je le reconnais � sa croix qui est manchotte
d'un bras... Et, au-del�, dans la vall�e, entre les sapins, j'aper�ois
le clocher de Petroseny, avec son coq de fer-blanc, dont le bec est
ouvert, comme s'il allait appeler ses poulettes !... Et l�-bas, cette
tour qui pointe au milieu des arbres... Ce doit �tre la tour de
Petrilla... Mais, j'y pense, colporteur, attendez donc, puisque c'est
toujours le m�me prix...

-- Toujours, pasteur. �

Frik venait de se tourner vers le plateau d'Orgall ; puis, du bout de
la lunette, il suivait le rideau des for�ts assombries sur les pentes
du Plesa, et le champ de l'objectif encadra la lointaine silhouette du
burg.

� Oui ! s'�cria-t-il, la quatri�me branche est � terre... J'avais bien
vu !... Et personne n'ira la ramasser pour en faire une belle
flambaison de la Saint-Jean... Non, personne... pas m�me moi !... Ce
serait risquer son corps et son �me... Mais ne vous mettez point en
peine !... Il y a quelqu'un qui saura bien la fourrer, cette nuit, au
milieu de son feu d'enfer... C'est le Chort ! �

Le Chort, ainsi s'appelle le diable, quand il est �voqu� dans les
conversations du pays.

Peut-�tre le juif allait-il demander l'explication de ces paroles
incompr�hensibles pour qui n'�tait pas du village de Werst ou des
environs, lorsque Frik s'�cria, d'une voix o� l'effroi se m�lait � la
surprise :

� Qu'est-ce donc, cette brume qui s'�chappe du donjon ?... Est-ce une
brume ?... Non !... On dirait une fum�e... Ce n'est pas possible !...
Depuis des ann�es et des ann�es, les chemin�es du burg ne fument plus !
-- Si vous voyez de la fum�e l�-bas, pasteur, c'est qu'il y a de la
fum�e.

-- Non... colporteur, non ! C'est le verre de votre machine qui se
brouille.

-- Essuyez-le.

-- Et quand je l'essuierais ? �

Frik retourna sa lunette, et, apr�s en avoir frott� les verres avec sa
manche, il la remit � son oeil.

C'�tait bien une fum�e qui se d�roulait � la pointe du donjon. Elle
montait droit' dans l'air calme, et son panache se confondait avec les
hautes vapeurs.

Frik, immobile, ne parlait plus. Toute son attention se concentrait sur
le burg que l'ombre ascendante commen�ait � gagner au niveau du plateau
d'Orgall.

Soudain, il rabaissa la lunette, et, portant la main au bissac qui
pendait sous son sayon :

� Combien votre tuyau ? demanda-t-il.

-- Un florin et demi [Environ 3 francs 60.]  �, r�pondit le colporteur.

Et il aurait c�d� sa lunette m�me au prix d'un florin, pour peu que
Frik eut manifest� l'intention de la marchander. Mais le berger ne
broncha pas. Visiblement sous l'empire d'une stup�faction aussi brusque
qu'inexplicable, il plongea la main au fond de son bissac, et en retira
l'argent.

� C'est pour votre compte que vous achetez cette lunette ? demanda le
colporteur.

-- Non... pour mon ma�tre, le juge Koltz.

-- Alors il vous remboursera...

-- Oui... les deux florins qu'elle me co�te...

-- Comment... les deux florins ?...

-- Eh ! sans doute !... L�-dessus, bonsoir, l'ami.

-- Bonsoir, pasteur. �

Et Frik, sifflant ses chiens, poussant son troupeau, remonta rapidement
dans la direction de Werst.

Le juif, le regardant s'en aller, hocha la t�te, comme s'il avait eu �
faire � quelque fou :

Si j'avais su, murmura-t-il, je la lui aurais vendue plus cher, ma
lunette ! �

Puis, quand il eut rajust� son �talage � sa ceinture et sur ses
�paules, il prit la direction de Karlsburg, en redescendant la rive
droite de la Sil.

O� allait-il ? Peu importe. Il ne fait que passer dans ce r�cit. On ne
le reverra plus.

                                   II

Qu'il s'agisse de roches entass�es par la nature aux �poques
g�ologiques, apr�s les derni�res convulsions du sol, ou de
constructions dues � la main de l'homme, sur lesquelles a pass� le
souffle du temps, l'aspect est � peu pr�s semblable, lorsqu'on les
observe � quelques milles de distance. Ce qui est pierre brute et ce
qui a �t� pierre travaill�e, tout cela se confond ais�ment. De loin,
m�me couleur, m�mes lin�aments, m�mes d�viations des lignes dans la
perspective, m�me uniformit� de teinte sous la patine gris�tre des
si�cles.

Il en �tait ainsi du burg, -- autrement dit du ch�teau des Carpathes.
En reconna�tre les formes ind�cises sur ce plateau d'Orgall, qu'il
couronne � la gauche du col de Vulkan, n'e�t pas �t� possible. Il ne se
d�tache point en relief de l'arri�re-plan des montagnes. Ce que l'on
est tent� de prendre pour un donjon n'est peut-�tre qu'un morne
pierreux. Qui le regarde croit apercevoir les cr�neaux d'une courtine,
o� il n'y a peut-�tre qu'une cr�te rocheuse. Cet ensemble est vague,
flottant, incertain. Aussi, � en croire divers touristes, le ch�teau
des Carpathes n'existe-t-il que dans l'imagination des gens du comitat.

�videmment, le moyen le plus simple de s'en assurer serait de faire
prix avec un guide de Vulkan ou de Werst, de remonter le d�fil�, de
gravir la croupe, de visiter l'ensemble de ces constructions.
Seulement, un guide, c'est encore moins commode � trouver que le chemin
qui m�ne au burg. En ce pays des deux Sils, personne ne consentirait �
conduire Lui voyageur, et pour n'importe quelle r�mun�ration, au
ch�teau des Carpathes.

Quoi qu'il en soit, voici ce qu'on aurait pu apercevoir de cette
antique demeure dans le champ d'une lunette, plus puissante et mieux
centr�e que l'instrument de pacotille, achet� par le berger Frik pour
le compte de ma�tre Koltz :

A huit ou neuf cents pieds en arri�re du col de Vulkan, une enceinte,
couleur de gr�s, lambriss�e d'un fouillis de plantes lapidaires, et qui
s'arrondit sur une p�riph�rie de quatre � cinq cents toises, en
�pousant les d�nivellations du plateau ; � chaque extr�mit�, deux
bastions d'angle, dont celui de droite, sur lequel poussait le fameux
h�tre, est encore surmont� d'une maigre �chauguette ou gu�rite � toit
pointu ; � gauche, quelques pans de murs �tay�s de contreforts ajour�s,
supportant le campanile d'une chapelle, dont la cloche f�l�e se met en
branle par les fortes bourrasques au grand effroi des gens de la
contr�e ; au milieu, enfin, couronn� de sa plate-forme � cr�neaux, un
lourd donjon, � trois rangs de fen�tres maill�es de plomb, et dont le
premier �tage est entour� d'une terrasse circulaire ; sur la
plate-forme, une longue tige m�tallique, agr�ment�e du virolet f�odal,
sorte de girouette soud�e par la rouille, et qu'un dernier coup de
galerne avait fix�e au sud-est.

Quant � ce que renfermait cette enceinte, rompue en maint endroit, s'il
existait quelque b�timent habitable � l'int�rieur, si un pont-levis et
une poterne permettaient d'y p�n�trer, on l'ignorait depuis nombre
d'ann�es. En r�alit�, bien que le ch�teau des Carpathes f�t mieux
conserv� qu'il n'en avait l'air, une contagieuse �pouvante, doubl�e de
superstition, le prot�geait non moins que l'avaient pu faire autrefois
ses basilics, ses sautereaux, ses bombardes, ses couleuvrines, ses
tonnoires et autres engins d'artillerie des vieux si�cles.

Et pourtant, le ch�teau des Carpathes e�t valu la peine d'�tre visit�
par les touristes et les antiquaires. Sa situation, � la cr�te du
plateau d'Orgall, est exceptionnellement belle. De la plate-forme
sup�rieure du donjon, la vue s'�tend jusqu'� l'extr�me limite des
montagnes. En arri�re ondule la haute cha�ne, si capricieusement
ramifi�e, qui marque la fronti�re de la Valachie. En avant se creuse le
sinueux d�fil� de Vulkan, seule route praticable entre les provinces
limitrophes. Au-del� de la vall�e des deux Sils, surgissent les bourgs
de Livadzel, de Lonyai, de Petroseny, de Petrilla, group�s � l'orifice
des puits qui servent � l'exploitation de ce riche bassin houiller.
Puis, aux derniers plans, c'est un admirable chevauchement de croupes,
bois�es � leur base, verdoyantes � leurs flancs, arides � leurs cimes,
que dominent les sommets abrupts du Retyezat et du Paring [Le Retyezat
s'�l�ve � une hauteur de 2 496 m�tres, et le Paring �une hauteur de 2
414 m�tres au-dessus du niveau de la mer.]. Enfin, plus loin que la
vall�e du Hatszeg et le cours du Maros, apparaissent les lointains
profils, noy�s de brumes, des Alpes de la Transylvanie centrale.

Au fond de cet entonnoir, la d�pression du sol formait autrefois un
lac, dans lequel s'absorbaient les deux Sils, avant d'avoir trouv�
passage � travers la cha�ne. Maintenant, cette d�pression n'est plus
qu'un charbonnage avec ses inconv�nients et ses avantages ; les hautes
chemin�es de brique se m�lent aux ramures des peupliers, des sapins et
des h�tres ; les fum�es noir�tres vicient l'air, satur�, jadis du
parfum des arbres fruitiers et des fleurs. Toutefois, � l'�poque o� se
passe cette histoire, bien que l'industrie tienne ce district minier
sous sa main de fer, il n'a rien perdu du caract�re sauvage qu'il doit
� la nature.

Le ch�teau des Carpathes date du XIIe ou du XIIIe si�cle. En ce
temps-l�, sous la domination des chefs ou vo�vodes, monast�res,
�glises, palais, ch�teaux, se fortifiaient avec autant de soin que les
bourgades ou les villages. Seigneurs et paysans avaient � se garantir
contre des agressions de toutes sortes. Cet �tat de choses explique
pourquoi l'antique courtine du burg, ses bastions et son donjon lui
donnent l'aspect d'une construction f�odale, pr�te � la d�fensive. Quel
architecte l'a �difi� sur ce plateau, � cette hauteur ? On l'ignore, et
cet audacieux artiste est inconnu, � moins que ce soit le roumain
Manoli, si glorieusement chant� dans les l�gendes valaques, et qui
b�tit � Curt� d'Argis le c�l�bre ch�teau de Rodolphe le Noir.

Qu'il y ait des doutes sur l'architecte, il n'y en a aucun sur la
famille qui poss�dait ce burg. Les barons de Gortz �taient seigneurs du
pays depuis un temps imm�morial. Ils furent m�l�s � toutes ces guerres
qui ensanglant�rent les provinces transylvaines ; ils lutt�rent contre
les Hongrois, les Saxons, les Szeklers ; leur nom figure dans les �
cantices �, les -- � do�nes �, o� se perp�tue le souvenir de ces
d�sastreuses p�riodes ; ils avaient pour devise le fameux proverbe
valaque : Da pe maorte, � donne jusqu'� la mort ! � et ils donn�rent,
ils r�pandirent leur sang pour la cause de l'ind�pendance, -- ce sang
qui leur venait des Roumains, leurs anc�tres.

On le sait, tant d'efforts, de d�vouement, de sacrifices, n'ont abouti
qu'� r�duire � la plus indigne oppression les descendants de cette
vaillante race. Elle n'a plus d'existence politique. Trois talons l'ont
�cras�e. Mais ils ne d�sesp�rent pas de secouer le joug, ces Valaques
de la Transylvanie. L'avenir leur appartient, et c'est avec une
confiance in�branlable qu'ils r�p�tent ces mots, dans lequel se
concentrent toutes leurs aspirations : R�man on p�r� ! � le Roumain ne
saurait p�rir ! � Vers le milieu du XIXe si�cle, le dernier
repr�sentant des seigneurs de Gortz �tait le baron Rodolphe. N� au
ch�teau des Carpathes, il avait vu sa famille s'�teindre autour de lui
pendant les premiers temps de sa jeunesse. A vingt-deux ans, il se
trouva seul au monde. Tous les siens �taient tomb�s d'ann�e en ann�e,
comme ces branches du h�tre s�culaire, auquel la superstition populaire
rattachait l'existence m�me du burg. Sans parents, on peut m�me dire
sans amis, que ferait le baron Rodolphe pour occuper les loisirs de
cette monotone solitude que la mort avait faite autour de lui ? Quels
�taient ses go�ts, ses instincts, ses aptitudes ? On ne lui en
reconnaissait gu�re, si ce n'est une irr�sistible passion pour la
musique, surtout pour le chant des grands artistes de cette �poque. D�s
lors, abandonnant le ch�teau, d�j� fort d�labr�, aux soins de quelques
vieux serviteurs, un jour il disparut. Et, ce qu'on apprit plus tard,
c'est qu'il consacrait sa fortune, qui �tait assez consid�rable, �
parcourir les principaux centres lyriques de l'Europe, les th��tres de
l'Allemagne, de la France, de l'Italie, o� il pouvait satisfaire � ses
insatiables fantaisies de dilettante. �tait-ce un excentrique, pour ne
pas dire un maniaque ? La bizarrerie de son existence donnait lieu de
le croire.

Cependant, le souvenir du pays �tait rest� profond�ment grav� dans le
coeur du jeune baron de Gortz. Il n'avait pas oubli� la patrie
transylvaine au cours de ses lointaines p�r�grinations. Aussi,
revint-il prendre part � l'une des sanglantes r�voltes des paysans
roumains contre l'oppression hongroise.

Les descendants des anciens Daces furent vaincus, et leur territoire
�chut en partage aux vainqueurs.

C'est � la suite de cette d�faite que le baron Rodolphe quitta
d�finitivement le ch�teau des Carpathes, dont certaines parties
tombaient d�j� en ruine. La mort ne tarda pas � priver le burg de ses
derniers serviteurs, et il fut totalement d�laiss�. Quant au baron de
Gortz, le bruit courut qu'il s'�tait patriotiquement joint au fameux
Rosza Sandor, un ancien d�trousseur de grande route, dont la guerre de
l'ind�pendance avait fait un h�ros de drame. Par bonheur pour lui,
apr�s l'issue de la lutte, Rodolphe de Gortz s'�tait s�par� de la bande
du compromettant � betyar �, et il fit sagement, car l'ancien brigand,
redevenu chef de voleurs, finit par tomber entre les mains de la
police, qui se contenta de l'enfermer dans la prison de Szamos-Uyvar.

N�anmoins, une version fut g�n�ralement admise chez les gens du comitat
: � savoir que le baron Rodolphe avait �t� tu� pendant une rencontre de
Rosza Sandor avec les douaniers de la fronti�re. Il n'en �tait rien,
bien que le baron de Gortz ne se f�t jamais remontr� au burg depuis
cette �poque, et que sa mort ne fit doute pour personne. Mais il est
prudent de n'accepter que sous r�serve les on-dit de cette cr�dule
population.

Ch�teau abandonn�, ch�teau hant�, ch�teau visionn�. Les vives et
ardentes imaginations l'ont bient�t peupl� de fant�mes, les revenants y
apparaissent, les esprits y reviennent aux heures de la nuit. Ainsi se
passent encore les choses au milieu de certaines contr�es
superstitieuses de l'Europe, et la Transylvanie peut pr�tendre au
premier rang parmi elles.

Du reste, comment ce village de Werst e�t-il pu rompre avec les
croyances au surnaturel ? Le pope et le magister, celui-ci charg� de
l'�ducation des enfants, celui-l� dirigeant la religion des fid�les,
enseignaient ces fables d'autant plus franchement qu'ils y croyaient
bel et bien. Ils affirmaient, � avec preuves � l'appui �, que les
loups-garous courent la campagne, que les vampires, appel�s stryges,
parce qu'ils poussent des cris de strygies, s'abreuvent de sang humain,
que les � staffii � errent � travers les ruines et deviennent
malfaisants, si on oublie de leur porter chaque soir le boire et le
manger. Il y a des f�es, des � babes �, qu'il faut se garder de
rencontrer le mardi ou le vendredi, les deux plus mauvais jours de la
semaine. Aventurez-vous donc dans les profondeurs de ces for�ts du
comitat, for�ts enchant�es, o� se cachent les � balauri �, ces dragons
gigantesques, dont les m�choires se distendent jusqu'aux nuages, les �
zmei � aux ailes d�mesur�es, qui enl�vent les filles de sang royal et
m�me celles de moindre lign�e, lorsqu'elles sont jolies ! Voil� nombre
de monstres redoutables, semble-t-il, et quel est le bon g�nie que leur
oppose l'imagination populaire ? Nul autre que le � _serpi de casa_ �,
le serpent du foyer domestique, qui vit famili�rement au fond de
l'�tre, et dont le paysan ach�te l'influence salutaire en le
nourrissant de son meilleur lait.

Or, si jamais burg fut am�nag� pour servir de refuge aux h�tes de cette
mythologie roumaine, n'est-ce pas le ch�teau des Carpathes ? Sur ce
plateau isol�, qui est inaccessible, except� par la gauche du col de
Vulkan, il n'�tait pas douteux qu'il abrit�t des dragons, des f�es, des
stryges, peut-�tre aussi quelques revenants de la famille des barons de
Gortz. De l� une r�putation de mauvais aloi, tr�s justifi�e, disait-on.
Quant � se hasarder � le visiter, personne n'y e�t song�. Il r�pandait
autour de lui une �pouvante �pid�mique, comme un marais insalubre
r�pand des miasmes pestilentiels. Rien qu'� s'en rapprocher d'un quart
de mille, c'e�t �t� risquer sa vie en ce monde et son salut dans
l'autre. Cela s'apprenait couramment � l'�cole du magister Hermod.

Toutefois, cet �tat de choses devait prendre fin, d�s qu'il ne
resterait plus une pierre de l'antique forteresse des barons de Gortz.
Et c'est ici qu'intervenait la l�gende.

D'apr�s les plus autoris�s notables de Werst, l'existence du burg �tait
li�e � celle du vieux h�tre, dont la ramure grima�ait sur le bastion
d'angle, situ� � droite de la courtine.

Depuis le d�part de Rodolphe de Gortz -- les gens du village, et plus
particuli�rement le p�tour Frik, l'avaient observ� --, ce h�tre perdait
chaque ann�e une de ses ma�tresses branches. On en comptait dix-huit �
son enfourchure, lorsque le baron Rodolphe fut aper�u pour la derni�re
fois sur la plate-forme du donjon, et l'arbre n'en avait plus que trois
pour le pr�sent. Or, chaque branche tomb�e, c'�tait une ann�e de
retranch�e � l'existence du burg. La chute de la derni�re am�nerait son
an�antissement d�finitif. Et alors, sur le plateau d'Orgall, on
chercherait vainement les restes du ch�teau des Carpathes.

En r�alit�, ce n'�tait l� qu'une de ces l�gendes qui prennent
volontiers naissance dans les imaginations roumaines. Et, d'abord, ce
vieux h�tre s'amputait-il chaque ann�e d'une de ses branches ? Cela
n'�tait rien moins que prouv�, bien que Frik n'h�sit�t pas �
l'affirmer, lui qui ne le perdait pas de vue pendant que son troupeau
paissait les p�tis de la Sil. N�anmoins, et quoique Frik f�t sujet �
caution, pour le dernier paysan comme pour le premier magistrat de
Werst, nul doute que le burg n'e�t plus que trois ans � vivre,
puisqu'on ne comptait plus que trois branches au � h�tre tut�laire �.

Le berger s'�tait donc mis en mesure de reprendre le chemin du village
pour y rapporter cette grosse nouvelle, lorsque se produisit l'incident
de la lunette.

Grosse nouvelle, tr�s grosse en effet ! Une fum�e est apparue au faite
du donjon... Ce que ses yeux n'auraient pu apercevoir, Frik l'a
distinctement vu avec l'instrument du colporteur... Ce n'est point une
vapeur, c'est une fum�e qui va se confondre avec les nuages... Et
pourtant, le burg est abandonn�... Depuis bien longtemps, personne n'a
franchi sa poterne qui est ferm�e sans doute, ni le pont-levis qui est
certainement relev�. S'il est habit�, il ne peut l'�tre que par des
�tres surnaturels... Mais � quel propos des esprits auraient-ils fait
du feu dans un des appartements du donjon ?... Est-ce un feu de
chambre, est-ce un feu de cuisine ?... Voil� qui est v�ritablement
inexplicable.

Frik h�tait ses b�tes vers leur �table. A sa voix, les chiens
harcelaient le troupeau sur le chemin montant, dont la poussi�re se
rabattait avec l'humidit� du soir.

Quelques paysans, attard�s aux cultures, le salu�rent en passant, et
c'est � peine s'il r�pondit � leur politesse. De l�, r�elle inqui�tude,
car, si l'on veut �viter les mal�fices, il ne suffit pas de donner le
bonjour au berger, il faut encore qu'il vous le rende. Mais Frik y
paraissait peu enclin avec ses yeux hagards, son attitude singuli�re,
ses gestes d�sordonn�e. Les loups et les ours lui auraient enlev� la
moiti� de ses moutons, qu'il n'aurait pas �t� plus d�fait. De quelle
mauvaise nouvelle fallait-il qu'il f�t porteur ?

Le premier qui l'apprit fut le juge Koltz. Du plus loin qu'il
l'aper�ut, Frik lui cria :

� Le feu est au burg, notre ma�tre ! -- Que dis-tu l�, Frik ?

-- je dis ce qui est.

-- Est-ce que tu es devenu fou ? �

En effet, comment un incendie pouvait-il s'attaquer � ce vieil
amoncellement de pierres ? Autant admettre que le Nego�, la plus haute
cime des Carpathes, �tait d�vor� par les flammes. Ce n'e�t pas �t� plus
absurde.

� Tu pr�tends, Frik, tu pr�tends que le burg br�le r�p�ta ma�tre Koltz.

-- S'il ne br�le pas, il fume.

-- C'est quelque vapeur...

-- Non, c'est une fum�e... Venez voir. � Et tous deux se dirig�rent
vers le milieu de la grande rue du village, au bord d'une terrasse
dominant les ravins du col, de laquelle on pouvait distinguer le
ch�teau.

Une fois l�, Frik tendit la, lunette � ma�tre Koltz. �videmment,
l'usage de cet instrument ne lui �tait pas plus connu qu'� son berger.

� Qu'est-ce cela ? dit-il.

-- Une machine que je vous ai achet�e deux florins, mon ma�tre, et qui
en vaut bien quatre !

-- A qui ?

-- A un colporteur.

-- Et pour quoi faire ?

-- Ajustez cela � votre oeil, visez le burg en face, regardez, et vous
verrez. �

Le juge braqua la lunette dans la direction du ch�teau et l'examina
longuement.

Oui ! c'�tait une fum�e qui se d�gageait de l'une des chemin�es du
donjon. En ce moment, d�vi�e par la brise, elle rampait sur le flanc de
la montagne.

� Une fum�e ! � r�p�ta ma�tre Koltz stup�fait.

Cependant, Frik et lui venaient d'�tre rejoints par Miriota et le
forestier Nic Deck, qui �taient rentr�s au logis depuis quelques
instants.

� A quoi cela sert-il ? demanda le jeune homme en prenant la lunette.

-- A voir au loin, r�pondit le berger.

-- Plaisantez-vous, Frik ?

-- je plaisante si peu, forestier, qu'il y a une heure � peine, j'ai pu
vous reconna�tre, tandis que vous descendiez la route de Werst, vous et
aussi... �

Il n'acheva pas sa phrase. Miriota avait rougi en baissant ses jolis
yeux. Au fait, pourtant, il n'est pas d�fendu � une honn�te fille
d'aller au-devant de son fianc�.

Elle et lui, l'un apr�s l'autre, prirent la fameuse lunette et la
dirig�rent vers le burg.

Entre-temps, une demi-douzaine de voisins �taient arriv�s sur la
terrasse, et, s'�tant enquis du fait, ils se servirent tour � tour de
l'instrument.

� Une fum�e ! une fum�e au burg !... dit l'un.

-- Peut-�tre le tonnerre est-il tomb� sur le donjon ?... fit observer
l'autre.

-- Est-ce qu'il a tonn� ?... demanda ma�tre Koltz, en s'adressant �
Frik.

-- Pas un coup depuis huit jours �, r�pondit le berger.

Et ces braves gens n'auraient pas �t� plus ahuris, si on leur e�t dit
qu'une bouche de crat�re venait de s'ouvrir au sommet du Retyezat, pour
livrer passage aux vapeurs souterraines.

                                  III

Le village de Werst a si peu d'importance que la plupart des cartes
n'en indiquent point la situation. Dans le rang administratif, il est
m�me au-dessous de son voisin, appel� Vulkan, du nom de la portion de
ce massif de Plesa, sur lequel ils sont pittoresquement juch�s tous les
deux.

A l'heure actuelle, l'exploitation du bassin minier a donn� un
mouvement consid�rable d'affaires aux bourgades de Petroseny, de
Livadzel et autres, distantes de quelques milles. Ni Vulkan ni Werst
n'ont recueilli le moindre avantage de cette proximit� d'un grand
centre industriel ; ce que ces villages �taient, il y a cinquante ans,
ce qu'ils seront sans doute dans un demi-si�cle, ils le sont � pr�sent
; et, suivant �lis�e Reclus, une bonne moiti� de la population de
Vulkan ne se compose � que d'employ�s charg�s de surveiller la
fronti�re, douaniers, gendarmes, commis du fisc et infirmiers de la
quarantaine � -- Supprimez les gendarmes et les commis du fisc, ajoutez
une proportion un peu plus forte de cultivateurs, et vous aurez la
population de Werst, soit quatre � cinq centaines d'habitants.

C'est une rue, ce village, rien qu'une large rue, dont les pentes
brusques rendent la mont�e et la descente assez p�nibles. Elle sert de
chemin naturel entre la fronti�re valaque et la fronti�re transylvaine.
Par l� passent les troupeaux de boeufs, de moutons et de porcs, les
marchands de viande fra�che, de fruits et de c�r�ales, les rares
voyageurs qui s'aventurent par le d�fil�, au lieu de prendre les
railways de Kolosvar et de la vall�e du Maros :

Certes, la nature a g�n�reusement dot� le bassin qui se creuse entre
les monts de Bihar, le Retyezat et le Paring. Riche par la fertilit� du
sol, il l'est aussi de toute la fortune enfouie dans ses entrailles :
mines de sel gemme � Thorda, avec un rendement annuel de plus de vingt
mille tonnes ; mont Parajd, mesurant sept kilom�tres de circonf�rence �
son d�me, et qui est uniquement form� de chlorure de sodium ; mines de
Torotzko, qui produisent le plomb, la gal�ne, le mercure, et surtout le
fer, dont les gisements �taient exploit�s d�s le Xe si�cle ; mines de
Vayda Hunyad, et leurs minerais qui se transforment en acier de qualit�
sup�rieure ; mines de houille, facilement exploitables sur les
premi�res strates de ces vall�es lacustres, dans le district de
Hatszeg, � Livadzel, � Petroseny, vaste poche d'une contenance estim�e
� deux cent cinquante millions de tonnes ; enfin, mines d'or, au bourg
d'Ottenbanya, � Topanfalva, la r�gion des orpailleurs, o� des myriades
de moulins d'un outillage tr�s simple travaillent les sables du
Ver�s-Patak, � le Pactole transylvain �, et exportent chaque ann�e pour
deux millions de francs du pr�cieux m�tal.

Voil�, semblera, un district tr�s favoris� de la nature, et pourtant
cette richesse ne profite gu�re au bien-�tre de sa population. Dans
tous les cas, si les centres plus importants, Torotzko, Petroseny,
Lonyai, poss�dent quelques installations en rapport avec le confort de
l'industrie moderne, si ces bourgades ont des constructions r�guli�res,
soumises � l'uniformit� de l'�querre et du cordeau, des hangars, des
magasins, de v�ritables cit�s ouvri�res, si elles sont dot�es d'un
certain nombre d'habitations � balcons et � v�randas, voil� ce qu'il ne
faudrait chercher ni au village de Vulkan, ni au village de Werst.

Bien compt�es, une soixantaine de maisons, irr�guli�rement accroupies
sur l'unique rue, coiff�es d'un capricieux toit dont le fa�tage d�borde
les murs de pis�, la fa�ade vers le jardin, un grenier � lucarne pour
�tage, une grange d�labr�e pour annexe, une �table toute de guingois,
couverte en paillis, �� et l� un puits surmont� d'une potence �
laquelle pend une seille, deux ou trois mares qui � fuient � pendant
les orages, des ruisselets dont les orni�res tortill�es indiquent le
cours, tel est ce village de Werst, b�ti sur les deux c�t�s de la rue,
entre les obliques talus du col. Mais tout cela est frais et attirant ;
il y a des fleurs aux portes et aux fen�tres, des rideaux de verdure
qui tapissent les murailles, des herbes �chevel�es qui se m�lent au
vieil or des chaumes, des peupliers, ormes, h�tres, sapins, �rables,
qui grimpent au-dessus des maisons � si haut qu'ils peuvent grimper �.
Par-del�, l'�chelonnement des assises interm�diaires de la cha�ne, et,
au dernier plan, l'extr�me cime des monts, bleuis par le lointain, se
confondent avec l'azur du ciel.

Ce n'est ni l'allemand ni le hongrois que l'on parle � Werst, non plus
qu'en toute cette portion de la Transylvanie : c'est le roumain -- m�me
chez quelques familles tsiganes, �tablies plut�t que camp�es dans les
divers villages du comitat. Ces �trangers prennent la langue du pays
comme ils en prennent la religion. Ceux de Werst forment une sorte de
petit clan, sous l'autorit� d'un vo�vode, avec leurs cabanes, leurs �
barakas � � toit pointu, leurs l�gions d'enfants, bien diff�rents par
les moeurs et la r�gularit� de leur existence de ceux de leurs
cong�n�res qui errent � travers l'Europe. Ils suivent m�me le rite
grec, se conformant � la religion des chr�tiens au milieu desquels ils
se sont install�s. En effet, Werst a pour chef religieux un pope, qui
r�side � Vulkan, et qui dessert les deux villages s�par�s seulement
d'un demi-mille.

La civilisation est comme l'air ou l'eau. Partout o� un passage -- ne
f�t-ce qu'une fissure - lui est ouvert, elle p�n�tre et modifie les
conditions d'un pays. D'ailleurs, il faut le reconna�tre, aucune
fissure ne s'�tait encore produite � travers cette portion m�ridionale
des Carpathes. Puisque �lis�e Reclus a pu dire de Vulkan � qu'il est le
dernier poste de la civilisation dans la vall�e de la Sil valaque �, on
ne s'�tonnera pas que Werst f�t l'un des plus arri�r�s villages du
comitat de Kolosvar. Comment en pourrait-il �tre autrement dans ces
endroits o� chacun na�t, grandit, meurt, sans les avoir jamais quitt�s !

Et pourtant, fera-t-on observer, il y a un ma�tre d'�cole et un juge �
Werst ? Oui, sans doute. Mais le magister Hermod n'est capable
d'enseigner que ce qu'il sait, c'est-�-dire un peu � lire, un peu �
�crire, un peu � compter. Son instruction personnelle ne va pas
au-del�. En fait de science, d'histoire, de g�ographie, de litt�rature,
il ne conna�t que les chants populaires et les l�gendes du pays
environnant. L�-dessus, sa m�moire le sert avec une rare abondance. Il
est tr�s fort en mati�re de fantastique, et les quelques �coliers du
village tirent grand profit de ses le�ons.

Quant au juge, il convient de s'entendre sur cette qualification donn�e
au premier magistrat de Werst.

Le bir�, ma�tre Koltz, �tait un petit homme de cinquante-cinq �
soixante ans, Roumain d'origine, les cheveux ras et grisonnants, la
moustache noire encore, les yeux plus doux que vifs. Solidement b�ti
comme un montagnard, il portait le vaste feutre sur la t�te, la haute
ceinture � boucle histori�e sur le ventre, la veste sans manches sur le
torse, la culotte courte et demi-bouffante, engag�e dans les hautes
bottes de cuir. Plut�t maire que juge, bien que ses fonctions
l'obligeassent � intervenir dans les multiples difficult�s de voisin �
voisin, il s'occupait surtout d'administrer son village autoritairement
et non sans quelque agr�ment pour sa bourse. En effet, toutes les
transactions, achats ou ventes, �taient frapp�es d'un droit � son
profit -- sans parler de la taxe de p�age que les �trangers, touristes
ou trafiquants, s'empressaient de verser dans sa poche.

Cette situation lucrative avait valu � ma�tre Koltz une certaine
aisance. Si la plupart des paysans du comitat sont rong�s par l'usure,
qui ne tardera pas � faire des pr�teurs isra�lites les v�ritables
propri�taires du sol, le bir� avait su �chapper � leur rapacit�. Son
bien, libre d'hypoth�ques, � d'intabulations �, comme on dit en cette
contr�e, ne devait rien � personne. Il e�t plut�t pr�t� qu'emprunt�, et
l'aurait certainement fait sans �corcher le pauvre monde. Il poss�dait
plusieurs p�tis, de bons herbages pour ses troupeaux, des cultures
assez convenablement entretenues, quoiqu'il f�t r�fractaire aux
nouvelles m�thodes, des vignes qui flattaient sa vanit�, lorsqu'il se
promenait le long des ceps charg�s de grappes, et dont il vendait
fructueusement la r�colte -- exception faite, et dans une proportion
notable, de ce que n�cessitait sa consommation particuli�re.

Il va sans dire que la maison de ma�tre Koltz est la plus belle maison
du village, � l'angle de la terrasse que traverse la longue rue
montante. Une maison en pierre, s'il vous pla�t, avec sa fa�ade en
retour sur le jardin, sa porte entre la troisi�me et la quatri�me
fen�tre, les festons de verdure qui ourlent le ch�neau de leurs
brindilles chevelues, les deux grands h�tres dont la fourche se ramifie
au-dessus de son chaume en fleurs. Derri�re, un beau verger aligne ses
plants de l�gumes en damier, et ses rangs d'arbres � fruits qui
d�bordent sur le talus du col. A l'int�rieur de la maison, il y a de
belles pi�ces bien propres, les unes o� l'on mange, les autres o� l'on
dort, avec leurs meubles peinturlur�s, tables, lits, bancs et
escabeaux, leurs dressoirs o� brillent les pots et les plats, les
poutrelles apparentes du plafond, d'o� pendent des vases enrubann�s et
des �toffes aux vives couleurs, leurs lourds coffres recouverts de
housses et de courtepointes, qui servent de bahuts et d'armoires ;
puis, aux murs blancs, les portraits violemment enlumin�s des patriotes
roumains, -- entre autres le populaire h�ros du XVe si�cle, le vo�vode
Vayda-Hunyad.

Voil� une charmante habitation, qui e�t �t� trop , grande pour un homme
seul. Mais il n'�tait pas seul, ma�tre Koltz. Veuf depuis une dizaine
d'ann�es, il avait une fille, la belle Miriota, tr�s admir�e de Werst
jusqu'� Vulkan et m�me au-del�. Elle aurait pu s'appeler d'un de ces
bizarres noms pa�ens, Florica, Da�na, Dauritia, qui sont fort en
honneur dans les familles valaques. Non ! c'�tait Miriota, c'est-�-dire
� petite brebis �. Mais elle avait grandi, la petite brebis. C'�tait
maintenant une gracieuse fille de vingt ans, blonde avec des yeux
bruns, d'un regard tr�s doux, charmante de traits et d'une agr�able
tournure. En v�rit�, il y avait de s�rieuses raisons pour qu'elle par�t
on ne peut plus s�duisante avec sa chemisette brod�e de fil rouge au
collet, aux poignets et aux �paules, sa jupe serr�e par une ceinture �
fermoirs d'argent, son � catrinza �, double tablier � raies bleues et
rouges, nou� � sa taille, ses petites bottes en cuir jaune, le l�ger
mouchoir jet� sur sa t�te, le flottement de ses longs cheveux dont la
natte est orn�e d'un ruban ou d'une pi�cette de m�tal.

Oui ! une belle fille, Miriota Koltz, et -- ce qui ne g�te rien --
riche pour ce village perdu au fond des Carpathes. Bonne m�nag�re ?...
Sans doute, puisqu'elle dirige intelligemment la maison de son p�re.
Instruite ?... Dame ! � l'�cole du magister Hermod elle a appris �
lire, � �crire, � calculer ; et elle calcule, �crit, lit correctement,
-mais elle n'a pas �t� pouss�e plus loin -- et pour cause. En revanche,
on ne lui en remontrerait pas sur tout ce qui tient aux fables et aux
sagas transylvaines. Elle en sait autant que son ma�tre. Elle conna�t
la l�gende de Leany-K�, le Rocher de la Vierge, o� une jeune princesse
quelque peu fantastique �chappe aux poursuites des Tartares ; la
l�gende de la grotte du Dragon, dans la vall�e de la � Mont�e du Roi �
; la l�gende de la forteresse de Deva, qui fut construite � au temps
des F�es � ; la l�gende de la Detunata, la � Frapp�e du tonnerre �,
cette c�l�bre montagne basaltique, semblable � un gigantesque violon de
pierre, et dont le diable joue pendant les nuits d'orage ; la l�gende
du Retyezat avec sa cime ras�e par une sorci�re ; la l�gende du d�fil�
de Thorda, que fendit d'un grand coup l'�p�e de saint Ladislas. Nous
avouerons que Miriota ajoutait foi � toutes ces fictions, mais ce n'en
�tait pas moins une charmante et aimable fille.

Bien des gar�ons du pays la trouvaient � leur gr�, m�me sans trop se
rappeler qu'elle �tait l'unique h�riti�re du bir�, ma�tre Koltz, le
premier magistrat de Werst. Inutile de la courtiser, d'ailleurs.
N'�tait-elle pas d�j� fianc�e � Nicolas Deck ?

Un beau type, de Roumain, ce Nicolas ou plut�t Nic Deck : vingt-cinq
ans, haute taille, constitution vigoureuse, t�te fi�rement port�e,
chevelure noire que recouvre le kolpak blanc, regard franc, attitude
d�gag�e sous sa veste de peau d'agneau brod�e aux coutures, bien camp�
sur ses jambes fines, des jambes de cerf, un air de r�solution dans sa
d�marche et ses gestes. Il �tait forestier de son �tat, c'est-�-dire
presque autant militaire que civil. Comme il poss�dait quelques
cultures dans les environs de Werst, il plaisait au p�re, et comme il
se pr�sentait en gars aimable et de fi�re tournure, il ne d�plaisait
point � la fille qu'il n'aurait pas fallu lui disputer ni m�me regarder
de trop pr�s. Au surplus, personne n'y songeait.

Le mariage de Nic Deck et de Miriota Koltz devait �tre c�l�br� --
encore une quinzaine de jours -- vers le milieu du mois prochain. A
cette occasion, le village se mettrait en f�te. Ma�tre Koltz ferait
convenablement les choses. Il n'�tait point avare. S'il aimait � gagner
de l'argent, il ne refusait pas de le d�penser � l'occasion. Puis, la
c�r�monie achev�e, Nic Deck �lirait domicile dans la maison de famille
qui devait lui revenir apr�s le bir�, et lorsque Miriota le sentirait
pr�s d'elle, peut-�tre n'aurait-elle plus peur, en entendant le
g�missement d'une porte ou le craquement d'un meuble durant les longues
nuits d'hiver, de voir appara�tre quelque fant�me �chapp� de ses
l�gendes favorites.

Pour compl�ter la liste des notables de Werst, il convient d'en citer
deux encore, et non des moins importants, le magister et le m�decin.

Le magister Hermod �tait un gros homme � lunettes, cinquante-cinq ans,
ayant toujours entre les dents le tuyau courb� de sa pipe � fourneau de
porcelaine, cheveux rares et �bouriff�s sur un cr�ne aplati, face
glabre avec un tic de la joue gauche. Sa grande affaire �tait de
tailler les plumes de ses �l�ves, auxquels il interdisait l'usage des
plumes de fer -- par principe. Aussi, comme il en allongeait les becs
avec son vieux canif bien aiguis� ! Avec quelle pr�cision, et en
clignant de l'oeil, il donnait le coup final pour en trancher la pointe
! Avant tout, une belle �criture ; c'est � cela que tendaient tous ses
efforts, c'est � cela que devait pousser ses �l�ves un ma�tre soucieux
de remplir sa mission. L'instruction ne venait qu'en seconde ligne --
et l'on sait ce qu'enseignait le magister Hermod, ce qu'apprenaient les
g�nerations de gar�ons et de fillettes sur les bancs de son �cole !

Et maintenant, au tour du m�decin Patak.

Comment, il y avait un m�decin � Werst, et le village en �tait encore �
croire aux choses surnaturelles ?

Oui, mais il est n�cessaire de s'entendre sur le titre que prenait le
m�decin Patak, comme on l'a fait pour le titre que prenait le juge
Koltz.

Patak, petit homme, � gaster pro�minent, gros et court, �g� de
quarante-cinq ans, faisait tr�s ostensiblement de la m�decine courante
� Werst et dans les environs. Avec son aplomb imperturbable, sa faconde
�tourdissante, il inspirait non moins de confiance que le berger Frik
-- ce qui n'est pas peu dire. Il vendait des consultations et des
drogues, mais si inoffensives qu'elles n'empiraient pas les bobos de
ses clients, qui eussent gu�ri d'eux-m�mes. D'ailleurs, on se porte
bien au col de Vulkan ; l'air y est de premi�re qualit�, les maladies
�pid�miques y sont inconnues, et si l'on y meurt, c'est parce qu'il
faut mourir, m�me en ce coin privil�gi� de la Transylvanie. Quant au
docteur Patak -- oui ! on disait : docteur ! -- quoiqu'il f�t accept�
comme tel, il n'avait aucune instruction, ni en m�decine ni en
pharmacie, ni en rien. C'�tait simplement un ancien infirmier de la
quarantaine, dont le r�le consistait � surveiller les voyageurs,
retenus sur la fronti�re pour la patente de sant�. Rien de plus. Cela,
para�t-il, suffisait � la population peu difficile de Werst. Il faut
ajouter -- ce qui ne saurait surprendre -- que le docteur Patak �tait
un esprit fort, comme il convient � quiconque s'occupe de soigner ses
semblables. Aussi n'admettait-il aucune des superstitions qui ont cours
dans la r�gion des Carpathes, pas m�me celles qui concernaient le burg.
Il en riait, il en plaisantait. Et, lorsqu'on disait devant lui que
personne n'avait os� s'approcher du ch�teau depuis un temps imm�morial :

� Il ne faudrait pas me d�fier d'aller rendre visite � votre vieille
cassine ! � r�p�tait-il � qui voulait l'entendre.

Mais, comme on ne l'en d�fiait pas, comme on se gardait m�me de l'en
d�fier, le docteur Patak n'y �tait point all�, et, la cr�dulit� aidant,
le ch�teau des Carpathes �tait toujours envelopp� d'un imp�n�trable
myst�re.

                                   IV

En quelques minutes, la nouvelle rapport�e par le berger se fut
r�pandue dans le village. Ma�tre Koltz, ayant en main la pr�cieuse
lunette, venait de rentrer � la maison, suivi de Nic Deck et de
Miriota. A ce moment, il n'y avait plus sur la terrasse que Frik,
entour� d'une vingtaine d'hommes, femmes et enfants, auxquels s'�taient
joints quelques Tsiganes, qui ne se montraient pas les moins �mus de la
population werstienne. On entourait Frik, on le pressait de questions,
et le berger r�pondait avec cette superbe importance d'un homme qui
vient de voir quelque chose de tout � fait extraordinaire.

� Oui ! r�p�tait-il, le burg fumait, il fume encore, et il fuinera tant
qu'il en restera pierre sur pierre !

-- Mais qui a pu allumer ce feu ?... demanda une vieille femme, qui
joignait les mains.

-- Le Chort, r�pondit Frik, en donnant au diable le nom qu'il a en ce
pays, et voil� un malin qui s'en tend mieux � entretenir les feux qu'�
les �teindre � Et, sur cette r�plique, chacun de chercher � apercevoir
la fum�e sur la pointe du donjon. En fin de compte, la plupart
affirm�rent qu'ils la distinguaient parfaitement, bien qu'elle f�t
parfaitement invisible � cette distance.

L'effet produit par ce singulier ph�nom�ne d�passa tout ce qu'on
pourrait imaginer. Il est n�cessaire d'insister sur ce point. Que le
lecteur veuille bien se mettre dans une disposition d'esprit identique
� celle des gens de Werst, et il ne s'�tonnera plus des faits qui vont
�tre ult�rieurement relat�s. je ne lui demande pas de croire au
surnaturel, mais de se rappeler que cette ignorante population y
croyait sans r�serve. A la d�fiance qu'inspirait le ch�teau des
Carpathes, alors qu'il passait pour �tre d�sert, allait d�sormais se
joindre l'�pouvante, puisqu'il semblait habit�, et par quels �tres,
grand Dieu !

Il y avait � Werst un lieu de r�union, fr�quent� des buveurs, et m�me
affectionn� de ceux qui, sans boire, aiment � causer de leurs affaires,
apr�s journ�e faite, -- ces derniers en nombre restreint, cela va de
soi. Ce local, ouvert � tous, c'�tait la principale, ou pour mieux
dire, l'unique auberge du village.

Quel �tait le propri�taire de cette auberge ? Un juif du nom de Jonas,
brave homme �g� d'une soixantaine d'ann�es, de physionomie engageante
mais bien s�mite avec ses yeux noirs, son nez courbe, sa l�vre
allong�e, ses cheveux plats et sa barbiche traditionnelle. Obs�quieux
et obligeant, il pr�tait volontiers de petites sommes � l'un ou �
l'autre, sans se montrer exigeant pour les garanties, ni trop usurier
pour les int�r�ts, quoiqu'il entend�t �tre pay� aux dates accept�es par
l'emprunteur. Plaise au Ciel que les juifs �tablis dans le pays
transylvain soient toujours aussi accommodants que l'aubergiste de
Werst.

Par malheur, cet excellent Jonas est une exception. Ses
coreligionnaires par le culte, ses confr�res par la profession -- car
ils sont tous cabaretiers, vendant boissons et articles d'�picerie --
pratiquent le m�tier de pr�teur avec une �pret� inqui�tante pour
l'avenir du paysan roumain. On verra le sol passer peu � peu de la race
indig�ne � la race �trang�re. Faute d'�tre rembours�s de leurs avances,
les juifs deviendront propri�taires des belles cultures hypoth�qu�es �
leur profit, et si la Terre promise n'est plus en Jud�e, peut-�tre
figurera-t-elle un jour sur les cartes de la g�ographie transylvaine.

L'auberge du _Roi Mathias_ -- elle se nommait ainsi occupait un des
angles de la terrasse que traverse la grande rue de Werst, � l'oppos�
de la maison du bir�. C'�tait une vieille b�tisse, moiti� bois, moiti�
pierre, tr�s rapi�c�e par endroits, mais largement drap�e de verdure et
de tr�s tentante apparence. Elle ne se composait que d'un
rez-de-chauss�e, avec porte vitr�e donnant acc�s sur la terrasse. A
l'int�rieur, on entrait d'abord dans une grande salle, meubl�e de
tables pour les verres et d'escabeaux pour les buveurs, d'un dressoir
en ch�ne vermoulu, o� scintillaient les plats, les pots et les fioles,
et d'un comptoir de bois noirci, derri�re lequel Jonas se tenait � la
disposition de sa client�le.

Voici maintenant comment cette salle recevait le jour : deux fen�tres
per�aient la fa�ade, sur la terrasse, et deux autres fen�tres, �
l'oppos�, la paroi du fond. De ces deux-l�, l'une, voil�e par un �pais
rideau de plantes grimpantes ou pendantes qui l'obstruaient au dehors,
�tait condamn�e et laissait passer � peine un peu de clart�. L'autre,
lorsqu'on l'ouvrait, permettait au regard �merveill� de s'�tendre sur
toute la vall�e inf�rieure du Vulkan. A quelques pieds au-dessous de
l'embrasure se d�roulaient les eaux tumultueuses du torrent de Nyad.
D'un c�t�, ce torrent descendait les pentes du col, apr�s avoir pris
source sur les hauteurs du plateau d'Orgall, couronn� par les b�tisses
du burg ; de l'autre, toujours abondamment entretenu par les rios de la
montagne, m�me pendant la saison d'�t�, il d�valait en grondant vers le
lit de la Sil valaque, qui l'absorbait � son passage.

A droite, contigu�s � la grande salle, une demi-douzaine de petites
chambres suffisaient � loger les rares voyageurs qui, avant de franchir
la fronti�re, d�siraient se reposer au _Roi Mathias_. ils �taient
assur�s d'un bon accueil, � des prix mod�r�s, aupr�s d'un cabaretier
attentif et serviable, toujours approvisionn� de bon tabac qu'il allait
chercher aux meilleurs � trafiks  � des environs. Quant � lui, Jonas,
il avait pour chambre � coucher une �troite mansarde, dont la lucarne
biscornue, trouant le chaume en fleur, donnait sur la terrasse.

C'est dans cette auberge que, le soir m�me de ce 29 mai, il y eut
r�union des grosses t�tes de Werst, ma�tre Koltz, le magister Hermod,
le forestier Nic Deck, une douzaine des principaux habitants du
village, et aussi le berger Frik, qui n'�tait pas le moins important de
ces personnages. Le docteur Patak manquait � cette r�union de notables.
Demand� en toute h�te par un de ses vieux clients qui n'attendait que
lui pour passer dans l'autre monde, il s'�tait engag� � venir, d�s que
ses soins ne seraient plus indispensables au d�funt.

En attendant l'ex-infirmier, on causait du grave �v�nement � l'ordre du
jour, mais on ne causait pas sans manger et sans boire. A ceux-ci,
Jonas offrait cette sorte de bouillie ou g�teau de ma�s, connue sous le
nom de � mamaliga �, qui n'est point d�sagr�able, quand on l'imbibe de
lait fra�chement tir�. A ceux-l�, il pr�sentait maint petit verre de
ces liqueurs fortes qui coulait comme de l'eau pure � travers les
gosiers roumains, l'alcool de � schnaps � qui ne co�te pas un demi-sou
le verre, et plus particuli�rement le � rakiou �, violente eau-de-vie
de prunes, dont le d�bit est consid�rable au pays des Carpathes.

Il faut mentionner que le cabaretier Jonas -- c'�tait une coutume de
l'auberge -- ne servait qu'� � l'assiette �, c'est-�-dire aux gens
attabl�s, ayant observ� que les consommateurs assis consomment plus
copieusement que les consommateurs debout. Or, ce soir-l�, les affaires
promettaient de marcher, puisque tous les escabeaux �taient disput�s
par les clients. Aussi Jonas allait-il d'une table � l'autre, le broc �
la main, remplissent les gobelets qui se vidaient sans compter.

Il �tait huit heures et demie du soir. On p�rorait depuis la brune,
sans parvenir � s'entendre sur ce qu'il convenait de faire. Mais ces
braves gens se trouvaient d'accord en ce point : c'est que si le
ch�teau des Carpathes' �tait habit� par des inconnus, il devenait aussi
dangereux pour le village de Werst qu'une poudri�re � l'entr�e d'une
ville.

� C'est tr�s grave ! dit alors ma�tre Koltz.

-- Tr�s grave ! r�p�ta le magister entre deux bouff�es de son
ins�parable pipe. -- Tr�s grave ! r�p�ta l'assistance. -- Ce qui n'est
que trop s�r, reprit Jonas, c'est que la mauvaise r�putation du burg
faisait d�j� grand tort au pays...

-- Et maintenant ce sera bien autre chose ! s'�cria le magister Hermod.

-- Les �trangers n'y venaient que rarement... r�pliqua ma�tre Koltz,
avec un soupir,

-- Et, � pr�sent, ils ne viendront plus du tout ! ajouta Jonas en
soupirant � l'unisson du bir�.

-- Nombre d'habitants songent d�j� � le quitte fit observer l'un des
buveurs.

-- Moi, le premier, r�pondit un paysan des environs, et je partirai,
d�s que j'aurai vendu mes vignes...

-- Pour lesquelles vous ch�merez d'acheteurs, mon vieux homme ! �
riposta le cabaretier.

On voit o� ils en �taient de leur conversation, ces dignes notables. A
travers les terreurs personnelles que leur occasionnait le ch�teau des
Carpathes, surgissait le sentiment de leurs int�r�ts si regrettablement
l�s�s. Plus de voyageurs, et Jonas en souffrait dans le revenu de son
auberge. Plus d'�trangers, et ma�tre Koltz en p�tissait dans la
perception du p�age, dont le chiffre s'abaissait graduellement. Plus
d'acqu�reurs pour les terres du col de Vulkan, et les propri�taires ne
pouvaient trouver � les vendre, m�me � vil prix. Cela durait depuis des
ann�es, et cette situation, tr�s dommageable, mena�ait de s'aggraver
encore.

En effet, s'il en �tait ainsi, quand les esprits du burg se tenaient
tranquilles au point de ne s'�tre jamais laiss� apercevoir, que
serait-ce maintenant s'ils manifestaient leur pr�sence par des actes
mat�riels ?

Le berger Frik crut alors devoir dire, mais d'une voix assez h�sitante :

� Peut-�tre faudrait-il ?...

-- Quoi ? demanda ma�tre Koltz.

-- Y aller voir, mon ma�tre. �

Tous s'entre-regard�rent, puis baiss�rent les yeux, et cette question
resta sans r�ponse.

Ce fut Jonas qui, s'adressant � ma�tre Koltz, reprit la parole.

� Votre berger, dit-il d'une voix ferme, vient d'indiquer la seule
chose qu'il y ait � faire.

-- Aller au burg...

-- Oui, mes bons amis, r�pondit l'aubergiste. Si une fum�e s'�chappe de
la chemin�e du donjon, c'est qu'on y fait du feu, et si l'on y fait du
feu, c'est qu'une main l'a allum�...

-- Une main... � moins que ce soit une griffe ! r�pliqua le vieux
paysan en secouant la t�te.

-- Main ou griffe, dit le cabaretier, peu importe ! Il faut savoir ce
que cela signifie. C'est la premi�re fois qu'une fum�e s'�chappe de
l'une des chemin�es du ch�teau depuis que le baron Rodolphe de Gortz
l'a quitt�...

-- Il se pourrait, cependant, qu'il y ait eu d�j� de la fum�e, sans que
personne s'en soit aper�u, sugg�ra ma�tre Koltz.

Voil� ce que je n'admettrai jamais ! se r�cria vivement le magister
Hermod.

-- C'est tr�s admissible, au contraire, fit observer le bir�, puisque
nous n'avions pas de lunette pour constater ce qui se passait au burg. �

La remarque �tait juste. Le ph�nom�ne pouvait s'�tre produit depuis
longtemps, et avoir �chapp� m�me au berger Frik, quelque bons que
fussent ses yeux.

Quoi qu'il en soit, que ledit ph�nom�ne f�t r�cent ou non, il �tait
indubitable que des �tres humains Occupaient actuellement le ch�teau
des Carpathes. Or, ce fait constituait un voisinage des plus
inqui�tants pour les habitants de Vulkan et de Werst.

Le magister Hermod crut devoir apporter cette objection � l'appui de
ses croyances :

� Des �tres humains, mes amis ?... Vous me permettrez de n'en rien
croire. Pourquoi des �tres humains auraient-ils eu la pens�e de se
r�fugier au burg, dans quelle intention, et comment y seraient-ils
arriv�s....

-- Que voulez-vous donc qu'ils soient, ces intrus ? s'�cria ma�tre
!Koltz.

-- Des �tres surnaturels, r�pondit le magister Hermod d'une voix qui
imposait. Pourquoi ne seraient-ce pas des esprits, des babeaux, des
gobelins, peut-�tre m�me quelques-unes de ces dangereuses lamies, qui
se pr�sentent sous la forme de belles femmes... �

Pendant cette �num�ration, tous les regards s'�taient dirig�s vers la
porte, vers les fen�tres, vers la chemin�e de la grande salle du _Roi
Mathias_. Et, en v�rit�, chacun se demandait s'il n'allait pas voir
appara�tre l'un ou l'autre de ces fant�mes, successivement �voqu�s par
le ma�tre d'�cole.

� Cependant, mes bons amis, se risqua � dire Jonas, si ces �tres sont
des g�nies, je ne m'explique pas pourquoi ils auraient allum� du feu,
puisqu'ils n'ont rien � cuisiner...

-- Et leurs sorcelleries ?... r�pondit le p�tour. Oubliez-vous donc
qu'il faut du feu pour les sorcelleries ?

-- �videmment ! � ajouta le magister d'un ton qui n'admettait pas de
r�plique.

Cette sentence fut accept�e sans contestation, et, de l'avis de tous,
c'�taient, � n'en pas douter, des �tres surnaturels, non des �tres
humains, qui avaient choisi le ch�teau des Carpathes pour th��tre de
leurs manigances.

Jusqu'ici, Nic Deck n'avait pris aucune part � la conversation. Le
forestier se contentait d'�couter attentivement ce que disaient les uns
et les autres. Le vieux burg, avec ses murs myst�rieux, son antique
origine, sa tournure f�odale, lui avait toujours inspir� autant de
curiosit� que de respect. Et m�me, �tant tr�s brave, bien qu'il f�t
aussi cr�dule que n'importe quel habitant de Werst, il avait plus d'une
fois manifest� l'envie d'en franchir l'enceinte.

On l'imagine, Miriota l'avait obstin�ment d�tourn� d'un projet si
aventureux. Qu'il e�t de ces id�es lorsqu'il �tait libre d'agir � sa
guise, soit ! Mais un fianc� ne s'appartient plus, et de se hasarder en
de telles aventures, c'e�t �t� oeuvre de fou, ou d'indiff�rent. Et
pourtant, malgr� ses pri�res, la belle fille craignait toujours que le
forestier m�t son projet � ex�cution. Ce qui la rassurait un peu, c'est
que Nic Deck n'avait pas formellement d�clar� qu'il irait au burg, car
personne n'aurait eu assez d'empire sur lui pour le retenir pas m�me
elle. Elle le savait, c'�tait un gars tenace et r�solu, qui ne revenait
jamais sur une parole engag�e. Chose dite, chose faite. Aussi Miriota
e�t-elle �t� dans les transes, si elle avait pu soup�onn� � quelles
r�flexions le jeune homme s'abandonnait en ce moment.

Cependant, comme Nic Deck gardait le silence, il s'en suit que la
proposition du p�tour ne fut relev�e par personne. Rendre visite au
ch�teau des Carpathes maintenant qu'il �tait hant�, qui l'oserait, �
moins d'avoir perdu la t�te ?... Chacun se d�couvrait donc les
meilleures raisons pour n'en rien faire... Le bir� n'�tait plus d'un
�ge � se risquer en des chemins si rudes... Le magister avait son �cole
� garder, Jonas, son auberge � surveiller, Frik, ses moutons � pa�tre,
les autres paysans, � s'occuper de leurs bestiaux et de leurs foins.

Non ! pas un ne consentirait � se d�vouer, r�p�tant � part soi :

� Celui qui aurait l'audace d'aller au burg pourrait bien n'en jamais
revenir ! �

A cet instant la porte de l'auberge s'ouvrit brusquement, au grand
effroi de l'assistance.

Ce n'�tait que le docteur Patak, et il e�t �t� difficile de le prendre
pour une de ces lamies enchanteresses dont le magister Hermod avait
parl�.

Son client �tant mort -- ce qui faisait honneur � sa perspicacit�
m�dicale, sinon � son talent --, le docteur Patak �tait accouru � la
r�union du _Roi Mathias_.

� Enfin, le voil� ! � s'�cria ma�tre Koltz.

Le docteur Patak se d�p�cha de distribuer des poign�es de main � tout
le monde, comme il e�t distribu� des drogues, et, d'un ton passablement
ironique, il s'�cria :

� Alors, les amis, c'est toujours le burg... le burg du Chort, qui vous
occupe !... Oh ! les poltrons !... Mais s'il veut fumer, ce vieux
ch�teau, laissez-le fumer !... Est-ce que notre savant Hermod ne fume
pas, lui, et toute la journ�e ?... Vraiment, le pays est tout p�le
d'�pouvante !... je n'ai entendu parler que de cela durant mes visites
!... Les revenants ont fait du feu l�-bas ?... Et pourquoi pas, s'ils
sont enrhum�s du cerveau !... Il para�t qu'il g�le au mois de mai dans
les chambres du donjon... A moins qu'on ne s'y occupe � cuire du pain
pour l'autre monde !... Eh ! il faut bien se nourrir l�-haut, s'il est
vrai qu'on ressuscite !... Ce sont peut-�tre les boulangers du ciel,
qui sont venus faire une fourn�e... �

Et pour finir, une s�rie de plaisanteries, extr�mement peu go�t�es des
gens de Werst, et que le docteur Patak d�bitait avec une incroyable
jactance.

On le laissa dire.

Et alors le bir� de lui demander :

� Ainsi, docteur, vous n'attachez aucune importance � ce qui se passe
au burg ?...

-- Aucune, ma�tre Koltz.

-- Est-ce que vous n'avez pas dit que vous seriez pr�t � vous y
rendre... si l'on vous en d�fiait ?...

-- Moi ?... r�pondit l'ancien infirmier, non sans laisser percer un
certain ennui de ce qu'on lui rappelait ses paroles.

-- Voyons... Ne l'avez-vous pas dit et r�p�t� ? reprit le magister en
insistant.

. je l'ai dit... sans doute... et vraiment... s'il ne s'agit que de le
r�p�ter...

-- Il s'agit de le faire, dit Hermod.

-- De le faire ?...

-- Oui... et, au lieu de vous en d�fier... nous nous contentons de vous
en prier, ajouta ma�tre Koltz.

-- Vous comprenez... mes amis... certainement... une telle
proposition...

-- Eh bien, puisque vous h�sitez, s'�cria le cabaretier, nous ne vous
en prions pas... nous vous en d�fions !

-- Vous m'en d�fiez ?...

-- Oui, docteur !

-- Jonas, vous allez trop loin, reprit le bir�. Il ne faut pas d�fier
Patak... Nous savons qu'il est homme de parole... Et ce qu'il a dit
qu'il ferait, il le fera... ne f�t-ce que pour rendre service au
village et � tout le pays.

-- Comment, c'est s�rieux ?... Vous voulez que j'aille au ch�teau des
Carpathes ? reprit le docteur, dont la face rubiconde �tait devenue
tr�s p�le.

-- Vous ne sauriez vous en dispenser, r�pondit cat�goriquement ma�tre
Koltz.

-- je vous en prie... mes bons amis... je vous en prie... raisonnons,
s'il vous pla�t !...

-- C'est tout raisonn�, r�pondit Jonas.

-- soyez justes... A quoi me servirait d'aller l�-bas... et qu'y
trouverais-je ?.. quelques braves gens qui se sont r�fugi�s au
burg...et qui ne g�nent personne...

-- Eh bien, r�pliqua le magister Hermod, si ce sont de braves gens,
vous n'avez rien � craindre de leur part, et ce sera une occasion de
leur offrir vos services. -- S'ils en avaient besoin, r�pondit le
docteur Patak, s'ils me faisaient demander, je n'h�siterais pas...
croyez-le... � me rendre au ch�teau. Mais je ne me d�place pas sans
�tre invit�, et je ne fais pas gratis mes visites...

-- On vous paiera votre d�rangement, dit ma�tre Koltz, et � tant
l'heure.

-- Et qui me le paiera ?...

-- Moi... nous... au prix que vous voudrez ! � r�pondirent la plupart
des clients de Jonas.

Visiblement, en d�pit de ses constantes fanfaronnades, le docteur
�tait, � tout le moins, aussi poltron que ses compatriotes de Werst.
Aussi, apr�s s'�tre pos� en esprit fort, apr�s avoir raill� les
l�gendes du pays, se trouvait-il tr�s embarrass� de refuser le service
qu'on lui demandait. Et pourtant, d'aller au ch�teau des Carpathes,
m�me si l'on r�mun�rait son d�placement, cela ne pouvait lui convenir
en aucune fa�on. Il chercha donc � tirer argument de ce que cette
visite ne produirait aucun r�sultat, que le village se couvrirait de
ridicule en le d�l�guant pour explorer le burg... Son argumentation fit
long feu.

Voyons, docteur, il me semble que vous n'avez absolument rien �
risquer, reprit le magister Hermod, puisque vous ne croyez pas aux
esprits...

-- Non... je n'y crois pas.

-- Or, si ce ne sont pas des esprits qui reviennent au ch�teau, ce sont
des �tres humains qui s'y sont install�s, et vous ferez connaissance
avec eux.

Le raisonnement du magister ne manquait pas de logique : il �tait
difficile � r�torquer.

� D'accord, Hermod, r�pondit le docteur Patak, mais je puis �tre retenu
au burg...

C'est qu'alors vous y aurez �t� bien re�u, r�pliqua Jonas.

-- Sans doute ; cependant si mon absence se prolongeait, et si
quelqu'un avait besoin de moi dans le village...

-- Nous nous portons tous � merveille, r�pondit ma�tre Koltz, et il n'y
a plus un seul malade � Werst depuis que votre dernier client a pris
son billet pour l'autre monde.

-- Parlez franchement... Etes-vous d�cid� � partir demanda l'aubergiste.

-- Ma foi, non ! r�pliqua le docteur. Oh ! ce n'est point par peur...
Vous savez bien que je n'ajoute pas foi � toutes ces sorcelleries... La
v�rit� est que cela me parait absurde, et, je vous le r�p�te,
ridicule... Parce qu'une fum�e est sortie de la chemin�e du donjon...
une fum�e qui n'est peut-�tre pas une fum�e... D�cid�ment non !... je
n'irai pas au ch�teau des Carpathes !

-- J'irai, moi ! �

C'�tait le forestier Nic Deck qui venait d'entrer dans la conversation
en y jetant ces deux mots.

� Toi... Nic ? s'�cria ma�tre Koltz.

-- Moi... mais � la condition que Patak m'accompagnera. �

Ceci fut directement envoy� � l'adresse du docteur, qui fit un bond
pour se d�p�trer.

� Y penses-tu, forestier ? r�pliqua-t-il. Moi... t'accompagner ?...
Certainement... ce serait une agr�able promenade � faire... tous les
deux... si elle avait son utilit�... et si l'on pouvait s'y hasarder...
Voyons, Nic, tu sais bien qu'il n'y a m�me plus de route pour aller au
burg... Nous ne pourrions arriver.

-- J'ai dit que j'irais au burg, r�pondit Nic Deck, et puisque je l'ai
dit, j'irai.

-- Mais moi... je ne l'ai pas dit !... s'�cria le docteur en se
d�battant, comme si quelqu'un l'e�t pris au collet.

-- Si... vous l'avez dit... r�pliqua Jonas.

-- Oui !... Oui ! � r�pondit d'une seule voix l'assistance.

L'ancien infirmier, press� par les uns et les autres, ne savait comment
leur �chapper. Ah ! combien il regrettait de s'�tre si imprudemment
engag� par ses rodomontades. Jamais il n'e�t imagin� qu'on les
prendrait au s�rieux, ni qu'on le mettrait en demeure de payer de sa
personne... Maintenant, il ne lui est plus possible de s'esquiver, sans
devenir la ris�e de Werst, et tout le pays du Vulkan l'e�t bafou�
impitoyablement. Il se d�cida donc � faire contre fortune bon coeur.

� Allons... puisque vous le voulez, dit-il, j'accompagnerai Nic Deck,
quoique cela soit inutile !

Bien... docteur Patak, bien ! s'�cri�rent tous les buveurs du _Roi
Mathias_.

Et quand partirons-nous, forestier ? demanda le docteur Patak, en
affectant un ton d'indiff�rence qui ne d�guisait que mal sa
poltronnerie. -- Demain, dans la matin�e �, r�pondit Nic Deck. Ces
derniers mots furent suivis d'un assez long silence.

Cela indiquait combien l'�motion de maitre Koltz et des autres �tait
r�elle. Les verres avaient �t� vid�s, les pots aussi, et, pourtant,
personne ne se levait, personne ne songeait � quitter la grande salle,
bien qu'il f�t tard, ni � regagner son logis. Aussi Jonas pensa-t-il
que l'occasion �tait bonne pour servir une autre tourn�e de schnaps et
de rakiou...

Soudain, une voix se fit entendre assez distinctement au milieu du
silence g�n�ral, et voici les paroles qui furent lentement prononc�es :

_� Nicolas Deck, ne va pas demain au burg !... N'y va pas !... ou il
t'arrivera malheur ! �_

Qui s'�tait exprim� de la sorte ?... D'o� venait cette voix que
personne ne connaissait et qui semblait sortir d'une bouche invisible
?... Ce ne pouvait �tre qu'une voix de revenant, une voix surnaturelle,
une voix de l'autre monde...

L'�pouvante fut au comble. On n'osait pas se regarder, on n'osait pas
prononcer une parole...

Le plus brave -- c'�tait �videmment Nic Deck -- voulut alors savoir �
quoi s'en tenir. Il est certain que c'�tait dans la salle m�me que ces
paroles avaient �t� articul�es. Et, tout d'abord, le forestier eut le
courage de se rapprocher du bahut et de l'ouvrir...

Personne.

Il alla visiter les chambres du rez-de-chauss�e, qui donnaient sur la
salle...

Personne.

Il poussa la porte de l'auberge, s'avan�a au-dehors, parcourut la
terrasse jusqu'� la grande rue de Werst...

Personne.

Quelques instants apr�s, ma�tre Koltz, le magister Hermod, le docteur
Patak, Nic Deck, le berger Frik et les autres avaient quitt� l'auberge,
laissant le cabaretier Jonas, qui se h�ta de clore sa porte � double
tour.

Cette nuit-l�, comme s'ils eussent �t� menac�s d'une apparition
fantastique, les habitants de Werst se barricad�rent solidement dans
leurs maisons...

La terreur r�gnait au village.

                                    V

Le lendemain, Nic Deck et le docteur Patak se pr�paraient � partir sur
les neuf heures du matin. L'intention du forestier �tait de remonter le
col de Vulkan en se dirigeant par le plus court vers le burg suspect.

Apr�s le ph�nom�ne de la fum�e du donjon, apr�s le ph�nom�ne de la voix
entendue dans la salle du _Roi Mathias_, on ne s'�tonnera pas que toute
la population f�t comme affol�e. Quelques Tsiganes parlaient d�j�
d'abandonner le pays. Dans les familles, on ne causait plus que de cela
-- et � voix basse encore. Allez donc contester qu'il y e�t du diable �
du Chort � dans cette phrase si mena�ante pour le jeune forestier. Ils
�taient l�, � l'auberge de Jonas, une quinzaine, et des plus dignes
d'�tre crus, qui avaient entendu ces �tranges paroles. Pr�tendre qu'ils
avaient �t� dupes de quelque illusion des sens, cela �tait
insoutenable. Pas de doute � cet �gard ; Nic Deck avait �t�
nominativement pr�venu qu'il lui arriverait malheur, s'il s'ent�tait �
son projet d'explorer le ch�teau des Carpathes.

Et, pourtant, le jeune forestier se disposait � quitter Werst, et sans
y �tre forc�. En effet, quelque profit que ma�tre Koltz e�t � �claircir
le myst�re du burg, quelque int�r�t que le village e�t � savoir ce qui
s'y passait, de pressantes d�marches avaient �t� faites pour obtenir de
Nic Deck qu'il rev�nt sur sa parole. �plor�e, d�sesp�r�e, ses beaux
yeux noy�s de larmes, Miriota l'avait suppli� de ne point s'obstiner �
cette aventure. Avant l'avertissement donn� par la voix, c'�tait d�j�
grave. Apr�s l'avertissement, c'�tait insens�. Et, � la veille de son
mariage, voil� que Nic Deck voulait risquer sa vie dans une pareille
tentative, et sa fianc�e qui se tra�nait � ses genoux ne parvenait pas
� le. retenir...

Ni les objurgations de ses amis, ni les pleurs de Miriota, n'avaient pu
influencer le forestier. D'ailleurs, cela ne surprit personne. On
connaissait son caract�re indomptable, sa t�nacit�, disons son
ent�tement. il avait dit qu'il irait au ch�teau des Carpathes, et, rien
ne saurait l'en emp�cher pas m�me cette menace qui lui avait �t�
adress�e directement. Oui ! il irait au burg, d�t-il n'en jamais
revenir !

Lorsque l'heure de partir fut arriv�e, Nic Deck pressa une derni�re
fois Miriota sur son coeur, tandis que la pauvre fille se signait du
pouce, de l'index et du m�dius, suivant cette coutume roumaine, qui est
un hommage � la Sainte-Trinit�.

Et le docteur Patak ?... Eh bien, le docteur Patak, mis en demeure
d'accompagner le forestier, avait essay� de se d�gager, niais sans
succ�s. Tout ce qu'on pouvait dire, il l'avait dit !... Toutes les
objections imaginables, il les avait faites !... Il s'�tait retranch�
derri�re cette injonction si formelle de ne point aller au ch�teau qui
avait �t� distinctement entendue.

� Cette menace ne concerne que moi, s'�tait born� � lui r�pondre Nic
Deck.

-- Et s'il t'arrivait malheur, forestier, avait r�pondu le docteur
Patak, est-ce que je m'en tirerais sans dommage ?

-- Dommage ou non, vous avez promis de venir avec moi au ch�teau, et
vous y viendrez, puisque j'y vais ! �

Comprenant que rien ne l'emp�cherait de tenir sa promesse, les gens de
Werst avaient donn� raison au forestier sur ce point. Mieux valait que
Nie Deck ne se hasard�t pas seul en cette aventure. Aussi le tr�s
d�pit� docteur, sentant qu'il ne pouvait plus reculer, que c'e�t �t�
compromettre sa situation dans le village, qu'il se serait fait honnir
apr�s ses forfanteries accoutum�es, se r�signa, l'�me pleine
d'�pouvante. Il �tait bien d�cid� d'ailleurs � profiter du moindre
obstacle de route qui se pr�senterait pour obliger son compagnon �
revenir sur ses pas.

Nic Deck et le docteur Patak partirent donc, et ma�tre Koltz, le
magister Hermod, Frik, Jonas, leur firent la conduite jusqu'au tournant
de la grande route, o� ils s'arr�t�rent.

De cet endroit, ma�tre Koltz braqua une derni�re fois sa lunette --
elle tic le quittait plus -- dans la direction du burg. Aucune fum�e ne
se montrait � la chemin�e du donjon, et il e�t �t� facile de
l'apercevoir sur un horizon tr�s pur, par une belle matin�e de
printemps. Devait-on en conclure que les h�tes naturels ou surnaturels
du ch�teau avaient d�guerpi, en voyant que le forestier ne tenait pas
compte de leurs menaces ? Quelques-uns le pens�rent, et c'�tait l� une
raison d�cisive pour mener l'affaire jusqu'� compl�te satisfaction.

On se serra la main, et Nic Deck, entra�nant le docteur, disparut �
l'angle du col.

Le jeune forestier �tait en tenue de tourn�e, casquette galonn�e �
large visi�re, veste � ceinturon avec le coutelas engain�, culotte
bouffante, bottes ferr�es, cartouchi�re aux reins, le long fusil sur
l'�paule. il avait la r�putation justifi�e d'�tre un tr�s habile
tireur, et, comme, � d�faut de revenants, on pouvait rencontrer de ces
odeurs qui battent les fronti�res, ou, � d�faut de r�deurs, quelque
ours mal intentionn�, il n'�tait que prudent d'�tre en mesure de se
d�fendre.

Quant au docteur, il avait cru devoir s'armer d'un vieux pistolet �
pierre, qui ratait trois coups sur cinq. Il portait aussi une hachette
que son compagnon lui avait remise pour le cas probable o� il serait
n�cessaire de se frayer passage � travers les �pais taillis du Plesa.
Coiff� du large chapeau des campagnarde, boutonn� sous son �paisse cape
de voyage, il �tait chauss� de bottes � grosse ferrure, et ce n'est pas
toutefois ce lourd attirail qui l'emp�cherait de d�camper, si
l'occasion s'en pr�sentait.

Nic Deck et lui s'�taient �galement munis de quelques provisions
contenues dans leur bissac, afin de pouvoir au besoin prolonger
l'exploration.

Apr�s avoir d�pass� le tournant de la route, Nic Deck et le docteur
Patak march�rent plusieurs centaines de pas le long du Nyad, en
remontant sa rive droite. De suivre le chemin qui circule � travers les
ravins du massif, cela les e�t trop �cart�s vers l'ouest. Il e�t �t�
plus avantageux de pouvoir continuer � c�toyer le lit du torrent, ce
qui e�t r�duit la distance d'un tiers, car le Nyad prend sa source
entre les replis du plateau d'Orgall. Mais, d'abord praticable, la
berge, profond�ment ravin�e et barr�e de hautes roches, n'aurait plus
livr� passage, m�rite � des pi�tons. Il y avait d�s l'ors n�cessit� de
couper obliquement vers la gauche, quitte � revenir sur le ch�teau,
lorsqu'ils auraient franchi la zone inf�rieure des for�ts du Plesa.

C'�tait, d'ailleurs, le seul c�t� par lequel le burg f�t abordable. Au
temps o� il �tait habit� par le comte Rodolphe de Gortz, la
communication entre le village de Werst, le col de Vulkan et la vall�e
de la Sil valaque se faisait par une �troite perc�e qui avait �t�
ouverte en suivant cette direction. Mais, livr�e depuis vingt ans aux
envahissements de la v�g�tation, obstru�e par l'inextricable fouillis
des broussailles, c'est en vain qu'on y e�t cherch� la trace d'une
sente ou d'une tortill�re.

Au moment d'abandonner le lit profond�ment encaiss� du Nyad, que
remplissait une eau mugissante, Nic Deck s'arr�ta afin de s'orienter.
Le ch�teau n'�tait d�j� plus visible. Il ne le redeviendrait qu'au-del�
du rideau des for�ts qui s'�tageaient sur les basses petites de la
montagne, -- disposition commune � tout le syst�me orographique des
Carpathes. L'orientation devait donc �tre difficile � d�terminer, faute
de rep�res. On ne pouvait l'�tablir que par la position du soleil, dont
les rayons affleuraient alors les lointaines cr�tes vers le sud-est.

� Tu le vois, forestier, dit le docteur, tu le vois !... il n'y a pas
m�me de chemin... ou plut�t, il n'y en a plus !

-- Il y en aura, r�pondit Nic Deck.

-- C'est facile � dire, Nic...

-- Et facile � faire, Patak.

-- Ainsi, tu es toujours d�cid� ?... �

Le forestier se contenta de r�pondre par un signe affirmatif' et prit
route � travers l�s arbres.

A ce moment, le docteur �prouva une fi�re envie de rebrousser chemin ;
mais son compagnon, qui venait de se retourner, lui jeta un regard si
r�solu que le poltron ne jugea pas � propos de rester en arri�re.

Le docteur Patak avait encore un dernier espoir c'est que Nic Deck rie
tarderait pas � s'�garer au milieu du labyrinthe de ces bois, o� son
service ne l'avait jamais amen�. Mais il comptait sans ce flair
merveilleux, cet instinct professionnel, cette aptitude � animale �
pour ainsi dire, qui permet de se guider sur les moindres indices,
projection des branches en telle ou telle direction, d�nivellation du
sol, teinte des �corces, nuance vari�e des mousses selon qu'elles sont
expos�es aux vents du sud ou du nord. Nie Deck �tait trop habile en son
m�tier, il l'exer�ait avec une sagacit� trop sup�rieure, pour se jamais
perdre, m�me en des localit�s inconnues de lui. Il e�t �t� le digne
rival d'un Bas-de-Cuir ou d'un Chingachgook au pays de Cooper.

Et, pourtant, la travers�e de cette zone d'arbres allait offrir de
r�elles difficult�s. Des ormes, des h�tres, quelques-uns de ces �rables
qu'on nomme � faux platanes �, de superbes ch�nes, en occupaient les
premiers plans jusqu'� l'�tage des bouleaux, des pins et des sapins,
mass�s sur les croupes sup�rieures � la gauche du col. Magnifiques, ces
arbres, avec leurs troncs puissants, leurs branches chaudes de s�ve
nouvelle, leur feuillage �pais, s'entrem�lant de l'un � l'autre pour
former une cime de verdure que les rayons du soleil ne parvenaient pas
� percer.

Cependant le passage e�t �t� relativement facile en se courbant sous
les basses branches. Mais quels obstacles � la surface du sol, et quel
travail il aurait fallu pour l'essarter, pour le d�gager des orties et
des ronces, pour se garantir contre ces milliers d'�chardes que le plus
l�ger attouchement leur arrache ! Nic Deck n'�tait pas homme � s'en
inqui�ter, d'ailleurs, et, pourvu qu'il p�t gagner � travers le bois,
il ne se pr�occupait pas autrement de quelques �gratignures. La marche,
il est vrai, ne pouvait �tre que tr�s lente dans ces conditions, --
f�cheuse aggravation, car Nic Deck et le docteur Patak avaient int�r�t
� atteindre le burg dans l'apr�s-midi. Il ferait encore assez jour pour
qu'ils pussent le visiter, -- ce qui leur permettrait d'�tre rentr�s �
Werst avant la nuit.

Aussi, la hachette � la main, le forestier travaillait-il � se frayer
un passage au milieu de ces profondes �pinaies, h�riss�es de
ba�onnettes v�g�tales, o� le pied rencontrait un terrain in�gal,
raboteux, bossue de racines ou de souches, contre lesquelles il
buttait, quand il ne s'enfon�ait pas dans une humide couche de feuilles
mortes que le vent n'avait jamais balay�es. Des myriades de cosses
�clataient comme des pois fulminants, au grand effroi du docteur, qui
sursautait � cette p�tarade, regardant � droite et � gauche, se
retournant avec �pouvante, lorsque quelque sarment s'accrochait � sa
veste, comme une griffe qui e�t voulu le retenus Noir ! il n'�tait
point rassur�, le pauvre homme. Mais, maintenant, il n'e�t as os�
revenir seul en arri�re, et il s'effor�ait de ne point se laisser
distancer par son intraitable compagnon.

Parfois dans la for�t apparaissaient de capricieuses �claircies. Une
averse de lumi�re y p�n�trait. Des couples de cigognes noires,
troubl�es dans leur solitude, s'�chappaient des hautes ramures et
filaient � grands coups d'aile. La travers�e de ces clairi�res rendait
la marche plus fatigante encore. L�, en effet, s'�taient entass�s,
�norme jeu de jonchets, les arbres abattus par l'orage ou tomb�s de
vieillesse, comme si la hache du b�cheron leur e�t donn� le coup de
mort. L� gisaient d'�normes troncs, rong�s de pourriture, que charroi
ne devait entra�ner jusqu'au lit de la Sil valaque. Devant ces
obstacles, rudes � franchir, parfois impossibles � tourner, Nie Deck et
son compagnon avaient fort � faire. Si le jeune forestier, agile,
souple, vigoureux, parvenait � s'en tirer, le docteur Patak, avec ses
jambes courtes, son ventre bedonnant, essouffl�, �poumon�, ne pouvait
�viter des chutes, qui obligeaient � lui venir en aide.

-- Tu verras, Nic, que je finirai par me casser quelque membre !
r�p�tait-il.

-- Vous le raccommoderez.

-- Allons, forestier, sois raisonnable... Il ne faut pas s'acharner
contre l'impossible ! �

Bah ! Nic Deck �tait d�j� en avant, et le docteur, n'obtenant rien, se
h�tait de le rejoindre.

La direction suivie jusqu'alors, �tait-ce bien celle qui convenait pour
arriver en face du burg ? Il e�t �t� malais� de s'en rendre compte.
Cependant, puisque le sol ne cessait de monter, il y avait lieu de
s'�lever vers la lisi�re de la for�t, qui fut atteinte � trois heures
de l'apr�s-midi.

Au-del�, jusqu'au plateau d'Orgall, s'�tendait le rideau des arbres
verts, plus clairsem�s � mesure que le versant du massif gagnait en
altitude.

En cet endroit, le Nyad reparaissait au milieu des roches, soit qu'il
se f�t infl�chi au nord-ouest, soit que Nic Deck e�t obliqu� vers lui.
Cela donna au jeune forestier la certitude qu'il avait fait bonne
route, puisque le ruisseau semblait sourdre des entrailles du plateau
d'Orgall.

Nie Deck ne put refuser au docteur une heure de halte au bord du
torrent. D'ailleurs, l'estomac r�clamait son d� aussi imp�rieusement
que les jambes. Les bissacs �taient bien garnis, le rakiou emplissait
la gourde du docteur et celle de Nic Deck. En outre, une eau limpide et
fra�che, filtr�e aux cailloux du fond, coulait � quelques pas. Que
pouvait-on d�sirer de plus ? On avait beaucoup d�pens�, il fallait
r�parer la d�pense.

Depuis leur d�part, le docteur n'avait gu�re eu le loisir de causer
avec Nic Deck, qui le pr�c�dait toujours. Mais il se d�dommagea, d�s
qu'ils furent assis tous les deux sur la berge du Nyad. Si l'un �tait
peu loquace, l'autre �tait volontiers bavard. D'apr�s cela, on ne
s'�tonnera pas que les questions fussent tr�s prolixes, et les r�ponses
tr�s br�ves.

� Parlons un peu, forestier, et parlons s�rieusement, dit le docteur.

-- je vous �coute, r�pondit Nic Deck.

-- je pense que si nous avons fait halte en cet endroit, c'est pour
reprendre des forces.

-- Rien de plus juste.

-- Avant de revenir � Werst...

-- Non... avant d'aller au burg.

-- Voyons, Nic, voil� six heures que nous marchons,

et c'est � peine si nous sommes � mi-route...

-- Ce qui prouve que nous n'avons pas de temps � perdre.

-- Mais il fera nuit, lorsque nous arriverons devant le ch�teau, et
comme j'imagine, forestier, que tu ne seras pas assez fou pour te
risquer sans voir clair, il faudra attendre le jour...

-- Nous l'attendrons.

-- Ainsi tu ne veux pas renoncer � ce projet, qui n'a pas le sens
commun ?...

-- Non.

-- Comment ! Nous voici ext�nu�s, ayant besoin d'une bonne table dans
une bonne salle, et d'un bon lit dans une bonne chambre, et tu songes �
passer la nuit en plein air ?...

-- Oui, si quelque obstacle nous emp�che de franchir l'enceinte du
ch�teau.

-- Et s'il n'y a pas d'obstacle ?...

-- Nous irons coucher dans les appartements du donjon.

-- Les appartements du donjon ! s'�cria le docteur Patak. Tu crois,
forestier, que je consentirai � rester toute une nuit � l'int�rieur de
ce maudit burg...

-- Sans doute, � moins que vous ne pr�f�riez demeurer seul au-dehors.

-- Seul, forestier !... Ce n'est point ce qui est convenu, et si nous
devons nous s�parer, j'aime encore mieux que ce soit en cet endroit
pour retourner au village ! -- Ce qui est convenu, docteur Patak, c'est
que vous me suivrez jusqu'o� j'irai...

-- Le jour, oui !... La nuit, non !

-- Eh bien, libre � vous de partir, et t�chez de ne point vous �garer
sous les futaies. �

S'�garer, c'est bien ce qui inqui�tait le docteur. Abandonn� �
lui-m�me, n'ayant pas l'habitude de ces interminables d�tours � travers
les for�ts du Plesa, il se sentait incapable de reprendre la route de
Werst. D'ailleurs, d'�tre seul, lorsque la nuit serait venue -- une
nuit tr�s noire peut-�tre --, de descendre les pentes du col au risque
de choir au fond d'un ravin, ce n'�tait pas pour lui agr�er. Quitte �
ne point escalader la courtine, quand le soleil serait couch�, si le
forestier s'y obstinait, mieux valait le suivre jusqu'au pied de
l'enceinte. Mais le docteur voulut tenter un dernier effort pour
arr�ter sort compagnon.

� Tu sais bien, mon cher Nic, reprit-il, que je ne consentirai jamais �
me s�parer de toi... Puisque tu persistes � te rendre au ch�teau, je ne
te laisserai pas y aller seul.

-- Bien parl�, docteur Patak, et je pense que vous devriez vous en
tenir l�.

-- Non... encore un mot, Nic. S'il fait nuit, lorsque nous arriverons,
promets-moi de ne pas chercher � p�n�trer dans le burg...

-- Ce que je vous promets, docteur, c'est de faire l'impossible pour y
p�n�trer, c'est de ne pas reculer d'une semelle, tant que je n'aurai
pas d�couvert ce qui s'y passe.

-- Ce qui s'y passe, forestier ! s'�cria le docteur Patak en haussant
les �paules. Mais que veux-tu qu'il s'y passe ?...

-- Je n'en sais rien, et comme je suis d�cid� � le savoir, je le
saurai...

-- Encore faut-il pouvoir y arriver, � ce ch�teau du diable ! r�pliqua
le docteur, qui �tait � bout d'arguments. Or, si j'en juge par les
difficult�s que nous avons �prouv�es jusqu'ici, et par le temps que
nous a co�t� la travers�e des for�ts du Plesa, la journ�e s'ach�vera
avant que nous soyons en vue..-- je ne le pense pas, r�pondit Nic Deck.
Sur les hauteurs du massif, les sapini�res sont moins embroussaill�es
que ces futaies d'ormes, d'�rables et de h�tres. -- Mais le sol sera
rude � monter !

-- Qu'importe, s'il n'est pas impraticable.

Mais je me suis laiss� dire que l'on rencontrait des ours aux environs
du plateau d'Orgall !

-- J'ai mon fusil, et vous avez votre pistolet pour vous d�fendre,
docteur.

-- Mais si la nuit vient, nous risquons de nous perdre dans l'obscurit�
!

-- Non, car nous avons maintenant un guide, qui, je l'esp�re, ne nous
abandonnera plus.

-- Un guide ? � s'�cria le docteur.

Et il se releva brusquement pour jeter un regard inquiet autour de lui.

� Oui, r�pondit Nie Deck, et ce guide, c'est le torrent du Nyad. Il
suffira de remonter sa rive droite pour atteindre la cr�te m�me du
plateau o� il prend sa source. je pense donc qu'avant deux heures, nous
serons � la porte du burg, si nous nous remettons sans tarder en route.

-- Dans deux heures, � moins que ce ne soit dans six !

-- Allons, �tes-vous pr�t ?...

-- D�j�, Nic, d�j� !... Mais c'est � peine si notre halte a dur�
quelques minutes !

-- Quelques minutes qui font une bonne demi-heure.

-- Pour la derni�re fois, �tes-vous pr�t ?

-- Pr�t... lorsque les jambes me p�sent comme des masses de plomb... Tu
sais bien que je n'ai pas tes jarrets de forestier, Nie Deck !... Mes
pieds sont gonfl�s, et c'est cruel de me contraindre � te suivre...

-- A la fin, vous m'ennuyez, Patak ! je vous laisse libre de me quitter
! Bon voyage ! �

Et Nic Deck se releva.

� Pour l'amour de Dieu, forestier, s'�cria le docteur Patak, �coute
encore !

-- �couter vos sottises !

-- Voyons, puisqu'il est d�j� tard, pourquoi ne pas rester en cet
endroit, pourquoi ne pas camper sous l'abri de ces arbres ?... Nous
repartirions demain d�s l'aube, et nous aurions toute la matin�e pour
atteindre le plateau...

-- Docteur, r�pondit Nic Deck, je vous r�p�te que mon intention est de
passer la nuit dans le burg.

-- Non ! s'�cria le docteur, non... tu ne le feras pas, Nic !... je
saurai bien t'en emp�cher...

-- Vous !

-- Je m'accrocherai � toi... je t'entra�nerai !... je te battrai, s'il
le faut... �

Il ne savait plus ce qu'il disait, l'infortune Patak.

Quant � Nic Deck, il ne lui avait m�me pas r�pondu, et, apr�s avoir
remis son fusil en bandouli�re, il fit quelques pas en se dirigeant
vers la berge du Nyad.

� Attends... attends ! s'�cria piteusement le docteur. Quel diable
d'homme !... Un instant encore !... J'ai les jambes raides... mes
articulations ne fonctionnent plus... �

Elles ne tard�rent pourtant pas � fonctionner, car il fallut que
l'ex-infirmier fit trotter ses petitesjambes pour rejoindre le
forestier, qui ne se retournait m�me pas.

Il �tait quatre heures. l, es rayons solaires, effleurant la cr�te du
Plesa, qui ne tarderait pas � les intercepter, �clairaient d'un jet
oblique les hautes branches de la sapini�re. Nic Deck avait grandement
raison de se h�ter, car ces dessous de bois s'assombrissent en peu
d'instants au d�clin du jour.

Curieux et �trange aspect que celui de ces for�ts o� se groupent les
rustiques essences alpestres. Au lieu d'arbres contourn�s, d�jet�s,
grima�ants, se dressent des f�ts droits, espac�s, d�nud�s jusqu'�
cinquante et soixante pieds au-dessus de leurs racines, des troncs sans
nodosit�s, qui �tendent comme un plafond leur verdure persistante. Peu
de broussailles ou d'herbes enchev�tr�es � leur base. De longues
racines, rampant � fleur de terre, semblables � des serpents engourdis
par le froid. Un sol tapiss� d'une mousse jaun�tre et rase, faufil�e de
brindilles s�ches et sem�e de pommes qui cr�pitent sous le pied. Un
talus raide et sillonn� de roches cristallines, dont les ar�tes vives
entament le cuir- le plus �pais. Aussi le passage fut-il rude au milieu
de cette sapini�re sur un quart de mille. Pour escalader ces blocs, il
fallait une souplesse de reins, une vigueur de jarrets, une s�ret� de
membres, qui ne se retrouvaient plus chez le docteur Patak. Nic Deck
n'e�t mis qu'une heure, s'il e�t �t� seul, et il lui en co�ta trois
avec l'impedimentum de son compagnon, s'arr�tant pour l'attendre,
l'aidant � se hisser sur quelque roche trop haute pour ses petites
jambes. Le docteur n'avait plus qu'une crainte, -- crainte effroyable :
c'�tait de se trouver seul au milieu de ces mornes solitudes.

Cependant, si les pentes devenaient plus p�nibles � remonter, les
arbres commen�aient � se rar�fier sur la haute croupe du Plesa. Ils ne
formaient plus que des bouquets isol�s, de dimension m�diocre. Entre
ces bouquets, on apercevait la ligne des montagnes, qui se dessinaient
� l'arri�re-plan et dont les lin�aments �mergeaient encore des vapeurs
du soir.

Le torrent du Nyad, que le forestier n'avait cess� de c�toyer
jusqu'alors, r�duit � ne plus �tre qu'un ruisseau, devait sourdre � peu
de distance. A quelques centaines de pieds au-dessus des derniers plis
du terrain s'arrondissait le plateau d'Orgall, couronne par les
constructions du burg.

Nic Deck atteignit enfin ce plateau, apr�s un dernier coup de collier
qui r�duisit le docteur � l'�tat de masse inerte. Le pauvre homme
n'aurait pas eu la force de se tra�ner vingt pas de plus, et il tomba
comme le boeuf qui s'abat sous la masse du boucher.

Nie Deck se ressentait � peine de la fatigue de cette rude ascension.
Debout, immobile, il d�vorait du regard ce ch�teau des Carpathes, dont
il ne s'�tait jamais approch�.

Devant ses yeux se d�veloppait une enceinte cr�nel�e, d�fendue par un
foss� profond, et dont l'unique pont-levis �tait redress� contre une
poterne, qu'encadrait un cordon de pierres.

Autour de l'enceinte, � la surface du plateau d'Orgall, tout �tait
abandon et silence.

Un reste de jour permettait d'embrasser l'ensemble. du burg qui
s'estompait confus�ment au milieu des ombres du soir. Personne ne se
montrait au-dessus du parapet de la courtine, personne sur la
plate-forme sup�rieure du donjon, ni sur la terrasse circulaire du
premier �tage. Pas un filet de fum�e ne s'enroulait autour de
l'extravagante girouette, rong�e d'une rouille s�culaire.

� Eh bien, forestier, demanda le docteur Patak, conviendras-tu qu'il
est impossible de franchir ce foss�, de baisser ce pont-levis, d'ouvrir
cette poterne ? �

Nic Deck ne r�pondit pas. Il se rendait compte qu'il serait n�cessaire
de faire halte devant les murs du ch�teau. Au milieu de cette
obscurit�, comment aurait-il pu descendre au fond du foss� et s'�lever
le long de l'escarpe pour p�n�trer dans l'enceinte ? �videmment, le
plus sage �tait d'attendre l'aube prochaine, afin d'agir en pleine
lumi�re.

C'est ce qui fut r�solu au grand ennui du forestier, mais � l'extr�me
satisfaction du docteur.

                                   VI

Le mince croissant de la lune, d�li� comme une faucille d'argent, avait
disparu presque aussit�t apr�s le coucher du soleil. Des nuages, venus
de l'ouest, �teignirent successivement les derni�res lueurs du
cr�puscule. L'ombre envahit peu � peu l'espace en montant des basses
zones. Le cirque de montagnes s'emplit de t�n�bres, et les formes du
burg disparurent bient�t sous la cr�pe de la nuit.

Si cette nuit-l� mena�ait d'�tre tr�s obscure, rien n'indiquait qu'elle
d�t �tre troubl�e par quelque m�t�ore atmosph�rique, orage, pluie ou
temp�te. C'�tait heureux pour Nic Deck et son compagnon, qui allaient
camper en plein air.

Il n'existait aucun bouquet d'arbres sur cet aride plateau d'Orgall. ��
et l� seulement des buissons ras � ras de terre, qui n'offraient aucun
abri contre les fra�cheurs nocturnes. Des roches tant qu'on en voulait,
les unes � demi enfouies dans le sol, les autres, � peine en �quilibre,
et qu'une pouss�e e�t suffi � faire rouler jusqu'� la sapini�re.

En r�alit�, l'unique plante qui poussait � profusion sur ce sol
pierreux, c'�tait un �pais chardon appel� � �pine russe �, dont les
graines, dit Elis�e Reclus, furent apport�es � leurs poils par les
chevaux moscovites -- � pr�sent de joyeuse conqu�te que les Russes
firent aux Transylvains �.

A pr�sent, il s'agissait de s'accommoder d'une place quelconque pour y
attendre le jour et se garantir contre l'abaissement de la temp�rature,
qui est assez notable � cette altitude.

� Nous n'avons que l'embarras du choix... pour �tre mal ! murmura le
docteur Patak.

-- Plaignez-vous donc ! r�pondit Nic Deck.

-- Certainement, je me plains ! Quel agr�able endroit pour attraper
quelque bon rhume ou quelque bon rhumatisme dont je ne saurai comment
me gu�rir ! � Aveu d�pouill� d'artifice dans la bouche de l'ancien
infirmier de la quarantaine. Ah ! combien il regrettait sa confortable
petite maison de Werst, avec sa chambre bien close et son lit bien
doubl� de coussins et de courtepointes !

Entre les blocs diss�min�s sur le plateau d'Orgall, il fallait en
choisir un dont l'orientation offrirait le meilleur paravent contre la
brise du sud-ouest, qui commen�ait � piquer. C'est ce que fit Nic Deck,
et bient�t le docteur vint le rejoindre derri�re une large roche, plate
comme une tablette � sa partie sup�rieure.

Cette roche �tait un de ces bancs de pierre, enfoui sous les scabieuses
et les saxifrages, qui se rencontrent fr�quemment � l'angle des chemins
dans les provinces valaques. En m�me temps que le voyageur peut s'y
asseoir, il a la facult� de se d�salt�rer avec l'eau que contient un
vase d�pos� en dessus, laquelle est renouvel�e chaque jour par les gens
de la campagne. Alors que le ch�teau �tait habit� par le baron Rodolphe
de Gortz, ce banc portait un r�cipient que les serviteurs de la famille
avaient soin de ne jamais laisser vide. Mais, � pr�sent, il �tait
souill� de d�tritus, tapiss� de mousses verd�tres, et le moindre choc
l'e�t r�duit en poussi�re.

A l'extr�mit� du banc se dressait une tige de granit, reste d'une
ancienne croix, dont les bras n'�taient figur�s sur le montant vertical
que par une rainure � demi effac�e. En sa qualit� d'esprit tort, le
docteur Patak ne pouvait admettre que cette croix le prot�gerait contre
des apparitions surnaturelles. Et, cependant, par une anomalie commune
� bon nombre d'incr�dules, il n'�tait pas �loign� de croire au diable.
Or, dans sa pens�e, le Chort ne devait pas �tre loin, c'�tait lui qui
hantait le burg, et ce n'�tait ni la poterne ferm�e, ni le pont-levis
redress�, ni la courtine � pic, tri le foss� profond, qui
l'emp�cheraient d'en sortir, pour peu que la fantaisie le pr�t de venir
leur tordre le cou � tous les deux.

Et, lorsque le docteur songeait qu'il avait toute une nuit � passer
dans ces conditions, il frissonnait de terreur. Non ! c'�tait trop
exiger d'une cr�ature humaine, et les temp�raments les plus �nergiques
n'auraient pu y r�sister.

Puis, une id�e lui vint tardivement, -- une id�e � laquelle il n'avait
point encore song� en quittant Werst. On �tait au mardi soir, et, ce
jour-l�, les gens du comitat se gardent bien de sortir apr�s le coucher
du soleil. Le mardi, on le sait, est jour de mal�fices. A s'en
rapporter aux traditions, ce serait s'exposer � rencontrer quelque
g�nie malfaisant, si l'on s'aventurait dans le pays. Aussi, le mardi,
personne ne circule-t-il dans les rues ni sur les chemins, apr�s le
coucher du soleil. Et voil� que le docteur Patak se trouvait non
seulement hors de sa maison, mais aux approches d'un ch�teau visionn�,
et � deux ou trois milles du village ! Et c'est l� qu'il serait
contraint d'attendre le retour de l'aube... si elle revenait jamais !
En v�rit�, c'�tait vouloir tenter le diable !

Tout en s'abandonnant � ces id�es, le docteur vit le forestier tirer
tranquillement de soir bissac un morceau de viande froide, apr�s avoir
puis� une bonne gorg�e � sa gourde. Ce qu'il avait de mieux � faire,
pensa-t-il, c'�tait de l'imiter, et c'est ce qu'il fit. Une cuisse
d'oie, un gros chanteau de pain, le tout arros� de rakiou, il ne lui en
fallut pas moins pour r�parer ses forces. Mais, s'il parvint � calmer
sa faim, il ne parvint pas � calmer sa peur.

� Maintenant, dormons, dit Nic Deck, d�s qu'il eut rang� son bissac au
pied de la roche.

-- Dormir, forestier !

-- Bonne nuit, docteur.

-- Bonne nuit, c'est facile � souhaiter, et je crains bien que celle-ci
ne finisse mal... �

Nie Deck, n'�tant gu�re en humeur de converser, ne r�pondit pas.
Habitu� par profession � coucher au milieu des bois, il s'accota de son
mieux contre le banc de pierre, et ne tarda pas � tomber dans un
profond sommeil. Aussi le docteur ne put-il que maugr�er entre ses
dents, lorsqu'il entendit le souffle de son compagnon s'�chappant �
intervalles r�guliers.

Quant � lui, il lui fut impossible, m�me quelques minutes, d'annihiler
ses sens de l'ou�e et de la vue. En d�pit de la fatigue, il ne cessait
de regarder, il ne cessait de pr�ter l'oreille. Son cerveau �tait en
proie � ces extravagantes visions (lui naissant des troubles de
l'insomnies Qu'essayait-il d'apercevoir dans les �paisseurs de l'ombre
? Tout et rien, les formes ind�cises des objets qui l'environnaient,
les nuages �chevel�s � travers le ciel, la masse � peine perceptible du
ch�teau. Puis c'�taient les roches dit plateau d'Orgall, qui lui
semblaient se mouvoir dans une sorte d'infernale sarabande. Et si elles
allaient s'�branler sur leur base, d�valer le long du talus, rouler sur
les deux imprudente, les �craser � la porte de ce burg, dont l'entr�e
leur �tait interdite !

Il s'�tait redress�, l'infortune docteur, il �coutait ces bruits qui se
propagent � la surface des hauts plateaux, ces murmures inqui�tante,
qui tiennent � la fois du susurrement, du g�missement et du soupir. Il
entendait aussi les nyctalopes qui effleuraient les roches d'un
fr�n�tique coup d'aile, les striges envol�es pour leur promenade
nocturne, deux ou trois couples de ces fun�bres hulottes, dont le
chuintement retentissait comme une plainte. Alors ses muscles se
contractaient simultan�ment, et son corps tremblotait, baign� d'une
transsudation glaciale.

Ainsi s'�coul�rent de longues heures jusqu'� minuit. Si le docteur
Patak avait pu causer, �changer de temps en temps un bout de phrase,
donner libre cours � ses r�criminations, il se serait senti moins
apeur�. Mais Nic Deck dormait, et dormait d'un profond sommeil. Minuit
-- c'�tait l'heure effrayante entre toutes, l'heure des apparitions,
l'heure des mal�fices.

Que se passait-il donc ?

Le docteur venait de se relever, se demandant s'il �tait �veill�, ou
s'il se trouvait sous l'influence d'un cauchemar.

En effet, l�-haut, il crut voir - non ! il vit r�ellement des formes
�tranges, �clair�es d'une lumi�re spectrale, passer d'un horizon �
l'autre, monter, s'abaisser, descendre avec les nuages. On e�t dit des
esp�ces de monstres, dragons � queue de serpent, hippogriffes aux
larges ailes, krakens gigantesques, vampires �normes, qui s'abattaient
comme pour le saisir de leurs griffes ou l'engloutir dans leurs
m�choires.

Puis, tout lui parut �tre en mouvement sur le plateau d'Orgall, les
roches, les arbres qui se dressaient � sa lisi�re. Et tr�s
distinctement, des battements, jet�s � petits intervalles, arriv�rent �
son oreille.

� La cloche... murmure-t-il, la cloche du burg ! � Oui ! c'est bien la
cloche de la vieille chapelle, et non celle de l'�glise de Vulkan, dont
le vent e�t emport� les sons en une direction contraire.

Et voici que ses battements sont plus pr�cipit�s... La main qui la met
en branle ne sonne pas un glas de mort ! Non ! c'est un tocsin dont les
coups haletants r�veillent les �chos de la fronti�re transylvaine.

En entendant ces vibrations lugubres, le docteur Patak est pris d'une
peur convulsive, d'une insurmontable angoisse, d'une irr�sistible
�pouvante, qui lui fait courir de froides horripilations sur tout le
corps.

Mais le forestier a �t� tir� de son sommeil par les vol�es terrifiantes
de cette cloche. Il s'est redress�, tandis que le docteur Patak semble
comme rentr� en lui-m�me.

Nic Deck tend l'oreille, et ses yeux cherchent � percer les �paisses
t�n�bres qui recouvrent le burg.

� Cette cloche !... Cette cloche !.., r�p�te le docteur Patak. C'est le
Chort qui la sonne !... �

D�cid�ment, il croit plus que jamais au diable, le pauvre docteur
absolument affol� !

Le forestier, immobile, ne lui a pas r�pondu.

Soudain, des rugissements, semblables � ceux que , jettent les sir�nes
marines � l'entr�e des ports, se d�cha�nent en tumultueuses ondes.
L'espace est �branl� sur un large rayon par leurs souffles
assourdissants.

Puis, une clart� jaillit du donjon central, une clart� intense, d'o�
sortent des �clats d'une p�n�trante vivacit�, des corruscations
aveuglantes. Quel foyer produit cette puissante lumi�re, dont les
irradiations se prom�nent en longues nappes � la surface du plateau
d'Orgall ? De quelle fournaise s'�chappe cette source photog�nique, qui
semble embraser les roches, en m�me temps qu'elle les baigne d'une
lividit� �trange ?

� Nic... Nic... s'�crie le docteur, regarde-moi !... Ne suis-je plus
comme toi qu'un cadavre ?... �

En effet, le forestier et lui ont pris un aspect cadav�rique, figure
blafarde, yeux �teints, orbites vides, joues verd�tres au teint
grivel�, cheveux ressemblant � ces mousses qui croissent, suivant la
l�gende, sur le cr�ne des pendus...

Nic Deck est stup�fi� de ce qu'il voit, comme de ce qu'il entend. Le
docteur Patak, arriv� au dernier degr� de l'effroi, a les muscles
r�tract�s, le poil h�riss�, la pupille dilat�e, le corps pris d'une
raideur t�tanique. Comme dit le po�te des _Contemplations_, il �
respire de l'�pouvante ! �

Une minute -- une minute au plus -- dura cet horrible ph�nom�ne. Puis,
l'�trange lumi�re s'affaiblit graduellement, les mugissements
s'�teignirent, et le plateau d'Orgall rentra dans le silence et
l'obscurit�.

Ni l'un ni l'autre ne cherch�rent plus � dormir, le docteur, accabl�
par la stupeur, le forestier, debout contre le banc de pierre,
attendant le retour de l'aube.

A quoi songeait Nic Deck devant ces choses si �videmment surnaturelles
� ses yeux ? N'y avait-il pas l� de quoi �branler sa r�solution ?
S'ent�terait-il � poursuivre cette t�m�raire aventure ? Certes, il
avait dit qu'il p�n�trerait dans le burg, qu'il explorerait le
donjon... Mais n'�tait-ce pas assez que d'�tre venu jusqu'� son
infranchissable enceinte, d'avoir encouru la col�re des g�nies et
provoqu� ce trouble des �l�ments ? Lui reprocherait-on de n'avoir pas
tenu sa promesse, s'il revenait au village, saris avoir pouss� la folie
jusqu'� s'aventurer � travers ce diabolique ch�teau ?

Tout � coup, le docteur se pr�cipite sur lui, le saisit par la main,
cherche � l'entra�ner, r�p�tant d'une voix sourde :

� Viens !... Viens !...

Non ! � r�pond Nic Deck.

Et, � son tour, il retient le docteur Patak, qui retombe apr�s ce
dernier effort.

Cette nuit s'acheva enfin, et tel avait �t� l'�tat de leur esprit que
ni le forestier ni le docteur n'eurent conscience du temps qui s'�coula
jusqu'au lever du jour.

Rien ne resta dans leur m�moire des heures qui pr�c�d�rent les
premi�res lueurs du matin.

A cet instant, une ligne ros�e se dessina sur l'ar�te du Paring, �
l'horizon de l'est, de l'autre c�t� de la vall�e des deux Sils. De
l�g�res blancheurs s'�parpill�rent au z�nith sur un fond de ciel ray�
comme une peau de z�bre.

Nic Deck se tourna vers le ch�teau. Il vit ses formes s'accentuer peu �
peu, le donjon se d�gager des hautes brumes qui descendaient le col de
Vulkan, la chapelle, les galeries, la courtine �merger des vapeurs
nocturnes, puis, sur le bastion d'angle, se d�couper le h�tre, dont les
feuilles bruissaient � la brise du levant.

Rien de chang� � l'aspect ordinaire du burg. La cloche �tait aussi
immobile que la vieille girouette f�odale. Aucune fum�e n'empanachait
les chemin�es du donjon, dont les fen�tres grillag�es �taient
obstin�ment closes.

Au-dessus de la plate-forme, quelques oiseaux voltigeaient en jetant de
petits cris clairs.

Nic Deck tourna son regard vers l'entr�e principale du ch�teau. Le
pont-levis, relev� contre la baie, fermait la poterne entre les deux
pilastres de pierre �cussonn�s aux armes des barons de Gortz.

Le forestier �tait-il donc d�cid� � pousser jusqu'au bout cette
aventureuse exp�dition ? Oui, et sa r�solution n'avait point �t�
entam�e par les �v�nements de la nuit. Chose dite, chose faite: c'�tait
sa devise, comme on sait. Ni la voix myst�rieuse qui l'avait menac�
personellement dans la grande salle du _Roi Mathias_, ni les ph�nom�nes
inexplicables de sons et de lumi�re dont il venait d'�tre t�moin, ne
l'emp�cheraient de franchir la muraille du burg, Une heure lui
suffirait pour parcourir les galeries, visiter le donjon, et alors, sa
promesse accomplie, il reprendrait le chemin de Werst, o� il pourrait
arriver avant midi.

Quant au docteur Patak, ce n'�tait plus qu'une machine inerte, n'ayant
ni la force de r�sister ni m�me celle de vouloir. Il irait o� on le
pousserait. S'il tombait, il lui serait impossible de se relever. Les
�pouvantements de cette nuit l'avaient r�duit au plus complet
h�b�tement, et il ne fit aucune observation, lorsque le forestier,
montrant le ch�teau, lui dit :

� Allons ! �

Et pourtant le jour �tait revenu, et le docteur aurait pu regagner
Werst,. sans craindre de s'�garer � travers les for�ts du Plesa. Mais
qu'on ne lui sache aucun gr� d'�tre rest� avec Nic Deck. S'il
n'abandonna pas son compagnon pour reprendre la route du village, c'est
qu'il n'avait plus conscience de la situation, c'est qu'il n'�tait plus
qu'un corps sans �me. Aussi, lorsque le forestier l'entra�na vers le
talus de la contrescarpe, se laissa-t-il faire.

Maintenant �tait-il possible de p�n�trer dans le burg autrement que par
la poterne ? C'. est ce que Nic Deck vint pr�alablement reconna�tre.

La courtine ne pr�sentait aucune br�che, aucun �boulement, aucune
faille, qui p�t donner acc�s � l'int�rieur de l'enceinte. Il �tait m�me
surprenant que ces vieilles murailles fussent dans un tel �tat de
conservation, -- ce qui devait �tre attribu� � leur �paisseur. S'�lever
jusqu'� la ligne de cr�neaux qui les couronnait paraissait �tre
impraticable, puisqu'elles dominaient le foss� d'une quarantaine de
pieds. il semblait par suite que Nic Deck, au moment o� il venait
d'atteindre le ch�teau des Carpathes, allait se heurter � des obstacles
insurmontables.

Tr�s heureusement -- ou tr�s malheureusement pour lui --, il existait
au-dessus de la poterne une sorte de meurtri�re, ou plut�t une
embrasure o� s'allongeait autrefois la vol�e d'une couleuvrine. Or, en
se servant de l'une des cha�nes du pont-levis qui pendait jusqu'au sol,
il ne serait pas tr�s difficile � un homme leste et vigoureux de se
hisser jusqu'� cette embrasure. Sa largeur �tait suffisante pour livrer
passage, et, � moins qu'elle ne f�t barr�e d'une grille en dedans, Nic
Deck parviendrait sans doute � s'introduire dans la cour du burg.

Le forestier comprit, � premi�re vue, qu'il n'y avait pas moyen de
proc�der autrement, et voil� pourquoi, suivi de l'inconscient docteur,
il descendit par un raidillon oblique le revers interne de la
contrescarpe.

Tous deux eurent bient�t atteint le fond du foss�, sem� de pierres
entre le fouillis des plantes sauvages. On ne savait trop o� l'on
posait le pied, et si des myriades de b�tes venimeuses ne fourmillaient
pas sous les herbes de cette humide excavation.

Au milieu du foss� et parall�lement � la courtine, se creusait le lit
de l'ancienne cuvette, presque enti�rement dess�ch�e, et qu'une bonne
enjamb�e permettait de franchir.

Nic Deck, n'ayant rien perdu de son �nergie physique et morale,
agissait avec sang-froid, tandis que le docteur le suivait
machinalement, comme une b�te que l'on tire par une corde.

Apr�s avoir d�pass� la cuvette, le forestier longea la base de la
courtine pendant une vingtaine de pas, et s'arr�ta au-dessous de la
poterne, � l'endroit o� pendait le bout de cha�ne. En s'aidant des
pieds et des mains, il pourrait ais�ment atteindre le cordon de pierre
qui faisait saillie au-dessous de l'embrasure.

�videmment, Nic Deck n'avait pas la pr�tention d'obliger le docteur
Patak � tenter avec lui cette escalade. Un aussi lourd bonhomme ne
l'aurait pu. Il se borna donc � le secouer vigoureusement pour se faire
comprendre, et lui recommanda de rester sans bouger au fond du foss�.

Puis, Nic Deck commen�a � grimper le long de la cha�ne, et ce ne fut
qu'un jeu pour ses muscles de montagnard.

Mais, lorsque le docteur se vit seul, voil� que le sentiment de la
situation lui revint dans une certaine mesure. Il comprit, il regarda,
il aper�ut son compagnon d�j� suspendu � un douzaine de pieds au-dessus
du sol, et, alors, de s'�crier d'une voix �trangl�e par les affres de
la peur :

� Arr�te... Nic... arr�te ! �

Le forestier ne l'�couta point.

� Viens... viens... o� je m'en vais ! g�mit le docteur, qui parvint �
se remettre sur ses pieds.

-- Va-t'en ! � r�pondit Nic Deck.

Et il continua de s'�lever lentement le long de la cha�ne du pont-levis.

Le docteur Patak, au paroxysme de l'effroi, voulut alors regagner le
raidillon de la contrescarpe, afin de remonter jusqu'� la cr�te du
plateau d'Orgall et de reprendre � toutesjambes le chemin de Werst...

O prodige, devant lequel s'effa�aient ceux qui avaient troubl� la nuit
pr�c�dente ! - voici qu'il ne peut bouger...

Ses pieds sont retenus comme s'ils �taient saisis entre les m�choires
d'un �tau... Peut-il les d�placer l'un apr�s l'autre ?... Non !... Ils
adh�rent par les talons et les semelles de leurs bottes... Le docteur
s'est-il donc laiss� prendre aux ressorts d'un pi�ge il est trop affol�
pour le reconna�tre... Il semble plut�t qu'il soit retenu par les clous
de sa chaussure.

Quoi qu'il en soit, le pauvre homme est immobilis� � cette place... Il
est riv� au sol... N'ayant m�me plus la force de crier il tend
d�sesp�r�ment les mains... On dirait qu'il veut s'arracher aux
�treintes de quelque tarasque, dont la gueule �merge des entrailles de
la terre...

Cependant, Nic Deck �tait parvenu � la hauteur de la poterne et il
venait de poser sa main sur l'une des ferrures o� s'embo�tait l'un des
gonds du pont-levis...

Un cri de douleur lui �chappa ; puis, se rejetant en arri�re comme s'il
e�t �t� frapp� d'un coup de foudre, il glissa le long de la cha�ne
qu'un dernier instinct lui avait fait ressaisir, et roula jusqu'au fond
du foss�. � La voix avait bien dit qu'il m'arriverait malheur ! �
murmura-t-il et il perdit connaissance.

                                  VII

Comment d�crire l'anxi�t� � laquelle �tait en proie le village de Werst
depuis le d�part du jeune forestier et du docteur Patak ? Elle n'avait
cess� de s'accro�tre avec les heures qui s'�coulaient et semblaient
interminables.

Ma�tre Koltz, l'aubergiste Jonas, le magister Hermod et quelques autres
n'avaient pas manqu� de se tenir en permanence sur la terrasse. Chacun
d'eux s'obstinait � observer la masse lointaine du burg, � regarder si
quelque volute r�apparaissait au-dessus du donjon. Aucune fum�e ne se
montrait -- ce qui fut constat� au moyen de la lunette invariablement
braqu�e dans cette direction. En v�rit�, les deux florins employ�s �
l'acquisition de cet appareil, c'�tait de l'argent qui avait re�u un
bon emploi. jamais le bir�, bien int�ress� pourtant, bien regardant �
sa bourse, n'avait eu moins de regret d'une d�pense faite si �-propos.

A midi et demi, lorsque le berger Frik revint de la p�ture, on
l'interrogea avidement. Y avait-il du nouveau, de l'extraordinaire, du
surnaturel ?...

Frik r�pondit qu'il venait de parcourir la vall�e de la Sil valaque,
sans avoir rien vu de suspect,

Apr�s le d�ner, vers deux heures, chacun regagna son poste
d'observation. Personne n'e�t pens� � rester chez soi, et surtout
personne ne songeait � remettre le pied au _Roi Mathias_, o� des voix
comminatoires se faisaient entendre. Que des murs aient des oreilles,
passe encore, puisque c'est une locution qui a cours dans le langage
usuel... mais une bouche !...

Aussi le digne cabaretier pouvait-il craindre que son cabaret f�t mis
en quarantaine, et cela ne laissait pas de le pr�occuper au dernier
point. En serait-il donc r�duit � fermer boutique, � boire son propre
fonds, faute de clients ? Et pourtant, dans le but de rassurer la
population de Werst, il avait proc�d� � une longue investigation du
_Roi Mathias_, fouill� les chambres jusque sous leurs lits, visit� les
bahuts et le dressoir, explor� minutieusement les coins et recoins de
la grande salle, de la cave et du grenier, o� quelque mauvais plaisant
aurait pu organiser cette mystification. Rien !... Rien non plus du
c�t� de la fa�ade qui dominait le Nyad. Les fen�tres �taient trop
hautes pour qu'il f�t possible de s'�lever jusqu'� leur embrasure, au
revers d'une muraille taill�e � pic et dont l'assise plongeait dans le
cours imp�tueux du torrent. N'importe ! la peur ne raisonne pas, et
bien du temps s'�coulerait, sans doute, avant que les h�tes habituels
de Jonas eussent rendu leur confiance � son auberge, � son schnaps et �
son rakiou.

Bien du temps ?... Erreur, et, on le verra, ce f�cheux pronostic ne
devait point se r�aliser.

En effet, quelques jours plus tard, par suite d'une circonstance tr�s
impr�vue, les notables du village allaient reprendre leurs conf�rences
quotidiennes, entrem�l�es de bonnes rasades, devant les tables du _Roi
Mathias_.

Mais il faut revenir au jeune forestier et � son compagnon, le docteur
Patak.

On s'en souvient, au moment de quitter Werst, Nie Deck avait promis �
la d�sol�e Miriota de ne pas s'attarder dans sa visite au ch�teau des
Carpathes. S'il ne lui arrivait pas malheur, si les menaces fulmin�es
contre lui ne se r�alisaient pas, il comptait �tre de retour aux
premi�res heures de la soir�e. On, l'attendait donc, et avec quelle
impatience ! D'ailleurs, ni la jeune fille, ni son p�re, ni le ma�tre
d'�cole ne pouvaient pr�voir que les difficult�s de la route ne
permettraient pas au forestier d'atteindre la cr�te du plateau d'Orgall
avant la nuit tombante.

Il suit de l� que l'inqui�tude, d�j� si vive pendant la journ�e,
d�passa toute mesure, lorsque huit heures sonn�rent au clocher de
Vulkan, qu'on entendait tr�s distinctement au village de Werst. Que
s'�tait-il pass� pour que Nic Deck et le docteur n'eussent pas reparu,
apr�s une journ�e d'absence ? Cela �tant, nul n'aurait song� �
r�int�grer sa demeure, avant qu'ils fussent de retour. A chaque
instant, on s'imaginait les voir poindre au tournant de la route du col.

Ma�tre Koltz et sa fille s'�taient port�s � l'extr�mit� de la rue, �
l'endroit o� le p�tour avait �t� mis en faction. Maintes fois, ils
crurent voir des ombres se dessiner au lointain, � travers l'�claircie
des arbres... Illusion pure ! Le col �tait d�sert, comme � l'habitude,
car il �tait rare que les gens de la fronti�re voulussent s'y hasarder
pendant la nuit. Et puis, on �tait au mardi soir -- ce mardi des g�nies
malfaisants --, et, ce jour-l�, les Transylvains ne courent pas
volontiers la campagne, au coucher du soleil. Il fallait que Nie Deck
f�t fou d'avoir choisi un pareil jour pour visiter le burg. La v�rit�
est que le jeune forestier n'y avait point r�fl�chi, ni personne, au
surplus, dans le village.

Mais c'est bien � cela que Miriota songeait alors. Et quelles
effrayantes images s'offraient � elle ! En imagination, elle avait
suivi son fianc� heure par heure, � travers ces �paisses for�ts du
Plesa, tandis qu'il remontait vers le plateau d'Orgall... Maintenant,
la nuit venue, il lui semblait qu'elle le voyait dans l'enceinte,
essayant d'�chapper aux esprits qui hantaient le ch�teau des
Carpathes... Il �tait devenu rejouer de leurs mal�fices... C'�tait la
victime vou�e � leur vengeance... Il �tait emprisonn� au fond de
quelque souterraine ge�le... mort peut- Pauvre fille, que n'e�t-elle
donn� pour se lancer sur les traces de Nic Deck ! Et, puisqu'elle ne le
pouvait, du moins aurait-elle voulu l'attendre toute la nuit en cet
endroit. Mais son p�re l'obligea � rentrer, et, laissant le berger en
observation, tous deux revinrent � leur logis.

D�s qu'elle fut seule en sa petite chambre, Miriota s'abandonna sans
r�serve � ses larmes. Elle l'aimait, de toute son �me, ce brave Nic, et
d'un amour d'autant plus reconnaissant que le jeune forestier ne
l'avait point recherch�e dans les conditions o� se d�cident
ordinairement les mariages en ces campagnes transylvaines et d'une
fa�on si bizarre.

Chaque ann�e, � la f�te de la Saint-Pierre, s'ouvre la � foire aux
fianc�s �. Ce jour-l�, il y a r�union de toutes les jeunes filles du
comitat. Elles sont venues avec leurs plus belles carrioles attel�es de
leurs meilleurs chevaux ; elles ont apport� leur dot, c'est-�-dire des
v�tements fil�s, cousus, brod�s de leurs mains, enferm�s dans des
coffres aux brillantes couleurs ; familles, amies, voisines, les ont
accompagn�es. Et alors arrivent les jeunes gens, par�s de superbes
habits, ceints d'�charpes de soie. Ils courent la foire en se pavanant
; ils choisissent la fille qui leur pla�t ; ils lui remettent un anneau
et un mouchoir en signe de fian�ailles, et les mariages se font au
retour de la f�te.

Ce n'�tait point sur l'un de ces march�s que Nicolas Deck avait
rencontr� Miriota. Leur liaison ne s'�tait pas �tablie par hasard. Tous
deux se connaissaient depuis l'enfance, ils s'aimaient depuis qu'ils
avaient l'�ge d'aimer. Le jeune forestier n'�tait pas all� querir au
milieu d'une foire celle qui devait �tre son �pouse, et Miriota lui en
avait grand gr�. Ah ! pourquoi Nic Deck �tait-il d'un caract�re si
r�solu, si tenace, si ent�t� � tenir une promesse imprudente ! il
l'aimait, pourtant, il l'aimait, et elle n'avait pas eu assez
d'influence pour l'emp�cher de prendre le chemin de ce ch�teau maudit !

Quelle nuit passa la triste Miriota au milieu des angoisses et des
pleurs ! Elle n'avait point voulu se coucher. Pench�e � sa fen�tre, le
regard fix� sur la rue montante, il lui semblait entendre une voix qui
murmurait :

� Nicolas Deck n'a pas tenu compte des menaces !... Miriota n'a plus de
fianc� ! �

Erreur de ses sens troubl�s. Aucune voix ne se propageait � travers le
silence de la nuit. L'inexplicable ph�nom�ne de la salle du _Roi
Mathias_ ne se reproduisait pas dans la maison de ma�tre Koltz.

Le lendemain, � l'aube, la population de Werst �tait dehors. Depuis la
terrasse jusqu'au d�tour du col, les uns remontaient, les autres
redescendaient la grande rue, -- ceux-ci pour demander des nouvelles,
ceux-l� pour en donner. On disait que le berger Frik venait de se
porter en avant, � un bon mille dit village, non point � travers les
for�ts du Plesa, mais en suivant leur lisi�re, et qu'il n'avait pas agi
ainsi sans motif.

Il fallait l'attendre, et, afin de pouvoir communiquer plus promptement
avec lui, ma�tre Koltz, Miriota et Jonas se rendirent � l'extr�mit� du
village.

Une demi-heure apr�s, Frik �tait signal� � quelques centaines de pas,
en haut de la route. Comme il ne paraissait pas h�ter son allure, on en
tira mauvais indice.

� Eh bien, Frik, que sais-tu ?... Qu'as-tu appris ?... lui demanda
ma�tre Koltz, d�s que le berger l'eut rejoint. -- Rien vu... rien
appris ! r�pondit Frik. -- Rien ! murmura la jeune fille, dont les yeux
s'emplirent de larmes.

-- Au lever du jour, reprit le berger, j'avais aper�u deux hommes � un
mille d'ici. J'ai d'abord cru que c'�tait Nic Deck, accompagn� du
docteur... ce n'�tait pas lui !

-- Sais-tu quels sont ces hommes ? demanda Jonas. -- Deux voyageurs
�trangers qui venaient de traverser la fronti�re valaque.

-- Tu leur as parl� ?...

-- Oui.

-- Est-ce qu'ils descendent vers le village ?

-- Non, ils font route dans la direction du Retyezat dont ils veulent
atteindre le sommet.

-- Ce sont deux touristes ?...

-- Ils en ont l'air, ma�tre Koltz.

-- Et, cette nuit, en traversant le col de Vulkan, ils n'ont rien vu du
c�t� du burg ?...

-- Non... puisqu'ils se trouvaient encore de l'autre c�t� de la
fronti�re, r�pondit Frik.

-- Ainsi tu n'as aucune nouvelle de Nic Deck ?

-- Aucune.

-- Mon Dieu !... soupira la pauvre Miriota.

-- Du reste, vous pourrez interroger ces voyageurs dans quelques jours,
ajouta Frik, car ils comptent faire halte � Werst, avant de repartir
pour Kolosvar.

-- Pourvu qu'on ne leur dise pas de mal de mon auberge ! pensa Jonas
inconsolable. Ils seraient capables de n'y point vouloir prendre
logement ! �

Et, depuis trente-six heures, l'excellent h�telier �tait obs�d� par
cette crainte qu'aucun voyageur n'oserait d�sormais manger et dormir au
_Roi Mathias_.

En somme, ces demandes et ces r�ponses, �chang�es entre le berger et
son ma�tre, n'avaient en rien �clairci la situation. Et comme ni le
jeune forestier ni le docteur Patak n'avaient reparu � huit heures du
matin, pouvait-on �tre fond� � esp�rer qu'ils dussent jamais revenir
?... C'est qu'on ne s'approche pas impun�ment du ch�teau des Carpathes !

Bris�e par les �motions de cette nuit d'insomnie, Miriota n'avait plus
la force de se soutenir. Toute d�faillante, c'est � peine si elle
parvenait � marcher. Son p�re dut la ramener au logis. L�, ses larmes
redoubl�rent... Elle appelait Nic d'une voix d�chirante... Elle voulait
partir pour le rejoindre... Cela faisait piti�, et il y avait lieu de
craindre qu'elle tomb�t malade.

Cependant il �tait n�cessaire et urgent de prendre un parti. Il fallait
aller au secours du forestier et du docteur sans perdre un instant.
Qu'il y e�t � courir des dangers, en s'exposant aux repr�sailles des
�tres quelconques, humains ou autres, qui occupaient le burg, peu
importait. L'essentiel �tait de savoir ce qu'�taient devenus Nic Deck
et le docteur. Ce devoir s'imposait aussi bien � leurs amis qu'aux
autres habitants du village. Les plus braves ne refuseraient pas de se
jeter au milieu des for�ts du Plesa, afin de remonter jusqu'au ch�teau
des Carpathes.

Cela d�cid�, apr�s maintes discussions et d�marches, les plus braves se
trouv�rent au nombre de trois : ce furent ma�tre Koltz, le berger Frik
et l'aubergiste Jonas, -- pas un de plus. Quant au magister Hermod, il
s'�tait soudainement ressenti d'une douleur de goutte � la jambe, et il
avait d� s'allonger sur deux chaises dans la classe de son �cole.

Vers neuf heures, ma�tre Koltz et ses compagnons, bien arm�s par
prudence, prirent la route du col de Vulkan., Puis, � l'endroit m�me o�
Nic Deck l'avait quitt�e, ils l'abandonn�rent, afin de s'enfoncer sous
l'�pais massif.

Ils se disaient, non sans raison, que, si le jeune forestier et le
docteur �taient en marche pour revenir au village, ils prendraient le
chemin qu'ils avaient d� suivre � travers le Plesa. Or, il serait
facile de reconna�tre leurs traces, et c'est ce qui fut constat�,
aussit�t que tous trois eurent franchi la lisi�re d'arbres.

Nous les laisserons aller pour dire quel revirement se fit � Werst, d�s
qu'on les eut perdus de vue. S'il avait paru indispensable que des gens
de bonne volont� se portassent au-devant de Nic Deck et de Patak, on
trouvait que c'�tait d'une imprudence sans nom maintenant qu'ils
�taient partis. Le beau r�sultat, lorsque la premi�re catastrophe
serait doubl�e d'une seconde ! Que le forestier et le docteur eussent
�t� victimes de leur tentative, personne n'en doutait plus et, alors, �
quoi servait que ma�tre Koltz, Frik et Jonas s'exposassent � �tre
victimes de leur d�vouement ? On serait bien avanc�, lorsque la jeune
fille aurait � pleurer son p�re comme elle pleurait son fianc�, lorsque
les amis du p�tour et de l'aubergiste auraient � se reprocher leur
perte !

La d�solation devint g�n�rale � Werst, et il n'y avait pas apparence
qu'elle d�t cesser de sit�t. En admettant qu'il ne leur arriv�t pas
malheur, on ne pouvait compter sur le retour de ma�tre Koltz et de ses
deux compagnons avant que la nuit e�t envelopp� les hauteurs
environnantes.

Quelle fut donc la surprise, lorsqu'ils furent aper�us vers deux heures
de l'apr�s-midi, dans le lointain de la route ! Avec quel empressement,
Miriota, qui fut imm�diatement pr�venue, courut � leur rencontre.

Ils n'�taient pas trois, ils �taient quatre, et le quatri�me se montra
sous les traits du docteur.

� Nic... mon pauvre Nic !... s'�cria la jeune fille. Nic n'est-il pas
l� ?... �

Si... Nic Deck �tait l�, �tendu sur une civi�re de branchages que Jonas
et le berger portaient p�niblement.

Miriota se pr�cipita vers son fianc�, elle se pencha sur lui, elle le
serra entre ses bras.

� Il est mort... s'�criait-elle, il est mort !

-- Non... il n'est pas mort, r�pondit le docteur Patak, niais il
m�riterait de -l'�tre... et moi aussi ! � La v�rit� est que le jeune
forestier avait perdu connaissance. Les membres raidis, la figure
exsangue, sa respiration lui soulevait � peine la poitrine. Quant au
docteur, si sa face n'�tait pas d�color�e comme celle de son compagnon,
cela tenait � ce que la marche lui avait rendu sa teinte habituelle de
brique rouge�tre.

La voix de Miriota, si tendre, si d�chirante, n'eut pas le pouvoir
d'arracher Nic Deck de cette torpeur o� il �tait plong�. Lorsqu'il eut
�t� ramen� au village et d�pos� dans la chambre de ma�tre Koltz, il
n'avait pas encore prononc� une seule parole. Quelques instants apr�s,
cependant, ses yeux se rouvrirent, et, d�s qu'il aper�ut la jeune fille
pench�e � son chevet, un sourire erra sur ses l�vres ; mais quand il
essaya de se relever, il ne put y parvenir. Une partie de son corps
�tait paralys�e, comme s'il e�t �t� frapp� d'h�mipl�gie. Toutefois,
voulant rassurer Miriota, il lui dit, d'une voix bien faible, il est
vrai :

� Ce ne sera rien... ce ne sera rien !

-- Nic... mon pauvre Nic ! r�p�tait la jeune fille.

-- Un peu de fatigue seulement, ch�re Miriota, et un peu d'�motion...
Cela se passera vite... avec tes soins... � Mais il fallait du calme et
du repos au malade. Aussi ma�tre Koltz quitta-t-il la chambre, laissant
Miriota pr�s du jeune forestier, qui n'e�t pu souhaiter une
garde-malade plus diligente, et ne tarda pas � s'assoupir.

Pendant ce temps, l'aubergiste Jonas racontait � un nombreux auditoire
et d'une voix forte, afin de bien �tre entendu de tous, ce qui s'�tait
pass� depuis leur d�part.

Ma�tre Koltz, le berger et lui, apr�s avoir retrouv� sous bois le
sentier que Nic Deck et le docteur s'�taient fray�, avaient pris
direction vers le ch�teau des Carpathes. Or, depuis deux heures, ils
gravissaient les pentes du Plesa, et la lisi�re de la for�t n'�tait
plus qu'� un demi-mille en avant, lorsque deux hommes apparurent.
C'�taient le docteur et le forestier, l'un, auquel ses jambes
refusaient tout service, l'autre, � bout de forces et qui venait de
tomber au pied d'un arbre :

Courir au docteur, l'interroger, mais sans pouvoir en obtenir un seul
mot, car il �tait trop h�b�t� pour r�pondre, fabriquer une civi�re avec
des branches, y coucher Nic Deck, remettre Patak sur ses pieds, c'est
ce qui fut accompli en un tour de main. Puis, ma�tre Koltz et le
berger, que relayait parfois Jonas, avaient repris la route de Werst.

Quant � dire pourquoi Nic Deck se trouvait dans un pareil �tat, et s'il
avait explor� les ruines du burg, l'aubergiste ne le savait pas plus
que ma�tre Koltz, pas plus que le berger Frik, le docteur n'ayant pas
encore suffisamment recouvr� ses esprits pour satisfaire leur curiosit�.

Mais si Patak n'avait pas jusqu'alors parl�, il fallait qu'il parl�t
maintenant. Que diable ! il �tait en s�ret� dans le village, entour� de
ses amis, au milieu de ses clients !Il n'avait plus rien � redouter des
�tres de l�-bas ! M�me s'ils lui avaient arrach� le serment de se
taire, de ne rien raconter de ce qu'il avait vu au ch�teau des
Carpathes, l'int�r�t public lui commandait de manquer � son serment.

� Voyons, remettez-vous, docteur, lui dit ma�tre Koltz, et rappelez vos
souvenirs !

-- Vous voulez... que je parle...

-- Au nom des habitants de Werst, et pour assurer la s�curit� du
village, je vous l'ordonne ! �

Un bon verre de rakiou, apport� par Jonas, eut pour effet de rendre au
docteur l'usage de sa langue, et ce fut par phrases entrecoup�es qu'il
s'exprima en ces termes :

, Nous sommes partis tous les deux... Nic et moi... Des fous... des
fous !... Il a fallu presque une journ�e pour traverser ces for�ts
maudites... Parvenus au soir seulement devant le burg J'en tremble
encore j'en tremblerai toute ma vie ! Nic voulait y entrer Oui ! il
voulait passer la nuit dans le donjon... autant dire la chambre �
coucher de Belz�buth !... �

Le docteur Patak disait ces choses d'une voix si caverneuse, que l'on
fr�missait rien qu'� l'entendre. � je n'ai pas consenti... reprit-il,
non... je n'ai pas consenti !... Et que serait-il arriv�... si j'eusse
c�d� aux d�sirs de Nic Deck ?... Les cheveux me dressent d'y penser ! �

Et si les cheveux du docteur se dressaient sur son cr�ne, c'est que sa
main s'y �garait machinalement.

� Nic s'est donc r�sign� � camper sur le plateau d'Orgall... Quelle
nuit... mes amis, quelle nuit !... Essayez donc de reposer, lorsque les
esprits ne vous permettent pas de dormir une heure... non, pas m�me une
heure !... Tout � coup, voil� que des monstres de feu apparaissent
entre les nuages, de v�ritables balauris !... Ils se pr�cipitent sur le
plateau pour nous d�vorer... �

Tous les regards se port�rent vers le ciel pour voir s'il n'�tait pas
chevauch� par quelque galopade de spectres.

� Et, quelques instants apr�s, reprit le docteur, voici la cloche de la
chapelle qui se met en branle ! �

Toutes les oreilles. se tendirent vers l'horizon, et plus d'un crut
entendre des battements lointains, tant le r�cit du docteur
impressionnait son auditoire.

� Soudain, s'�cria-t-il, d'effroyables mugissements emplissent
l'espace... ou plut�t des hurlements de fauves... Puis une clart�
jaillit des fen�tres du donjon... Une flamme infernale illumin� tout le
plateau jusqu'� la sapini�re... Nic Deck et moi, nous nous regardons...
Ah ! l'�pouvantable vision !... Nous sommes pareils � deux cadavres...
deux cadavres que ces lueurs blafardes font grimacer l'un en face de
l'autre !... �

Et, � regarder le docteur Patak avec sa figure convuls�e, ses yeux
fous, il y avait vraiment lieu de se demander s'il ne revenait pas de
cet autre monde o� il avait d�j� envoy� bon nombre de ses semblables !

Il fallut lui laisser reprendre haleine, car il e�t �t� incapable de
continuer son r�cit. Cela co�ta � Jonas un second verre de rakiou, qui
parut rendre � l'ex-infirmier une partie de la raison que les esprits
lui avaient fait perdre.

� Mais enfin, qu'est-il arriv� � ce pauvre Nic Deck ? � demanda ma�tre
Koltz.

Et, non sans raison, le bir� attachait une extr�me importance � la
r�ponse du docteur, . puisque c'�tait le jeune forestier qui avait �t�
Personnellement vis� par la voix des g�nies dans la grande salle du
_Roi Mathias_.

� Voici ce qui m'est rest� dans la m�moire, r�pondit le docteur. Le
jour �tait revenu... J'avais suppli� Nic Deck de renoncer � ses
projets... Mais vous le connaissez... il n'y a rien � obtenir d'un
ent�t� pareil... Il est descendu dans le foss�... et j'ai �t� forc� de
le suivre, car il m'entra�nait... D'ailleurs, je n'avais plus
conscience de ce que je faisais... Nic s'avance alors jusqu'au-dessous
de la poterne... Il saisit une cha�ne du pont-levis avec laquelle il se
hisse le long de la courtine A ce moment, le sentiment de la situation
me revient Il est temps encore de l'arr�ter, cet imprudent... je dirai
plus, ce sacril�ge !... Une derni�re fois, je lui ordonne de
redescendre, de revenir en arri�re, de reprendre avec moi le chemin de
Werst... � Non ! � me crie-t-il... je veux fuir... oui... mes amis...
je l'avoue... j'ai voulu fuir, et il n'est pas un de vous qui n'aurait
eu la m�me pens�e � ma place !... Mais c'est en vain que je cherche �
me d�gager du sol... Mes pieds y sont clou�s... viss�s enracin�s...
J'essaie de les en arracher... c'est impossible...J'essaie de me
d�battre... c'est inutile. �

Et le docteur Patak imitait les mouvements d�sesp�r�s d'un homme retenu
par les jambes, semblable � un renard qui s'est laiss� prendre au pi�ge.

Puis, revenant � son r�cit :

� En ce moment, dit-il, un cri se fait entendre... et quel cri !...
C'est Nic Deck qui l'a pouss�... Ses mains, accroch�es � la cha�ne, ont
l�ch� prise, et il tombe au fond du foss�, comme s'il avait �t� frapp�
par une main invisible ! �

il est certain que le docteur venait de raconter les choses de la fa�on
qu'elles s'�taient pass�es, et son imagination n'y avait rien ajout�,
si troubl�e qu'elle f�t. Tels il les avait d�crits, tels s'�taient
produits les prodiges dont le plateau d'Orgall avait �t� le th��tre
pendant la nuit derni�re.

Quant � ce qui a suivi la chute de Nic Deck, le voici Le forestier est
�vanoui et le docteur Patak est incapable de lui venir en aide, car ses
bottes sont clou�es au sol, et ses pieds gonfl�s n'en peuvent sortir...
Soudain, l'invisible force qui l'encha�ne est brusquement rompue... Ses
jambes sont libres... Il se pr�cipite vers son compagnon, et -- ce qui
�tait de sa part un fier acte de courage... il mouille la figure de Nic
Deck avec son mouchoir qu'il a tremp� dans l'eau de la cuvette... Le
forestier reprend connaissance, mais son bras gauche et une partie de
son corps sont inertes depuis l'effroyable secousse qu'il a subie...
Cependant, avec l'aide du docteur, il parvient � se relever, � remonter
le revers de la contrescarpe, � regagner le plateau... Puis, il se
remet en route vers le village... Apr�s une heure de marche, ses
douleurs au bras et au flanc sont si violentes qu'elles l'obligent �
s'arr�ter... Enfin, c'est au moment o� le docteur se disposait � partir
afin d'aller chercher du secours � Werst, que ma�tre Koltz, Jonas et
Frik sont arriv�s tr�s � propos.

Pour ce qui est du jeune forestier, savoir s'il avait �t� gravement
atteint, le docteur Patak �vitait de se prononcer, bien qu'il montr�t
habituellement une rare assurance, lorsqu'il s'agissait d'un cas
m�dical.

� Si l'on est malade d'une maladie naturelle, se contenta-t-il de
r�pondre d'un ton dogmatique, c'est d�j� grave ! Mais, s'agit-il d'une
maladie surnaturelle, que le Chort vous envoie dans le corps, il n'y a
gu�re que le Chort qui puisse la gu�rir ! �

A d�faut de diagnostic, ce pronostic n'�tait pas rassurant pour Nic
Deck. Tr�s heureusement, ces paroles n'�taient point paroles
d'�vangile, et combien de m�decins se sont tromp�s depuis Hippocrate et
Galien et se trompent journellement, qui sont sup�rieurs au docteur
Patak. Le jeune forestier �tait un gars solide; avec sa vigoureuse
constitution, il �tait permis d'esp�rer qu'il s'en tirerait -- m�me
sans aucune intervention diabolique --, et � la condition de ne pas
suivre trop exactement les prescriptions de l'ancien infirmier de la
quarantaine.

                                  VIII

De tels �v�nements ne pouvaient pas calmer les terreurs des habitants
de Werst. Il n'y avait plus � en douter maintenant, ce n'�taient pas de
vaines menaces que la � bouche d'ombre �, comme dirait le po�te, avait
fait entendre aux clients du _Roi Mathias_. Nic Deck, frapp� d'une
mani�re inexplicable, avait �t� puni de sa d�sob�issance et de sa
t�m�rit�. N'�tait-ce pas un avertissement � l'adresse de tous ceux qui
seraient tent�s de suivre son exemple ? Interdiction formelle de
chercher � s'introduire dans le ch�teau des Carpathes, voil� ce qu'il
fallait conclure de cette d�plorable tentative. Quiconque la
reprendrait, y risquerait sa vie. Tr�s certainement, si le forestier
f�t parvenu � franchir la courtine, il n'aurait jamais reparu au
village.

Il suit de l� que l'�pouvante fut plus compl�te que jamais � Werst,
m�me � Vulkan, et aussi dans toute la vall�e des deux Sils. On ne
parlait rien moins que d'abandonner le pays ; d�j� quelques familles
tsiganes �migraient plut�t que de s�journer au voisinage du burg. A
pr�sent qu'il servait de refuge � des �tres surnaturels et malfaisants,
c'�tait au-del� de ce que pouvait supporter le temp�rament public. Il
n'y avait plus qu'� s'en aller vers quelque autre r�gion du comitat, �
moins que le gouvernement hongrois ne se d�cid�t � d�truire cet
inabordable repaire. Mais le ch�teau des Carpathes �tait-il
destructible par les seuls moyens que des hommes eussent � leur
disposition ?

Pendant la premi�re semaine de juin, personne ne s'aventura hors du
village, pas m�me pour vaquer aux travaux de culture. Le moindre coup
de b�che ne pouvait-il provoquer l'apparition d'un fant�me, enfoui dans
les entrailles du sol ?... Le coutre de la charrue, en creusant le
sillon, ne ferait-il pas envoler des bandes de staffii ou de striges
?... O� l'on s�merait du grain de bl� ne pousserait-il pas de la graine
de d�mons ?

� C'est ce qui ne manquerait pas d'arriver ! � disait le berger Frik
d'un ton convaincu.

Et, pour son compte, il se gardait bien de retourner avec ses moutons
dans les p�tures de la Sil.

Ainsi, le village �tait terroris�. Le travail des champs �tait
enti�rement d�laiss�. On se tenait chez soi, portes et fen�tres closes.
Ma�tre Koltz ne savait quel parti prendre pour ramener chez ses
administr�s une confiance qui lui faisait d�faut, d'ailleurs, �
lui-m�me. D�cid�ment, le seul moyen, ce serait d'aller � Kolosvar, afin
de r�clamer l'intervention des autorit�s.

Et la fum�e, est-ce qu'elle reparaissait encore � la pointe de la
chemin�e du donjon ?... Oui, plusieurs fois la lunette permit de
l'apercevoir, au milieu des vapeurs qui tra�naient � la surface du
plateau d'Orgall.

Et les nuages, la nuit venue, est-ce qu'ils ne prenaient pas une teinte
rouge�tre, semblable � quelque reflet d'incendie ?... Oui, et on e�t
dit que des volutes enflamm�es tourbillonnaient au-dessus du ch�teau.

Et ces mugissements, qui avaient tant effray� le docteur Patak, se
propageaient-ils � travers les massifs du Plesa, � la grande �pouvante
des habitants de Werst ?... Oui, ou du moins, malgr� la distance, les
vents de sud-ouest apportaient de terribles grondements que
r�percutaient les �chos du col.

En outre, d'apr�s ces gens affol�s, on e�t dit que le sol �tait agit�
de tr�pidations souterraines, comme si un ancien crat�re se f�t rallum�
� la cha�ne des Carpathes. Mais peut-�tre y avait-il une bonne part
d'exag�ration dans ce que les Werstiens croyaient voir, entendre et
ressentir. Quoi qu'il en soit, il s'�tait produit des faits positifs,
tangibles, on en conviendra, et il n'y avait plus moyen de vivre en un
pays si extraordinairement machin�.

Il va de soi que l'auberge du _Roi Mathias_ continuait d'�tre d�serte.
Un lazaret en temps d'�pid�mie n'e�t pas �t� plus abandonn�. Personne
n'avait l'audace d'en franchir le seuil, et Jonas se demandait si,
faute de clients, il n'en serait pas r�duit � cesser son commerce,
lorsque l'arriv�e de deux voyageurs vint modifier cet �tat de choses.

Dans la soir�e du 9 juin, vers huit heures, le loquet de la porte fut
soulev� du dehors ; mais cette porte, verrouill�e en dedans, ne put
s'ouvrir.

Jonas, qui avait d�j� regagn� sa mansarde, se h�ta de descendre. A
l'espoir qu'il �prouvait de se trouver en face d'un h�te se joignait la
crainte que cet h�te ne f�t quelque revenant de mauvaise mine, auquel
il ne saurait trop se h�ter de refuser souper et g�te.

Jonas se mit donc � parlementer prudemment � travers la porte, sans
l'ouvrir.

� Qui est l� ? demanda-t-il. -- Ce sont deux voyageurs. -- Vivants ?...

-- Tr�s vivants.

-- En �tes-vous bien s�rs ?...

-- Aussi vivants qu'on peut l'�tre, monsieur l'aubergiste, mais qui ne
tarderont pas � mourir de faim, si vous avez la cruaut� de les laisser
dehors. �

Jonas se d�cida � repousser les verrous, et deux hommes franchirent le
seuil de la salle.

A peine furent-ils entr�s que leur premier soin fut de demander chacun
une chambre, ayant intention de s�journer pendant vingt-quatre heures �
Werst.

A la clart� de sa lampe, Jonas examina les nouveaux venus avec une
extr�me attention, et il acquit la certitude que c'�taient bien des
�tres humains auxquels il avait affaire. Quelle bonne fortune pour le
_Roi Mathias_ !

Le plus jeune de ces voyageurs paraissait avoir trente-deux ans
environ. Une taille �lev�e, une figure noble et belle, des yeux noirs,
des cheveux ch�tain fonc�, une barbe brune �l�gamment taill�e, la
physionomie un peu triste mais fi�re, tout cela �tait d'un gentilhomme,
et un aubergiste aussi observateur que Jonas ne pouvait s'y tromper.

Au surplus, lorsqu'il eut demand� sous quel nom il devait inscrire les
deux voyageurs :

� Le comte Franz de T�lek, r�pondit le jeune homme, et son soldat
Rotzko.

-- De quel pays ?...

-- De Krajowa. �

Krajowa est une des principales bourgades de l'�tat de Roumanie, qui
confine aux provinces transylvaines vers le sud de la cha�ne des
Carpathes. Franz de T�lek �tait donc de race roumaine, -- ce que Jonas
avait reconnu au premier aspect.

Quant � Rotzko, homme d'une quarantaine d'ann�es, grand, robuste,
�paisse moustache, cheveux drus, poils rudes, il avait une tournure
bien militaire. Il portait m�me le sac du soldat, retenu sur ses
�paules par des bretelles, et une valise assez l�g�re qu'il tenait � la
main.

C'�tait l� tout le bagage du jeune comte, qui voyageait en touriste, �
pied le plus souvent. Cela se voyait � son costume, manteau en
bandouli�re, passe-montagne sur la t�te, vareuse serr�e � la taille par
un ceinturon d'o� pendait la gaine de cuir du couteau valaque, gu�tres
s'ajustant �troitement � des souliers larges et �pais de semelle.

Ces deux voyageurs n'�taient autres que ceux rencontr�s par le berger
Frik, une dizaine de jours auparavant, sur la route du col, alors
qu'ils se dirigeaient vers le Retyezat. Apr�s avoir visit� la contr�e
jusqu'aux limites du Maros, et avoir fait l'ascension de la montagne,
ils venaient prendre un peu de repos au village de Werst, pour remonter
ensuite la vall�e des deux Sils.

� Vous avez des chambres � nous donner ? demanda Franz de T�lek.

-- Deux... trois... quatre... autant qu'il plaira � monsieur le comte,
r�pondit Jonas.

-- Deux suffiront, dit Rotzko ; il faut seulement qu'elles soient l'une
pr�s de l'autre.

-- Celles-ci vous conviendront-elles ? reprit Jonas, en ouvrant deux
portes � l'extr�mit� de la grande salle,

-- Tr�s bien �, r�pondit Franz de T�lek.

On le voit, Jonas n'avait rien � craindre de ses nouveaux h�tes. Ce
n'�taient point des �tres surnaturels, des esprits ayant rev�tu
l'apparence humaine. Non ! ce gentilhomme se pr�sentait comme un de ces
personnages de distinction qu'un aubergiste est toujours tr�s honor� de
recevoir. Voil� une heureuse circonstance qui ram�nerait la vogue au
_Roi Mathias_.

-- A quelle distance sommes-nous de Kolosvar ? demanda le jeune comte.

-- A une cinquantaine de milles, en suivant la route qui passe par
Petroseny et Karlsburg, r�pondit Jonas. -- Est-ce que l'�tape est
fatigante ?

-- Tr�s fatigante pour des pi�tons, et, s'il m'est permis d'adresser
cette observation � monsieur le comte, il parait avoir besoin d'un
repos de quelques jours... -- Pouvons-nous souper ? demanda Franz de
T�lek en coupant court aux invites de l'aubergiste.

-- Une demi-heure de patience, et j'aurai l'honneur d'offrir � monsieur
le comte un repas digne de lui... -- Du pain, du vin, des oeufs et de
la viande froide nous suffiront pour ce soir.

-- je vais vous servir.

-- Le plus t�t possible.

-- A l'instant. �

Et Jonas se disposait � regagner la cuisine, lorsqu'une question
l'arr�ta.

, Vous ne semblez pas avoir grand monde � votre auberge ?... dit Franz
de T�lek.

-- En effet... il ne s'y trouve personne en ce moment, monsieur le
comte.

-- Ce n'est donc pas l'heure o� les gens du pays viennent boire en
fumant leur pipe ?

-- L'heure est pass�e... monsieur le comte... car on se couche avec les
poules au village de Werst. �

Jamais il n'aurait voulu dire pourquoi le _Roi Mathias_ ne renfermait
pas un seul client.

� Est-ce que votre village ne compte pas de quatre � cinq cents
habitants ?

-- Environ, monsieur le comte.

-- Pourtant, nous n'avons pas rencontr� �me qui vive en descendant la
principale rue...

-- C'est que... aujourd'hui... nous sommes au samedi... et la veille du
dimanche... �

Franz de T�lek n'insista pas, heureusement pour Jonas, qui ne savait
plus que r�pondre. Pour rien au monde il ne se serait d�cid� � avouer
la situation. Les �trangers ne l'apprendraient que trop t�t, et qui
sait s'ils ne se h�teraient pas de fuir un village suspect � si juste
titre !

� Pourvu que la voix ne recommence pas � bavarder, tandis qu'ils seront
en train de souper ! � pensait Jonas, en dressant la table au milieu de
la salle.

Quelques instants apr�s, le tr�s simple repas qu'avait command� le
jeune comte �tait proprement servi sur une nappe bien blanche. Franz de
T�lek s'assit, et Rotzko prit place en face de lui, suivant leur
habitude en voyage. Tous deux mang�rent de grand app�tit ; puis, le
repas achev�, ils se retir�rent chacun dans sa chambre.

Comme le jeune comte et Rotzko n'avaient point �chang� dix paroles
pendant le repas, Jonas n'avait pu en aucune fa�on se m�ler � leur
conversation -- � son vif d�plaisir. Du reste, Franz de T�lek
paraissait �tre peu communicatif. Quant � Rotzko, apr�s l'avoir
observ�, l'aubergiste comprit qu'il n'aurait rien � en tirer de ce qui
concernait la famille de son ma�tre.

Jonas avait donc d� se contenter de souhaiter le bonsoir � ses h�tes.
Mais, avant de remonter � sa mansarde, il parcourut la grande salle du
regard, pr�tant une oreille inqui�te aux moindres bruits du dedans et
du dehors, et se r�p�tant :

-- Pourvu que cette abominable voix ne les r�veille pas pendant leur
sommeil ! �

La nuit s'�coula tranquillement.

Le lendemain, d�s le point du jour, la nouvelle se r�pandit que deux
voyageurs �taient descendus au Roi Mathias, et nombre d'habitants
accoururent devant l'auberge.

Tr�s fatigu�s par leur excursion de la veille, Franz de T�lek et Rotzko
dormaient encore. Il n'�tait gu�re probable qu'ils eussent l'intention
de se lever avant sept. ou huit heures du matin.

De l�, grande impatience des curieux, qui, pourtant, n'auraient pas eu
le courage d'entrer dans la salle tant que les voyageurs n'auraient pas
quitt� leur chambre.

Tous deux parurent enfin sur le coup de huit heures.

Rien de f�cheux ne leur �tait arriv�. On put les voir allant et venant
dans l'auberge. Puis ils s'assirent pour leur d�jeuner du matin. Cela
ne laissait pas d'�tre rassurant.

D'ailleurs, Jonas, debout sur le seuil de la porte, souriait d'un air
aimable, invitant ses anciens clients � lui rendre leur confiance.
Puisque le voyageur qui honorait le _Roi Mathias_ de sa pr�sence �tait
un gentilhomme -- un gentilhomme roumain, s'il vous pla�t, et de l'une
des plus vieilles familles roumaines -- que pouvait-on craindre en si
noble compagnie ?

Bref', il advint que ma�tre Koltz, pensant qu'il �tait de son devoir de
donner l'exemple, se hasarda � faire acte de pr�sence.

Vers neuf heures, le bir� entra, quelque peu h�sitant. Presque
aussit�t, il fut suivi du magister Hermod, de trois ou quatre autres
habitu�s et du p�tour Frik. Quant au docteur Patak, il avait �t�
impossible de le d�cider � les accompagner.

� Remettre le pied chez Jonas, avait-il r�pondu, jamais, quand il me
paierait dix florins ma visite ! �

Il convient de faire ici une remarque qui n'est pas sans avoir une
certaine importance : si ma�tre Koltz avait consenti � revenir au _Roi
Mathias_, ce n'�tait pas dans l'unique but de satisfaire un sentiment
de curiosit�, ni par d�sir de se mettre en relation avec le comte Franz
de T�lek. Non ! L'int�r�t entrait pour une bonne part dans sa
d�termination.

En effet, en sa qualit� de voyageur, le jeune comte �tait astreint �
payer une taxe de passage pour son soldat et pour lui. Or, on ne l'a
point oubli�, ces taxes allaient directement � la poche du premier
magistrat de Werst.

Le bir� vint donc faire sa r�clamation en termes fort convenables, et
Franz de T�lek, quoique un peu surpris de la demande, s'empressa d'y
faire droit.

Il offrit m�me. � ma�tre Koltz et au magister de s'asseoir un instant �
sa table. Ceux-ci accept�rent, ne pouvant refuser une offre si poliment
formul�e.

Jonas se h�ta de servir des liqueurs vari�es, les meilleures de sa
cave. Quelques gens de Werst demand�rent alors une tourn�e pour leur
compte. Il y avait ainsi lieu de croire que l'ancienne client�le, un
instant dispers�e, ne tarderait pas � reprendre le chemin du _Roi
Mathias_.

Apr�s avoir acquitt� la taxe des voyageurs, Franz de T�lek d�sira
savoir si elle �tait productive.

� Pas autant que nous le voudrions, monsieur le comte, r�pondit ma�tre
Koltz.

-- Est-ce que les �trangers ne visitent que rarement cette partie de la
Transylvanie ?

-- Rarement, en effet, r�pliqua le bir�, et pourtant le pays m�rite
d'�tre explor�.

-- C'est mon avis, dit le jeune comte. Ce que j'en ai vu m'a paru digne
d'attirer l'attention des voyageurs. Du sommet du Retyezat, j'ai
beaucoup admir� les vall�es de la Sil, les bourgades que l'on d�couvre
dans l'est, et ce cirque de montagnes que ferme en arri�re le massif
des Carpathes.

-- C'est fort beau, monsieur le comte, c'est fort beau, r�pondit le
magister Hermod -- , et, pour compl�ter votre excursion, nous vous
engageons � faire l'ascension du Paring.

-- je crains de ne point avoir le temps n�cessaire, r�pondit Franz de
T�lek.

-- Une journ�e suffirait.

-- Sans doute, mais je me rends � Karlsburg, et je compte partir demain
matin.

-- Quoi, monsieur le comte songerait � nous quitter si t�t ? � dit
Jonas en prenant son air le plus gracieux.

Et il n'aurait pas �t� f�ch� de voir ses deux h�tes prolonger leur
halte au _Roi Mathias_.

Il le faut, r�pondit le comte de T�lek. Du reste, � quoi me servirait
de s�journer � Werst ?...

-- Croyez que notre village vaut la peine d'arr�ter quelque temps un
touriste ! fit observer ma�tre Koltz.

-- Cependant, il para�t �tre peu fr�quent�, r�pliqua le jeune comte, et
c'est probablement parce que ses environs n'offrent rien de curieux...

-- En effet, rien de curieux... dit le bir�, en songeant au burg.

-- Non..... rien de curieux... r�p�ta le magister.

-- Oh !... Oh !... � fit le berger Frik, auquel cette exclamation
�chappa involontairement.

Quels regards lui jet�rent ma�tre Koltz et les autres et plus
particuli�rement l'aubergiste ! �tait-il donc urgent de mettre un
�tranger au courant des secrets du pays ? Lui d�voiler ce qui se
passait sur le plateau d'Orgall, signaler � son attention le ch�teau
des Carpathes, n'�tait-ce pas vouloir l'effrayer, lui donner l'envie de
quitter le village ? Et � l'avenir, quels voyageurs voudraient suivre
la route du col de Vulkan pour p�n�trer en Transylvanie ?

Vraiment, ce p�tour ne montrait pas plus d'intelligence que le dernier
de ses moutons.

� Mais tais-toi donc, imb�cile, tais-toi donc ! � lui dit � mi-voix
ma�tre Koltz.

Toutefois, la curiosit� du jeune comte ayant �t� �veill�e, il s'adressa
directement � Frik, lui demanda ce que signifiait ces oh ! oh !
interjectifs.

Le berger n'�tait point homme � reculer, et, au fond, peut-�tre
pensait-il que Franz de T�lek pourrait donner un bon conseil dont le
village ferait son profit.

� J'ai dit : Oh !... Oh !... monsieur le comte, r�pliquat-il, et je ne
m'en d�dis point.

-- Y a-t-il dans les environs de Werst quelque merveille � visiter ?
reprit le jeune comte.

-- Quelque merveille... r�pliqua ma�tre Koltz.

-- Non !... non !... � s'�cri�rent les assistants.

Et ils s'effrayaient d�j� � la pens�e qu'une seconde tentative faite
pour p�n�trer dans le burg ne manquerait pas d'attirer de nouveaux
malheurs.

Franz de T�lek, non sans un peu de surprise, observa ces braves gens,
dont les figures exprimaient diversement la terreur, mais d'une mani�re
tr�s significative.

� Qu'il y a-t-il donc ?... demanda-t-il.

-- Ce qu'il y a, mon ma�tre ? r�pondit Rotzko. Eh bien, para�t-il, il y
a le ch�teau des Carpathes.

-- Le ch�teau des Carpathes ?...

-- Oui !... c'est le nom que ce berger vient de me glisser dans
l'oreille. �

Et, ce disant, Rotzko montrait Frik, qui secouait la t�te sans trop
oser regarder le bir�.

Maintenant une br�che �tait faite au mur de la vie priv�e du
superstitieux village, et toute son histoire ne tarda pas � passer par
cette br�che.

Ma�tre Koltz, qui en avait pris son parti, voulut lui-m�me faire
conna�tre la situation au jeune comte, et il lui raconta tout ce qui
concernait le ch�teau des Carpathes.

Il va sans dire que Franz de T�lek ne put cacher l'�tonnement que ce
r�cit lui fit �prouver et les sentiments qu'il lui sugg�ra. Quoique
m�diocrement instruit des choses de science, � l'exemple des jeunes
gens de sa condition qui vivaient en leurs ch�teaux au fond de
campagnes valaques, c'�tait un homme de bon sens. Aussi, croyait-il peu
aux apparitions, et se riait-il volontiers des l�gendes. Un burg hant�
par des esprits, cela �tait bien pour exciter son incr�dulit�. A son
avis, dans ce que venait de lui raconter ma�tre Koltz, il n'y avait
rien de merveilleux, mais uniquement quelques faits plus ou moins
�tablis, auxquels les gens de Werst attribuaient une origine
surnaturelle. La fum�e du donjon, la cloche sonnant � toute vol�e, cela
pouvait s'expliquer tr�s simplement. Quant aux fulgurations et aux
mugissements sortis de l'enceinte, c'�tait pur effet d'hallucination.

Franz de T�lek ne se g�na point pour le dire et en plaisanter, au grand
scandale de ses auditeurs.

� Mais, monsieur le comte, lui fit observer ma�tre Koltz, il y a encore
autre chose.

-- Autre chose ?...

-- Oui ! Il est impossible de p�n�trer � l'int�rieur du ch�teau des
Carpathes.

-- Vraiment ?...

-- Notre forestier et notre docteur ont voulu en franchir les
murailles, il y a quelques jours, par d�vouement pour le village, et
ils ont failli payer cher leur tentative.

-- Que leur est-il arriv� ?... � demanda Franz de T�lek d'un ton assez
ironique.

Ma�tre Koltz raconta en d�tail les aventures de Nic Deck et du docteur
Patak.

� Ainsi, dit le jeune comte, lorsque le docteur a voulu sortir du
foss�, ses pieds �taient si fortement retenus au sol qu'il n'a pu faire
un pas en avant ?...

-- Ni un pas en avant ni un pas en arri�re ! ajouta le magister Hermod.

-- Il l'aura cru, votre docteur, r�pliqua Franz de T�lek, et c'est la
peur qui le talonnait... jusque dans les talons !

-- Soit, monsieur le comte, reprit ma�tre Koltz. Mais comment expliquer
que Nic Deck ait �prouv� une effroyable secousse, quand il a mis la
main sur la ferrure du pont-levis...

-- Quelque mauvais coup dont il a �t� victime...

-- Et m�me si mauvais, reprit le bir�, qu'il est au lit depuis ce
jour-l�...

-- Pas en danger de mort, je l'esp�re ? se h�ta de r�pliquer le jeune
comte. -- Non... par bonheur. �

En r�alit�, il y avait l� un fait mat�riel, un fait ind�niable, et
ma�tre Koltz attendait l'explication que Franz de T�lek en allait
donner.

Voici ce qu'il r�pondit tr�s explicitement.

� Dans tout ce que je viens d'entendre, il n'y a rien, je le r�p�te,
qui ne soit tr�s simple. Ce qui n'est pas douteux pour moi, c'est que
le ch�teau des Carpathes est maintenant occup�. Par qui ?... je
l'ignore. En tout cas, ce ne sont point des esprits, ce sont des gens
qui ont int�r�t � se cacher, apr�s y avoir cherch� refuge... sans doute
des malfaiteurs...

-- Des malfaiteurs ?... s'�cria ma�tre Koltz.

-- C'est probable, et comme ils ne veulent point que l'on vienne les y
relancer, ils ont tenu � faire croire que le burg �tait hant� par des
�tres surnaturels.

-- Quoi, monsieur le comte, r�pondit le magister Hermod, vous pensez
?...

-- je pense que ce pays est tr�s superstitieux, que les h�tes du
ch�teau le savent, et qu'ils ont voulu pr�venir de cette fa�on la
visite des importuns. �

Il �tait vraisemblable que les choses avaient d� se passer ainsi ; mais
on ne s'�tonnera pas que personne � Werst ne voul�t admettre cette
explication.

Le jeune comte vit bien qu'il n'avait aucunement convaincu un auditoire
qui ne voulait pas se laisser convaincre. Aussi se contenta-t-il
d'ajouter :

� Puisque vous ne voulez pas vous rendre � mes raisons, messieurs,
continuez � croire tout ce qu'il vous plaira du ch�teau des Carpathes.

-- Nous croyons ce que nous avons vu, monsieur le comte, r�pondit
ma�tre Koltz.

-- Et ce qui est, ajouta le magister.

-- Soit, et, vraiment, je regrette de ne pouvoir disposer de
vingt-quatre heures, car Rotzko et moi, nous serions all�s visiter
votre fameux burg, et je vous assure que nous aurions bient�t su � quoi
nous en tenir...

-- Visiter le burg !... s'�cria ma�tre Koltz.

-- Sans h�siter, et le diable en personne ne nous e�t pas emp�ch�s d'en
franchir l'enceinte. �

En entendant Franz de T�lek s'exprimer en termes si positifs, si
moqueurs m�me, tous furent saisis d'une bien autre �pouvante. Est-ce
que de traiter les esprits du ch�teau avec ce sans-g�ne, cela n'�tait
pas pour attirer quelque catastrophe sur le village ?... Est-ce que ces
g�nies n'entendaient pas tout ce qui se disait � l'auberge du _Roi
Mathias_ ?... Est-ce que la voix n'allait pas y retentir une seconde
fois ?

Et, � ce propos, ma�tre Koltz apprit au jeune comte dans quelles
conditions le forestier avait �t�, en nom propre, menac� d'un terrible
ch�timent, s'il s'avisait de vouloir d�couvrir les secrets du burg.

Franz de T�lek se contenta de hausser les �paules ; puis, il se leva,
disant que jamais aucune voix n'avait pu �tre entendue dans cette
salle, comme on le pr�tendait. Tout cela, affirma-t-il, n'existait que
dans l'imagination des clients par trop cr�dules et un peu trop
amateurs du schnaps du _Roi Mathias._

L�-dessus, quelques-uns se dirig�rent vers la porte, peu soucieux de
rester plus longtemps en un logis o� ce jeune sceptique osait soutenir
de pareilles choses.

Franz de T�lek les arr�ta d'un geste.

� D�cid�ment, messieurs, dit-il, je vois que le village de Werst est
sous l'empire de la peur.

-- Et ce n'est pas sans raison, monsieur le comte, r�pondit ma�tre
Koltz.

-- Eh bien, le moyen est tout indiqu� d'en finir avec les machinations
qui, selon vous, se passent au ch�teau des Carpathes. Apr�s demain, je
serai � Karlsburg, et, si vous le voulez, je pr�viendrai les autorit�s
de la ville. On vous enverra une escouade de gendarmes ou d'agents de
la police, et je vous r�ponds que ces braves sauront bien p�n�trer dans
le burg, soit pour chasser les farceurs qui se jouent de votre
cr�dulit�, soit pour arr�ter les malfaiteurs qui pr�parent peut-�tre
quelques mauvais coup. �

Rien n'�tait plus acceptable que cette proposition, et pourtant elle ne
fut pas du go�t des notables de Werst. A les en croire, ni les
gendarmes, ni la police, ni l'arm�e elle-m�me, n'auraient raison de ces
�tres surhumains, disposant pour se d�fendre de proc�d�s surnaturels !

� Mais j'y pense, messieurs, reprit alors le jeune comte, vous ne
m'avez pas encore dit � qui appartient ou appartenait le ch�teau des
Carpathes ?

-- A une ancienne famille du pays, la famille des barons de Gortz,
r�pondit ma�tre Koltz.

-- La famille de Gortz ?... s'�cria Franz de T�lek.

-- Elle-m�me !

-- Cette famille dont �tait le baron Rodolphe ?...

-- Oui, monsieur le comte.

-- Et vous savez ce qu'il est devenu ?...

-- Non. Voil� nombre d'ann�es que le baron de Gortz n'a reparu au
ch�teau. �

Franz de T�lek avait p�li, et, machinalement, il r�p�tait ce nom d'une
voix alt�r�e

� Rodolphe de Gortz ! �

                                   IX

La famille des comtes de T�lek, l'une des plus anciennes et des plus
illustres de la Roumanie, y tenait d�j� un rang consid�rable avant que
le pays e�t conquis son ind�pendance vers le commencement du XVIe
si�cle. M�l�e � toutes les p�rip�ties politiques qui forment l'histoire
de ces provinces, le nom de cette famille s'y est inscrit glorieusement.

Actuellement, moins favoris�e que ce fameux h�tre du ch�teau des
Carpathes, auquel il restait encore trois branches, la maison de T�lek
se voyait r�duite � une seule, la branche des T�lek de Krajowa, dont le
dernier rejeton �tait ce jeune gentilhomme qui -venait d'arriver au
village de Werst.

Pendant son enfance, Franz n'avait jamais quitt� le ch�teau
patrimonial, o� demeuraient le comte et la comtesse de T�lek. Les
descendants de cette famille jouissaient d'une grande consid�ration et
ils faisaient un g�n�reux usage de leur fortune. Menant la vie large et
facile de la noblesse des campagnes, c'est � peine s'ils quittaient le
domaine de Krajowa une fois l'an, lorsque leurs affaires les appelaient
� la bourgade de ce nom, bien qu'elle ne f�t distante que de quelques
milles.

Ce genre d'existence influa n�cessairement sur l'�ducation de leur fils
unique, et Franz devait longtemps se ressentir du milieu o� s'�tait
�coul�e sa jeunesse. Il n'eut pour instituteur qu'un vieux pr�tre
italien, qui ne put rien lui apprendre que ce qu'il savait, et il ne
savait pas grand-chose. Aussi l'enfant, devenu jeune homme, n'avait-il
acquis que de tr�s insuffisantes connaissances dans les sciences, les
arts et la litt�rature contemporaine. Chasser avec passion, courir nuit
et jour � travers les for�ts et les plaines, poursuivre cerfs ou
sangliers, attaquer, le couteau � la main, les fauves des montagnes,
tels furent les passe-temps ordinaires du jeune comte, lequel, �tant
tr�s brave et tr�s r�solu, accomplit de v�ritables prouesses en ces
rudes exercices.

La comtesse de T�lek mourut, quand son fils avait � peine quinze ans,
et il n'en comptait pas vingt et un, lorsque le comte p�rit dans un
accident de chasse.

La douleur du jeune Franz fut extr�me. Comme il avait pleur� sa m�re,
il pleura son p�re. L'un et l'autre venaient de lui �tre enlev�s en peu
d'ann�es. Toute sa tendresse, tout ce que son coeur renfermait
d'affectueux �lans, s'�tait jusqu'alors concentr� dans cet amour
filial, qui peut suffire aux expansions du premier �ge et de
l'adolescence. Mais, lorsque cet amour vint � lui manquer, n'ayant
jamais eu d'amis, et son pr�cepteur �tant mort, il se trouva seul au
monde.

Le jeune comte resta encore trois ann�es au ch�teau de Krajowa, d'o� il
ne voulait point sortir. Il y vivait sans chercher � se cr�er aucunes
relations ext�rieures. A peine alla-t-il une ou deux fois � Bucarest,
parce que certaines affaires l'y obligeaient. Ce n'�taient d'ailleurs
que de courtes absences, car il avait h�te de revenir � son domaine.

Cependant cette existence ne pouvait toujours durer, et Franz finit par
sentir le besoin d'�largir un horizon que limitaient �troitement les
montagnes roumaines et de s'envoler au-del�.

Le jeune comte avait environ vingt-trois ans, lorsqu'il prit la
r�solution de voyager. Sa fortune devait lui permettre de satisfaire
largement ses nouveaux go�ts. Un jour, il abandonna le ch�teau de
Krajowa � ses vieux serviteurs, et quitta le pays valaque. Il emmenait
avec lui Rotzko, un ancien soldat roumain, depuis dix ans d�j� au
service de la famille de T�lek, le compagnon de toutes ses exp�ditions
de chasse. C'�tait un homme de courage et de r�solution, enti�rement
d�vou� � son ma�tre.

L'intention du jeune comte �tait de visiter l'Europe, en s�journant
quelques mois dans les capitales et les villes importantes du
continent. Il estimait, non sans raison, que son instruction, qui
n'avait �t� qu'�bauch�e au ch�teau de Krajowa, pourrait se compl�ter
par les enseignements d'un voyage, dont il avait soigneusement pr�par�
le plan.

Ce fut l'Italie que Franz de T�lek voulut visiter d'abord, car il
parlait assez couramment la langue italienne que le vieux pr�tre lui
avait apprise. L'attrait de cette terre, si riche de souvenirs et vers
laquelle il se sentait pr�f�rablement attir�, fut tel qu'il y demeura
quatre ans. Il ne quittait Venise que pour Florence, Rome que pour
Naples, revenant sans cesse � ces centres artistes, dont il ne pouvait
s'arracher. La France, l'Allemagne, l'Espagne, la Russie, l'Angleterre,
il les verrait plus tard, il les �tudierait m�me avec plus de profit
lui semblait-il -- lorsque l'�ge aurait m�ri ses id�es. Au contraire,
il faut avoir toute l'effervescence de la jeunesse pour go�ter le
charme des grandes cit�s italiennes.

Franz de T�lek avait vingt-sept ans, lorsqu'il vint � Naples pour la
derni�re fois. Il ne comptait y passer que quelques jours, avant de se
rendre en Sicile. C'est par l'exploration de l'ancienne _Trinacria_
qu'il voulait terminer son voyage ; puis, il retournerait au ch�teau de
Krajowa afin d'y prendre une ann�e de repos.

Une circonstance inattendue allait non seulement changer ses
dispositions, mais d�cider de sa vie et en modifier le cours.

Pendant ces quelques ann�es v�cues en Italie, si le jeune comte avait
m�diocrement gagn� du c�t� des sciences pour lesquelles il ne se
sentait aucune aptitude, du moins le sentiment du beau lui avait-il �t�
r�v�l� comme � un aveugle la lumi�re. L'esprit largement ouvert aux
splendeurs de l'art, il s'enthousiasmait devant les chefs-d'oeuvre de
la peinture, lorsqu'il visitait les mus�es de Naples, de Venise, de
Rome et de Florence. En m�me, temps, les th��tres lui avaient fait
conna�tre les oeuvres lyriques de cette �poque, et il s'�tait passionn�
pour l'interpr�tation des grands artistes.

Ce fut lors de son dernier s�jour � Naples, et dans les circonstances
particuli�res qui vont �tre rapport�es, qu'un sentiment d'une nature
plus intime, d'une p�n�tration plus intensive, s'empara de son coeur.

Il y avait � cette �poque au th��tre San-Carlo une c�l�bre cantatrice,
dont la voix pure, la m�thode achev�e, le jeu dramatique, faisaient
l'admiration des dilettanti. jusqu'alors la Stilla n'avait jamais
recherch� les bravos de l'�tranger, et elle ne chantait pas d'autre
musique que la musique italienne, qui avait repris le premier rang dans
l'art de la composition. Le th��tre de Carignan � Turin, la Scala �
Milan, le Fenice � Venise, le th��tre Alfieri � Florence, le th��tre
Apollo � Rome, San-Carlo � Naples, la poss�daient tour � tour, et ses
triomphes ne lui laissaient aucun regret de n'avoir pas encore paru sur
les autres sc�nes de l'Europe.

La Stilla, alors �g�e de vingt-cinq ans, �tait une femme d'une beaut�
incomparable, avec sa longue chevelure aux teintes dor�es, ses yeux
noirs et profonds, o� s'allumaient des flammes, la puret� de ses
traits, sa carnation chaude, sa taille que le ciseau d'un Praxit�le
n'aurait pu former plus parfaite. Et de cette femme se d�gageait une
artiste sublime, une autre Malibran, dont Musset aurait pu dire aussi :

     Et tes chants dans les cieux emportaient la douleur !

Mais cette voix que le plus aim� des po�tes a c�l�br�e en ses stances
immortelles :

     ... cette voix du coeur qui seule au coeur arrive,

cette voix, c'�tait celle de la Stilla dans toute son inexprimable
magnificence.

Cependant, cette grande artiste qui reproduisait avec une telle
perfection les accents de la tendresse, les sentiments les plus
puissants de l'�me, jamais, disait-on, son coeur n'en avait ressenti
les effets. jamais elle n'avait aim�, jamais ses yeux n'avaient r�pondu
aux mille regards qui l'enveloppaient sur la sc�ne. il semblait qu'elle
ne voul�t vivre que dans son art et uniquement pour son art.

D�s la premi�re fois qu'il vit la Stilla, Franz �prouva les
entra�nements irr�sistibles d'un premier amour. Aussi, renon�ant au
projet qu'il avait form� de quitter l'Italie, apr�s avoir visit� la
Sicile, r�solut-il de rester � Naples jusqu'� la fin de la saison.
Comme si quelque lien invisible qu'il n'aurait pas eu la force de
rompre, l'e�t attach� � la cantatrice, il �tait de toutes ces
repr�sentations que l'enthousiasme du public transformait en v�ritables
triomphes. Plusieurs fois, incapable de ma�triser sa passion, il avait
essay� d'avoir acc�s pr�s d'elle ; mais la porte de la Stilla demeura
impitoyablement ferm�e pour lui comme pour tant d'autres de ses
fanatiques admirateurs.

Il suit de l� que le jeune comte fut bient�t le plus � plaindre des
hommes. Ne pensant qu'� la Stilla, ne vivant que pour la voir et
l'entendre, ne cherchant pas � se cr�er des relations dans le monde o�
l'appelaient son nom et sa fortune, sous cette tension du coeur et de
l'esprit, sa sant� ne tarda pas � �tre s�rieusement compromise. Et que
l'on juge de ce qu'il aurait souffert, s'il avait eu un rival. Mais, il
le savait, nul n'aurait pu lui porter ombrage, -- pas m�me un certain
personnage assez �trange, dont les p�rip�ties de cette histoire exigent
que nous fassions conna�tre les traits et le caract�re.

C'�tait un homme de cinquante � cinquante-cinq ans, -- on le supposait,
du moins, lors du dernier voyage de Franz de T�lek � Naples. Cet �tre
peu communicatif paraissait affecter de se tenir en dehors de ces
conventions sociales qui sont accept�es des hautes classes. On ne
savait rien de sa famille, de sa situation, de son pass�. On le
rencontrait aujourd'hui � Rome, demain � Florence, et, il faut le dire,
suivant que la Stilla �tait � Florence ou � Rome. En r�alit�, on ne lui
connaissait qu'une passion : entendre la prima-donna d'un si grand
renom, qui occupait alors la premi�re place dans l'art du chant.

Si Franz de T�lek ne vivait plus que pour la Stilla depuis le jour o�
il l'avait vue sur le th��tre de Naples, il y avait six ans d�j� que
cet excentrique dilettante ne vivait plus que pour l'entendre, et il
semblait que la voix de la cantatrice f�t devenue n�cessaire � sa vie
comme l'air qu'il respirait. Jamais il n'avait cherch� � la rencontrer
ailleurs qu'� la sc�ne, jamais il ne s'�tait pr�sent� chez elle ni ne
lui avait �crit. Mais, toutes les fois que la Stilla devait chanter,
sur n'importe quel th��tre d'Italie, on voyait passer devant le
contr�le un homme de taille �lev�e, envelopp� d'un long pardessus
sombre, coiff� d'un large chapeau lui cachant la figure. Cet homme se
h�tait de prendre place au fond d'une loge grill�e, pr�alablement lou�e
pour lui. il y restait enferm�, immobile et silencieux, pendant toute
la repr�sentation. Puis, d�s que la Stilla avait achev� son air final,
il s'en allait furtivement, et aucun autre chanteur, aucune autre
chanteuse, n'auraient pu le retenir ; il ne les e�t pas m�me entendus.

Quel �tait ce spectateur si assidu ? La Stilla avait en vain cherch� �
l'apprendre. Aussi, �tant d'une nature tr�s impressionnable, avait-elle
fini par s'effrayer de la pr�sence de cet homme bizarre, -- frayeur
irraisonn�e quoique tr�s r�elle en somme. Bien qu'elle ne p�t
l'apercevoir au fond de sa loge, dont il ne baissait jamais la grille,
elle le savait l�, elle sentait son regard imp�rieux fix� sur elle, et
qui la troublait � ce point qu'elle n'entendait m�me plus les bravos
dont le public accueillait son entr�e en sc�ne.

Il a �t� dit que ce personnage ne s'�tait jamais pr�sent� � la Stilla.
Mais s'il n'avait pas essay� de conna�tre la femme -- nous insisterons
particuli�rement sur ce point --, tout ce qui pouvait lui rappeler
l'artiste avait �t� l'objet de ses constantes attentions. C'est ainsi
qu'il poss�dait le plus beau des portraits que le grand peintre Michel
Gregorio e�t fait de la cantatrice, passionn�e, vibrante, sublime,
incarn�e dans l'un de ses plus beaux r�les, et ce portrait, acquis au
poids de l'or, valait le prix dont l'avait pay� son admirateur.

Si cet original �tait toujours seul, lorsqu'il venait occuper sa loge
aux repr�sentations de la Stilla, s'il ne sortait jamais de chez lui
que pour se rendre au th��tre, il ne faudrait pas en conclure qu'il
v�c�t dans un isolement absolu. Non, un compagnon, non moins
h�t�roclite que lui, partageait son existence.

Cet individu s'appelait Orfanik. Quel �ge avait-il, d'o� venait-il, o�
�tait-il n� ? Personne n'aurait pu r�pondre � ces trois questions. A
l'entendre -- car il causait volontiers --, il �tait un de ces savants
m�connus, dont le g�nie n'a pu se faire jour, et qui ont pris le monde
en aversion. On supposait, non sans raison, que ce devait �tre quelque
pauvre diable d'inventeur que soutenait largement la bourse du riche
dilettante. Orfanik �tait de taille moyenne, maigre, ch�tif, �tique,
avec une de ces figures p�les que, dans l'ancien langage, on qualifiait
de � chiches-faces �. Signe particulier, il portait une oeill�re noire
sur son oeil droit qu'il avait d� perdre dans quelque exp�rience de
physique ou de chimie, et, sur son nez, une paire d'�paisses lunettes
dont l'unique verre de myope servait � son oeil gauche, allum� d'un
regard verd�tre. Pendant ses promenades solitaires, il gesticulait,
comme s'il e�t caus� avec quelque �tre invisible qui l'�coutait sans
jamais lui r�pondre.

Ces deux types, l'�trange m�lomane et le non moins �trange Orfanik,
�taient fort connus, du moins autant qu'ils pouvaient l'�tre, en ces
villes d'Italie, o� les appelait r�guli�rement la saison th��trale. Ils
avaient le privil�ge d'exciter la curiosit� publique, et, bien que
l'admirateur de la Stilla e�t toujours repouss� les reporters et leurs
indiscr�tes interviews, on avait fini par conna�tre son nom et sa
nationalit�. Ce personnage �tait d'origine roumaine, et, lorsque Franz
de T�lek demanda comment il s'appelait, on lui r�pondit : � Le baron
Rodolphe de Gortz. �

Les choses en �taient l� � l'�poque o� le jeune comte venait d'arriver
� Naples. Depuis deux mois, le th��tre San-Carlo ne d�semplissait pas,
et le succ�s de la Stilla s'accroissait chaque soir. jamais elle ne
s'�tait montr�e aussi admirable dans les divers r�les de son
r�pertoire, jamais elle n'avait provoqu� de plus enthousiastes ovations.

A chacune de ces repr�sentations, tandis que Franz occupait son
fauteuil � l'orchestre, le baron de Gortz, cach� dans le fond de sa
loge, s'absorbait dans ce chant exquis, s'impr�gnait de cette voix
p�n�trante, faute de laquelle il semblait qu'il n'aurait pu vivre.

Ce fut alors qu'un bruit courut � Naples, -- un bruit auquel le public
refusait de croire, mais qui finit par alarmer le monde des dilettante.

On disait que, la saison achev�e, la Stilla allait renoncer au th��tre.
Quoi ! dans toute la possession de son talent, dans toute la pl�nitude
de sa beaut�, � l'apog�e de sa carri�re d'artiste, �tait-il possible
qu'elle songe�t � prendre sa retraite ?

Si invraisemblable que ce f�t, c'�tait vrai, et, sans qu'il s'en
dout�t, le baron de Gortz �tait en partie cause de cette r�solution.

Ce spectateur aux allures myst�rieuses, toujours l�, quoique invisible
derri�re la grille de sa loge, avait fini par provoquer chez la Stilla
une �motion nerveuse et persistante, dont elle ne pouvait plus se
d�fendre. D�s son entr�e en sc�ne, elle se sentait impressionn�e � un
tel point que ce trouble, tr�s apparent pour le public, avait alt�r�
peu � peu sa sant�. Quitter Naples, s'enfuir � Rome, � Venise, ou dans
toute autre ville de la p�ninsule, cela n'e�t pas suffi, elle le
savait, � la d�livrer de la pr�sence du baron de Gortz. Elle ne f�t
m�me pas parvenue a lui �chapper, en abandonnant l'Italie pour
l'Allemagne, la Russie ou la France. Il la suivrait partout o� elle
irait se faire entendre, et, pour se d�livrer de cette obs�dante
importunit�, le seul moyen �tait d'abandonner le th��tre.

Or, depuis deux mois d�j�, avant que le bruit de sa retraite se f�t
r�pandu, Franz de T�lek s'�tait d�cid� � faire aupr�s de la cantatrice
une d�marche, dont les cons�quences devaient amener, par malheur, la
plus irr�parable des catastrophes. Libre de sa personne, ma�tre d'une
grande fortune, il avait pu se faire admettre chez la Stilla et lui
avait offert de devenir comtesse de T�lek.

La Stilla n'�tait pas sans conna�tre de longue date les sentiments
qu'elle inspirait au jeune comte. Elle s'�tait dit que c'�tait un
gentilhomme, auquel toute femme, m�me du plus haut monde, e�t �t�
heureuse de confier son bonheur. Aussi, dans la disposition d'esprit o�
elle se trouvait, lorsque Franz de T�lek lui offrit son nom,
l'accueillit-elle avec une sympathie qu'elle ne chercha point �
dissimuler. Ce fut avec une enti�re foi dans ses sentiments qu'elle
consentit � devenir la femme du comte de T�lek, et sans regret d'avoir
� quitter la carri�re dramatique.

La nouvelle �tait donc vraie, la Stilla ne repara�trait plus sur aucun
th��tre, d�s que la saison de San-Carlo aurait pris fin. Son mariage,
dont on avait eu quelques soup�ons, fut alors donn� comme certain.

On le pense, cela produisit un effet prodigieux non seulement parmi le
monde artiste, mais aussi dans le grand monde d'Italie. Apr�s avoir
refus� de croire � la r�alisation de ce projet, il fallut pourtant se
rendre. Jalousies et haines se dress�rent alors contre le jeune comte,
qui ravissait � son art, � ses succ�s, � l'idol�trie des dilettante, la
plus grande cantatrice de l'�poque. Il en r�sulta des menaces
personnelles � l'adresse de Franz de T�lek -- menaces dont le jeune
homme ne se pr�occupa pas un instant.

Mais, s'il en fut ainsi dans le public, que l'on imagine ce que dut
�prouver le baron Rodolphe de Gortz � la pens�e que la Stilla allait
lui �tre enlev�e, qu'il perdrait avec elle tout ce qui l'attachait � la
vie. Le bruit se r�pandit qu'il tenta d'en finir par le suicide. Ce qui
est certain, c'est qu'� partir de ce jour, on cessa de voir Orfanik
courir les rues de Naples. Ne quittant plus le baron Rodolphe, il vint
m�me plusieurs fois s'enfermer avec lui dans cette loge de San-Carlo
que le baron occupait � chaque repr�sentation, -- ce qui ne lui �tait
jamais arriv�, �tant absolument r�fractaire, comme tant d'autres
savants, au charme de la musique.

Cependant les jours s'�coulaient, l'�motion ne se calmait pas, et elle
allait �tre port�e au comble le soir o� la Stilla ferait sa derni�re
apparition sur le th��tre. C'�tait dans le superbe r�le d'Ang�lica,
d'Orlando, ce chef-d'oeuvre du maestro Arconati, qu'elle devait
adresser ses adieux au public.

Ce soir-l�, San-Carlo fut dix fois trop petit pour contenir les
spectateurs qui se pressaient � ses portes et dont la majeure partie
dut rester sur la place. On craignait des manifestations contre le
comte de T�lek, sinon tandis que la Stilla serait en sc�ne, du moins
lorsque le rideau baisserait sur le cinqui�me acte de l'op�ra.

Le baron de Gortz avait pris place dans sa loge, et, cette fois encore,
Orfanik s'y trouvait pr�s de lui.

La Stilla parut, plus �mue qu'elle ne l'avait jamais �t�. Elle se remit
pourtant, elle s'abandonna � son inspiration, elle chanta, avec quelle
perfection, avec quel incomparable talent, cela ne saurait s'exprimer.
L'enthousiasme indescriptible qu'elle excita parmi les spectateurs
s'�leva jusqu'au d�lire.

Pendant la repr�sentation, le jeune comte s'�tait tenu au fond de la
coulisse, impatient, �nerv�, fi�vreux, � ne pouvoir se mod�rer,
maudissant la longueur des sc�nes, s'irritant des retards que
provoquaient les applaudissements et les rappels. Ah ! qu'il lui
tardait d'arracher � ce th��tre celle qui allait devenir comtesse de
T�lek, et de l'emmener loin, bien loin, si loin, qu'elle ne serait plus
qu'� lui, � lui seul !

Elle arriva, cette dramatique sc�ne o� meurt l'h�ro�ne d'Orlando.
jamais l'admirable musique d'Arconati ne parut plus p�n�trante, jamais
la Stilla ne l'interpr�ta avec des accents plus passionn�s. Toute son
�me semblait se distiller � travers ses l�vres... Et, cependant, on e�t
dit que cette voix, d�chir�e par instants, allait se briser, cette voix
qui ne devait plus se faire entendre !

En ce moment, la grille de la loge du baron de Gortz s'abaissa. Une
t�te �trange, aux longs cheveux grisonnants, aux yeux de flamme, se
montra, sa figure extatique �tait effrayante de p�leur, et, du fond de
la coulisse, Franz l'aper�ut en pleine lumi�re, ce qui ne lui �tait pas
encore arriv�.

La Stilla se laissait emporter alors � toute la fougue de cette
enlevante strette du chant final... Elle venait de redire cette phrase
d'un sentiment sublime :

     _Innamorata, mio cuore, tremante,_
     Voglio morire...

Soudain, elle s'arr�te...

La face du baron de Gortz la terrifie... Une �pouvante inexplicable la
paralyse... Elle porte vivement la main � sa bouche, qui se rougit de
sang... Elle chancelle... elle tombe...

Le public s'est lev�, palpitant, affol�, au comble de l'angoisse...

Un cri s'�chappe de la loge du baron de Gortz...

Franz vient de se pr�cipiter sur la sc�ne, il prend la Stilla entre ses
bras, il la rel�ve... il la regarde... il l'appelle :

-- Morte ! morte !... s'�crie-t-il, morte !... � La Stilla est morte...
Un vaisseau s'est rompu dans sa poitrine... Son chant s'est �teint avec
son dernier soupir !

Le jeune comte fut rapport� � son h�tel, dans un tel �tat que l'on
craignit pour sa raison. Il ne put assister aux fun�railles de la
Stilla, qui furent c�l�br�es au milieu d'un immense concours de la
population napolitaine.

Au cimeti�re du _Campo Santo Nuovo_, o� la cantatrice fut inhum�e, on
ne lit que ce nom sur un marbre blanc

                                 STILLA

Le soir des fun�railles, un homme vint au Campo Santo Nuovo. L�, les
yeux hagards, la t�te inclin�e, les l�vres serr�es comme si elles
eussent �t� d�j� scell�es par la mort, il regarda longtemps la place o�
la Stilla �tait ensevelie. Il semblait pr�ter l'oreille, comme si la
voix de la grande artiste allait une derni�re fois s'�chapper de cette
tombe...

C'�tait Rodolphe de Gortz.

La nuit m�me, le baron de Gortz, accompagn� de Orfanik, quitta Naples,
et, depuis son d�part, personne n'aurait pu dire ce qu'il �tait devenu.

Mais, le lendemain, une lettre arrivait � l'adresse du jeune comte.

Cette lettre ne contenait que ces mots d'un laconisme mena�ant :

� C'est vous qui l'avez tu�e !... Malheur � vous, comte de T�lek !

                        �  RUDOLPHE DE GORTZ. �

                                    X

Telle avait �t� cette lamentable histoire.

Pendant un mois, l'existence de Franz de T�lek fut en danger. Il ne
reconnaissait personne -- pas m�me son soldat Rotzko. Au plus fort de
la fi�vre, un seul nom entrouvrait ses l�vres, pr�tes � rendre leur
dernier souffle : c'�tait celui de la Stilla.

Le jeune comte �chappa � la mort. L'habilet� des m�decins, les soins
incessants de Rotzko, et aussi, la jeunesse et la nature aidant, Franz
de T�lek fut sauv�. Sa raison sortit intacte de cet effroyable
�branlement. Mais, lorsque le souvenir lui revint, lorsqu'il se rappela
la tragique sc�ne finale d'Orlando, dans laquelle l'�me de l'artiste
s'�tait bris�e :

� Stilla !... ma Stilla ! � s'�criait-il, tandis que ses mains se
tendaient comme pour l'applaudir encore. D�s que son ma�tre put quitter
le lit, Rotzko obtint de lui qu'il fuirait cette ville maudite, qu'il
se laisserait transporter au ch�teau de Krajowa. Toutefois, avant
d'abandonner Naples, le jeune comte voulut aller prier sur la tombe de
la morte, et lui donner un supr�me, un �ternel adieu.

Rotzko l'accompagna au Campo Santo Nuovo. Franz se jeta sur cette terre
cruelle, il s'effor�ait de la creuser avec ses ongles, pour s'y
ensevelir... Rotzko parvint � l'entra�ner loin de la tombe, o� gisait
tout son bonheur.

Quelques jours apr�s, Franz de T�lek, de retour � Krajowa, au fond du
pays valaque, avait revu l'antique domaine de sa famille. Ce fut �
l'int�rieur de ce ch�teau qu'il v�cut pendant cinq ans dans un
isolement absolu, dont il se refusait � sortir. Ni le temps, ni la
distance n'avaient pu apporter un adoucissement � sa douleur. Il lui
aurait fallu oublier, et c'�tait hors de question. Le souvenir de la
Stilla, vivace comme au premier jour, �tait identifi� � son existence.
Il est de ces blessures qui ne se ferment qu'� la mort.

Cependant, � l'�poque o� d�bute cette histoire, le jeune comte avait
quitt� le ch�teau depuis quelques semaines. A quelles longues et
pressantes instances Rotzko avait d� recourir pour d�cider son ma�tre �
rompre avec cette solitude o� il d�p�rissait ! Que Franz ne parv�nt pas
� se consoler, soit ; du moins �tait-il indispensable qu'il tent�t de
distraire sa douleur.

Un plan de voyage avait �t� arr�t�, pour visiter d'abord les provinces
transylvaines. Plus tard -- Rotzko l'esp�rait --, le jeune comte
consentirait � reprendre � travers l'Europe ce voyage qui avait �t�
interrompu par les tristes �v�nements de Naples.

Franz de T�lek �tait donc parti, en touriste cette fois, et seulement
pour une exploration de courte dur�e. Rotzko et lui avaient remont� les
plaines valaques jusqu'au massif imposant des Carpathes ; ils s'�taient
engag�s entre les d�fil�s du col de Vulkan ; puis, apr�s l'ascension du
Retyezat et une excursion � travers la vall�e du Maros, ils �taient
venus se reposer au village de Werst, � l'auberge du _Roi Mathias_.

On sait quel �tait l'�tat des esprits au moment o� Franz de T�lek
arriva, et comment il avait �t� mis au courant des faits
incompr�hensibles dont le burg �tait le th��tre. On sait aussi comment
tout � l'heure il avait appris que le ch�teau appartenait au baron
Rodolphe de Gortz.

L'effet produit par ce nom sur le jeune comte avait �t� trop sensible
pour que ma�tre Koltz et les autres notables ne l'eussent point
remarqu�. Aussi Rotzko envoya-t-il volontiers au diable ce ma�tre
Koltz, qui l'avait si malencontreusement prononc�, et ses sottes
histoires. Pourquoi fallait-il qu'une mauvaise chance e�t amen� Franz
de T�lek pr�cis�ment � ce village de Werst, dans le voisinage du
ch�teau des Carpathes !

Le jeune comte gardait le silence. Son regard, errant de l'un �
l'autre, n'indiquait que trop le profond trouble de son �me qu'il
cherchait vainement � calmer.

Ma�tre Koltz et ses amis comprirent qu'un lien myst�rieux devait
rattacher le comte de T�lek au baron de Gortz ; mais, si curieux qu'ils
fussent, ils se tinrent sur une convenable r�serve et n'insist�rent pas
pour en apprendre davantage. Plus tard, on verrait ce qu'il y aurait �
faire.

Quelques instants apr�s, tous avaient quitt� le _Roi Mathias_, tr�s
intrigu�s de cet extraordinaire encha�nement d'aventures, qui ne
pr�sageait rien de bon pour le village.

Et puis, � pr�sent que le jeune comte savait � qui appartenait le
ch�teau des Carpathes, tiendrait-il sa promesse ? Une fois arriv� �
Karlsburg, pr�viendrait-il les autorit�s et r�clamerait-il leur
intervention ? Voil� ce que se demandaient le bir�, le magister, le
docteur Patak et les autres. Dans tous les cas, s'il ne le faisait,
ma�tre Koltz �tait d�cid� � le faire. La police serait avertie, elle
viendrait visiter le ch�teau, elle verrait s'il �tait hant� par des
esprits ou habit� par des malfaiteurs, car le village ne pouvait pas
rester plus longtemps sous une pareille obsession.

Pour la plupart de ses habitants, il est vrai, ce serait l� une
tentative inutile, une mesure inefficace. S'attaquer � des g�nies !...
Mais les sabres des gendarmes se briseraient comme verre, et leurs
fusils rateraient � chaque coup !

Franz de T�lek, demeur� seul dans la grande salle du _Roi Mathias_,
s'abandonna au cours de ces souvenirs que le nom du baron de Gortz
venait d'�voquer si douloureusement.

Apr�s �tre rest� pendant une heure comme an�anti dans un fauteuil, il
se releva, quitta l'auberge, se dirigea vers l'extr�mit� de la
terrasse, regarda au loin.

Sur la croupe du Plesa, au centre du plateau d'Orgall, se dressait le
ch�teau des Carpathes. L� avait v�cu cet �trange personnage, le
spectateur de San-Carlo, l'homme qui inspirait une si insurmontable
frayeur � la malheureuse Stilla. Mais, � pr�sent, le burg �tait
d�laiss�, et le baron de Gortz n'y �tait pas rentr� depuis qu'il avait
fui Naples. On ignorait m�me ce qu'il �tait devenu, et il �tait
possible qu'il e�t mis fin � son existence, apr�s la mort de la grande
artiste.

Franz s'�garait ainsi � travers le champ des hypoth�ses, ne sachant �
laquelle s'arr�ter.

D'autre part, l'aventure du forestier Nie Deck ne laissait pas de le
pr�occuper dans une certaine mesure, et il lui aurait plu d'en
d�couvrir le myst�re, ne f�t-ce que pour rassurer la population de
Werst.

Aussi, comme le jeune comte ne mettait pas en doute que des malfaiteurs
eussent pris le ch�teau pour refuge, il r�solut de tenir la promesse
qu'il avait faite de d�jouer les manoeuvres de ces faux revenants, en
pr�venant la police de Karlsburg.

Toutefois, pour �tre en mesure d'agir, Franz voulait avoir des d�tails
plus circonstanci�s sur cette affaire. Le mieux �tait de s'adresser au
jeune forestier en personne. C'est pourquoi, vers trois heures de
l'apr�s-midi, avant de retourner au _Roi Mathias_, il se pr�senta � la
maison du bir�.

Ma�tre Koltz se montra tr�s honor� de le recevoir un gentilhomme tel
que M. le comte de T�lek... ce descendant d'une noble famille de race
roumaine... auquel le village de Werst serait redevable d'avoir
retrouv� le calme... et aussi la prosp�rit�... puisque les touristes
reviendraient visiter le pays... et acquitter les droits de p�age,
saris avoir rien � craindre des g�nies malfaisants du ch�teau des
Carpathes... etc.

Franz de T�lek remercia ma�tre Koltz de ses compliments, et demanda
s'il n'y aurait aucun inconv�nient � ce qu'il f�t introduit pr�s de Nic
Deck.

� Il n'y en a aucun, monsieur le comte, r�pondit le bir�. Ce brave
gar�on va aussi bien que possible, et il ne tardera pas � reprendre son
service. �

Puis, se retournant :

� N'est-il pas vrai, Miriota ? ajouta-t-il, en interpellant sa fille,
qui venait d'entrer dans la salle.

-- Dieu veuille que cela soit, mon p�re ! � r�pondit Miriota d'une voix
�mue.

Franz fut charm� du gracieux salut que lui adressa la jeune fille. Et,
la voyant encore inqui�te de l'�tat de son fianc�, il se h�ta de lui
demander quelques explications � ce sujet.

� D'apr�s ce que. j'ai entendu, dit-il, Nic Deck n'a pas �t� gravement
atteint...

-- Non, monsieur le comte, r�pondit Miriota, et que le Ciel en soit
b�ni !

-- Vous avez un bon m�decin � Werst ?

-- Hum ! fit ma�tre Koltz, d'un ton qui �tait peu flatteur pour
l'ancien infirmier de la quarantaine. -- Nous avons le docteur Patak,
r�pondit Miriota.

-- Celui-l� m�me qui accompagnait Nic Deck au ch�teau des Carpathes ?

-- Oui, monsieur le comte.

-- Mademoiselle Miriota, dit alors Franz, je d�sirerais, dans son
int�r�t, voir votre fianc�, et obtenir des d�tails plus pr�cis sur
cette aventure. -- Il s'empressera de vous les donner, m�me au prix peu
de fatigue...

-- Oh ! je n'abuserai pas, mademoiselle Miriota, et, ne ferai rien qui
soit susceptible de nuire � Nic Deck. -- je le sais, monsieur le comte.

-- Quand votre mariage doit-il avoir lieu ?...

-- Dans une quinzaine de jours, r�pondit le bir�.

-- Alors j'aurai le plaisir d'y assister, si ma�tre Koltz veut bien
m'inviter toutefois...

-- Monsieur le comte, un tel honneur...

-- Dans une quinzaine de jours, c'est convenu, et je suis certain que
Nic Deck sera gu�ri, d�s qu'il aura pu se permettre un tour de
promenade avec sajolie fianc�e. - Dieu le prot�ge, monsieur le comte !
� r�pondit en rougissant la jeune fille.

Et, en ce moment, sa charmante figure exprima une anxi�t� si visible,
que Franz lui en demanda la cause : � Oui ! que Dieu le prot�ge,
r�pondit Miriota, car, en essayant de p�n�trer dans le ch�teau malgr�
leur d�fense, Nic a brav� les g�nies malfaisants !... Et qui sait s'ils
ne s'acharneront pas � le tourmenter toute sa vie...

-- Oh ! pour cela, mademoiselle Miriota, r�pondit Franz, nous y
mettrons bon ordre, je vous le promets. -- Il n'arrivera rien � mon
pauvre Nic ?...

-- Rien, et gr�ce aux agents de la police, on pourra dans quelques
jours parcourir l'enceinte du burg avec autant de s�curit� que la place
de Werst ! �

Le jeune comte, jugeant inopportun de discuter cette question du
surnaturel devant des esprits si pr�venus, pria Miriota de le conduire
� la chambre du forestier.

C'est ce que la jeune fille se h�ta de faire, et elle laissa Franz seul
avec son fianc�.

Nic Deck avait �t� instruit de l'arriv�e des deux voyageurs � l'auberge
du _Roi Mathias_. Assis au fond d'un vieux fauteuil, large comme une
gu�rite, il se leva pour recevoir son visiteur. Comme il ne se
ressentait presque plus de la paralysie qui l'avait momentan�ment
frapp�, il �tait en �tat de r�pondre aux questions du comte de T�lek.

� Monsieur Deck, dit Franz, apr�s avoir amicalement serr� la main du
jeune forestier, je vous demanderai tout d'abord si vous croyez � la
pr�sence d'�tres surnaturels dans le ch�teau des Carpathes ?

-- je suis bien forc� d'y croire, monsieur le comte,

r�pondit Nic Deck.

-- Et ce seraient eux qui vous auraient emp�ch� de franchir la muraille
du burg ? -- je n'en doute pas.

-- Et pourquoi, s'il vous pla�t ?...

-- Parce que, s'il n'y avait pas de g�nies, ce qui m'est arriv� serait
inexplicable.

-- Auriez-vous la complaisance de nie raconter cette affaire sans rien
omettre de ce qui s'est pass� ?

-- Volontiers, monsieur le comte. �

Nic Deck fit par le menu le r�cit qui lui �tait demand�. Il ne put que
confirmer les faits qui avaient �t� port�s � la connaissance de Franz
lors de sa conversation avec les h�tes du _Roi Mathias_, -- faits
auxquels le jeune comte, on le sait, donnait une interpr�tation
purement naturelle.

En somme, les �v�nements de cette nuit aux aventures, tout cela
s'expliquait facilement si les �tres humains, malfaiteurs ou autres,
qui occupaient le burg, poss�daient la machinerie capable de produire
ces effets fantasmagoriques. Quant � cette singuli�re pr�tention du
docteur Patak de s'�tre senti encha�n� au sol par quelque force
invisible, on pouvait soutenir que ledit docteur avait �t� le jouet
d'une illusion. Ce qui paraissait vraisemblable, c'est que les jambes
lui avaient manqu� tout simplement parce qu'il �tait fou d'�pouvante,
et c'est ce que Franz d�clara au jeune forestier.

� Comment, monsieur le comte, r�pondit Nic Deck, c'est au moment o� il
voulait s'enfuir que les jambes auraient manqu� � ce poltron ? Cela
n'est gu�re possible, vous cri conviendrez...

-- Eh bien, reprit Franz, admettons que ses pieds se soient engag�s
dans quelque pi�ge cach� sous les herbes au fond du foss�...

Lorsque des pi�ges se referment, r�pondit le forestier, ils vous
blessent cruellement, ils vous d�chirent les chairs, et les jambes du
docteur Patak n'ont pas trace de blessure.

-- Votre observation est juste, Nic Deck, et pourtant, croyez-moi, s'il
est vrai que le docteur n'a pu se d�gager, c'est que ses pieds �taient
retenus de cette fa�on...

-- je vous demanderai alors, monsieur le comte, comment un pi�ge aurait
pu se rouvrir de lui-m�me pour rendre la libert� au docteur ? �

Franz fut assez embarrass� pour r�pondre.

� Au surplus, monsieur le comte, reprit le forestier, je vous abandonne
ce qui concerne le docteur Patak. Apr�s tout, je ne puis affirmer que
ce que je sais par moi-m�me.

-- Oui... laissons ce brave docteur, et ne parlons que de ce qui vous
est arriv�, Nic Deck.

-- Ce qui m'est arriv� est tr�s clair. Il n'est pas douteux que j'ai
re�u une terrible secousse, et cela d'une mani�re qui n'est gu�re
naturelle.

-- Il n'y avait aucune apparence de blessure sur votre corps ? demanda
Franz.

-- Aucune, monsieur le comte, et pourtant j'ai �t� atteint avec une
violence...

-- Est-ce bien au moment o� vous aviez pos� la main sur la ferrure du
pont-levis ?...

-- Oui, monsieur le comte, et � peine l'avais-je touch�e que j'ai �t�
comme paralys�. Heureusement, mon autre main, qui tenait la cha�ne, n'a
pas l�ch� prise, et j'ai gliss� jusqu'au fond du foss�, o� le docteur
m'a relev� sans connaissance. �

Franz secouait la t�te en homme que ces explications laissaient
incr�dule.

� Voyons, monsieur le comte, reprit Nie Deck, ce que je vous ai racont�
l�, je ne l'ai pas r�v�, et si, pendant huit jours, je suis rest�
�tendu tout de mon long sur ce lit, n'ayant plus l'usage ni du bras ni
de la jambe, il ne serait pas raisonnable de dire que je me suis figur�
tout cela !

-- Aussi je ne le pr�tends pas, et il est bien certain que vous avez
re�u une commotion brutale...

-- Brutale et diabolique !

-- Non, et c'est en cela que nous diff�rons, Nic Deck, r�pondit le
jeune comte. Vous croyez avoir �t� frapp� par un �tre surnaturel, et
moi, je ne le crois pas, par ce motif qu'il n'y a pas d'�tres
surnaturels, ni malfaisants ni bienfaisants.

-- Voudriez-vous alors, monsieur le comte, me donner la raison de ce
qui m'est arriv� ?

-- je ne le puis encore, Nic Deck, mais soyez s�r que tout s'expliquera
et de la fa�on la plus simple.

-- Plaise � Dieu ! r�pondit le forestier.

-- Dites-moi, reprit Franz, ce ch�teau a-t-il appartenu de tout temps �
la famille de Gortz ?

-- Oui, monsieur le comte, et il lui appartient toujours, bien que le
dernier descendant de la famille, le baron Rodolphe, ait disparu sans
qu'on ait jamais eu de ses nouvelles.

-- Et � quelle �poque remonte cette disparition ?

-- A vingt ans environ.

-- A vingt ans ?...

-- Oui, monsieur le comte. Un jour, le baron Rodolphe a quitt� le
ch�teau, dont le dernier serviteur est d�c�d� quelques mois apr�s son
d�part, et on ne l'a plus revu.

-- Et depuis, personne n'a mis le pied dans le burg ?

-- Personne.

-- Et que croit-on dans le pays ?...

-- On croit que le baron Rodolphe a d� mourir a l'�tranger et que sa
mort a suivi de pr�s sa disparition.

-- On se trompe, Nic Deck, et le baron vivait encore -- il y a cinq ans
du moins.

-- Il vivait, monsieur le comte ?...

-- Oui... en Italie... � Naples.

-- Vous l'y avez vu ?...

-- Je l'ai vu.

-- Et depuis cinq ans ?...

-- Je n'en ai plus entendu parler. �

Le jeune forestier resta songeur. Une id�e lui �tait venue -- une id�e
qu'il h�sitait � formuler. Enfin il se d�cida, et relevant la t�te, le
sourcil fronc� :.

� Il n'est pas supposable, monsieur le comte, dit-il, que le baron
Rodolphe de Gortz soit rentr� au pays avec l'intention de s'enfermer au
fond de ce burg ?...

-- Non... ce n'est pas supposable, Nic Deck.

-- Quel int�r�t aurait-il � s'y cacher... � ne laisser jamais p�n�trer
jusqu'� lui ?...

-- Aucun �, r�pondit Franz de T�lek.

Et pourtant, c'�tait l� une pens�e qui commen�ait � prendre corps dans
l'esprit du jeune comte. N'�tait-il pas possible que ce personnage,
dont l'existence avait toujours �t� si �nigmatique, f�t venu se
r�fugier dans ce ch�teau, apr�s son d�part de Naples ? L�, gr�ce � des
croyances superstitieuses habilement entretenues, rie lui avait-il pas
�t� facile, s'il voulait vivre absolument isol�, de se d�fendre contre
toute recherche importune, �tant donn� qu'il connaissait l'�tat des
esprits du pays environnant ? Toutefois, Franz jugea inutile de lancer
les Werstiens sur cette hypoth�se. Il aurait fallu les mettre dans la
confidence de faits qui lui �taient trop personnels. D'ailleurs, il
n'e�t convaincu personne, et il le comprit bien, lorsque Nic Deck
ajouta :

-- Si c'est le baron Rodolphe qui est au ch�teau, il faut croire que le
baron Rodolphe est le Chort, car il n'y a que le Chort qui ait pu me
traiter de cette fa�on ! �

D�sireux de ne plus revenir sur ce terrain, Franz changea le cours de
la conversation. Quand il eut employ� tous les moyens pour rassurer le
forestier sur les cons�quences de sa tentative, il l'engagea cependant
� ne point la renouveler. Ce n'�tait pas son affaire, c'�tait celle des
autorit�s, et les agents de la police de Karlsburg sauraient bien
p�n�trer le myst�re du ch�teau des Carpathes.

Le jeune comte prit alors cong� de Nic Deck en lui faisant l'expresse
recommandation de se gu�rir le plus vite possible, afin de ne point
retarder son mariage avec la jolie Miriota, auquel il se promettait
d'assister.

Absorb� dans ses r�flexions, Franz rentra au _Roi Mathias_, d'o� il ne
sortit plus de la journ�e.

A six heures, Jonas lui servit � d�ner dans la grande salle, o�, par un
louable sentiment de r�serve, ni ma�tre Koltz ni personne du village ne
vint troubler sa solitude.

Vers huit heures, Rotzko dit au jeune comte : � Vous n'avez plus besoin
de moi, mon ma�tre ?

-- Non, Rotzko.

-- Alors je vais fumer ma pipe sur la terrasse.

-- Va, Rotzko, va. �

A demi couch� dans un fauteuil, Franz se laissa aller de nouveau �
remonter le cours inoubliable du pass�. Il �tait � Naples pendant la
derni�re repr�sentationdu th��tre San-Carlo... Il revoyait le baron de
Gortz, au moment o� cet homme lui �tait apparu, la t�te hors de sa
loge, ses regards ardemment fix�s sur l'artiste, comme s'il e�t voulu
la fasciner...

Puis, la pens�e du jeune comte se reporta sur cette lettre sign�e de
l'�trange personnage, qui l'accusait, lui, Franz de T�lek, d'avoir tu�
la Stilla...

Tout en se perdant ainsi dans ses souvenirs, Franz sentait le sommeil
le gagner peu � peu. Mais il �tait encore en cet �tat mixte o� l'on
peut percevoir le moindre bruit, lorsque se produisit un ph�nom�ne
surprenant.

Il semble qu'une voix, douce et modul�e, passe � travers dans cette
salle o� Franz est seul, bien seul pourtant.

Sans se demander s'il r�ve ou non, Franz se rel�ve et il �coute.

Oui ! on dirait qu'une bouche s'est approch�e de son oreille, et que
des l�vres invisibles laissent �chapper l'expressive m�lodie de
St�fano, inspir�e par ces paroles :

     Nel giardino de' mille fiori,
     Andiamo, mio cuore...

Cette romance, Franz la conna�t... Cette romance, d'une ineffable
suavit�, la Stilla l'a chant�e dans le concert qu'elle a donn� au
th��tre San-Carlo avant sa repr�sentation d'adieu...

Comme berc�, sans s'en rendre compte Franz s'abandonne au charme de
l'entendre encore une fois...

Puis la phrase s'ach�ve, et la voix, qui diminue par degr�s, s'�teint
avec les molles vibrations de l'air.

Mais Franz a secou� sa torpeur... Il s'est dress� brusquement... Il
retient son haleine, il cherche � saisir quelque lointain �cho de cette
voix qui lui va au coeur...

Tout est silence au-dedans et au-dehors.

� Sa voix t... murmure-t-il. Oui 1... c'�tait bien sa voix... sa voix
que j'ai tant aim�e ! �

Puis, revenant au sentiment de la r�alit� � je dormais... et j'ai r�v�
! � dit-il.

                                   XI

Le lendemain, le jeune comte se r�veilla d�s l'aube, l'esprit encore
troubl� des visions de la nuit.

C'�tait dans la matin�e qu'il devait partir du village de Werst pour
prendre la route de Kolosvar.

Apr�s avoir visit� les bourgades industrielles de Petroseny et de
Livadzel, l'intention de Franz �tait de s'arr�ter une journ�e enti�re �
Karlsburg, avant d'aller s�journer quelque temps dans la capitale de la
Transylvanie. A partir de l�, le chemin de fer le conduirait � travers
les provinces de la Hongrie centrale, derni�re �tape de son voyage.

Franz avait quitt� l'auberge et, tout en se promenant sur la terrasse,
sa lorgnette aux yeux, il examinait avec une profonde �motion les
contours du burg que le soleil levant profilait assez nettement sur le
plateau d'Orgall.

Et ses r�flexions portaient sur ce point : une fois arriv� � Karlsburg,
tiendrait-il la promesse qu'il avait faite aux gens de Werst ?
Pr�viendrait-il la police de ce qui se passait au ch�teau des Carpathes
?

Lorsque le jeune comte s'�tait engag� � ramener le calme au village,
c'�tait avec l'intime conviction que le burg servait de refuge � une
bande de malfaiteurs, ou, tout au moins, � des gens suspects qui, ayant
int�r�t � n'y point �tre recherch�s, s'�taient ing�ni�s � en interdire
l'approche.

Mais, pendant la nuit, Franz avait r�fl�chi. Un revirement s'�tait
op�r� dans ses id�es, et il h�sitait � pr�sent.

En effet, depuis cinq ans, le dernier descendant de la famille de
Gortz, le baron Rodolphe, avait disparu, et ce qu'il �tait devenu,
personne ne l'avait jamais pu savoir. Sans doute, le bruit s'�tait
r�pandu qu'il �tait mort, quelque temps apr�s son d�part de Naples.
Mais qu'y avait-il de vrai ? Quelle preuve avait-on de cette mort ?
Peut-�tre le baron de Gortz vivait-il, et, s'il vivait, pourquoi ne
serait-il pas retourn� au ch�teau de ses anc�tres ? Pourquoi Orfanik,
le seul familier qu'on lui conn�t, ne l'y aurait-il pas accompagn�, et
pourquoi cet �trange physicien ne serait-il pas l'auteur et le metteur
en sc�ne de ces ph�nom�nes qui ne cessaient d'entretenir l'�pouvante
dans le pays ? C'est pr�cis�ment ce qui faisait l'objet des r�flexions
de Franz.

On en conviendra, cette hypoth�se paraissait assez plausible, et, si le
baron Rodolphe de Gortz et Orfanik avaient cherch� refuge dans le burg,
on comprenait qu'ils eussent voulu le rendre inabordable, afin d'y
mener la vie d'isolement qui convenait � leurs habitudes.

Or, s'il en �tait ainsi, quelle conduite Lejeune comte devait-il
adopter ? Etait-il � propos qu'il cherch�t � intervenir dans les
affaires priv�es du comte de Gortz ? C'est ce qu'il se demandait,
pesant le pour et le contre de la question, lorsque Rotzko vint le
rejoindre sur la terrasse.

Il jugea � propos de lui faire conna�tre ses id�es � ce sujet :

� Mon ma�tre, r�pondit Rotzko, il est possible que ce soit le baron de
Gortz qui se livre � toutes ces imaginations diaboliques. Eh bien ! si
cela est, mon avis est qu'il ne faut point nous en m�ler. Les poltrons
de Werst se tireront de l� comme ils l'entendront, c'est leur affaire,
et nous n'avons point � nous inqui�ter de rendre le calme � ce village.

-- Soit, r�pondit Franz, et, tout bien consid�r�, je pense que tu as
raison, mon brave Rotzko.

-- je le pense aussi, r�pondit simplement le soldat. -- Quant � ma�tre
Koltz et aux autres, ils savent comment s'y prendre � cette heure pour
en finir avec les pr�tendus esprits du burg.

-- En effet, mon ma�tre, ils n'ont qu'� pr�venir la police de Karlsburg.

-- Nous nous mettrons en route apr�s d�jeuner, Rotzko.

-- Tout sera pr�t.

-- Mais, avant de redescendre dans la vall�e de la Sil, nous ferons un
d�tour vers le Plesa.

-- Et pourquoi, mon ma�tre ?

-- je d�sirerais voir de plus pr�s ce singulier ch�teau des Carpathes.

-- A quoi bon ?...

Une fantaisie, Rotzko, une fantaisie qui ne nous retardera pas m�me
d'une demi-journ�e. �

Rotzko fut tr�s contrari� de cette d�termination, qui lui paraissait au
moins inutile. Tout ce qui pouvait rappeler trop vivement au jeune
comte le souvenir du pass�, il aurait voulu l'�carter. Cette fois, ce
fut en vain, et il se heurta � une inflexible r�solution de son ma�tre.

C'est que Franz -- comme s'il e�t subi quelque influence irr�sistible
-- se sentait attir� vers le burg. Sans qu'il s'en rend�t compte,
peut-�tre cette attraction se rattachait-elle � ce r�ve dans lequel il
avait entendu la voix de la Stilla murmurer la plaintive m�lodie de
St�fano.

Mais avait-il r�v� ?... Oui ! voil� ce qu'il en �tait � se demander se
rappelant que, dans cette m�me salle du _Roi Mathias_, une voix s'�tait
d�j� fait entendre, assurait-on, -- cette voix dont Nic Deck avait si
imprudemment brav� les menaces. Aussi, avec la disposition mentale o�
se trouvait le jeune comte, ne s'�tonnerait-on pas qu'il e�t form� le
projet de se diriger vers le ch�teau des Carpathes, de remonter
jusqu'au pied de ses vieilles murailles, sans avoir d'ailleurs la
pens�e d'y p�n�trer.

Il va de soi que Franz de T�lek �tait bien d�cid� � ne rien faire
conna�tre de ses intentions aux habitants de Werst. Ces gens auraient
�t� capables de se joindre � Rotzko pour le dissuader de s'approcher du
burg, et il avait recommand� � son soldat de se taire sur ce projet. En
le voyant descendre du village vers la vall�e de la Sil, personne ne
mettrait en doute que ce ne f�t pour prendre la route de Karlsburg.
Mais, du haut de la terrasse, il avait remarqu� qu'un autre chemin
longeait la base du Retyezat jusqu'au col de Vulkan. Il serait donc
possible de remonter les croupes du Plesa sans repasser par le village,
et, par cons�quent, sans �tre vu de ma�tre Koltz ni des autres.

Vers midi, apr�s avoir r�gl� sans discussion la note un peu enfl�e que
lui pr�senta Jonas en l'accompagnant de son meilleur sourire, Franz se
disposa au d�part.

Ma�tre Koltz, la jolie Miriota, le magister Hermod, le docteur Patak,
le berger Frik et nombre d'autres habitants �taient venus lui adresser
leurs adieux.

Le jeune forestier avait m�me pu quitter sa chambre, et l'on voyait
bien qu'il ne tarderait pas � �tre remis sur pied, -- ce dont
l'ex-infirmier s'attribuait tout l'honneur.

� Je vous fais mes compliments, Nic Deck, lui dit Franz, � vous ainsi
qu'� votre fianc�e.

-- Nous les acceptons avec reconnaissance, r�pondit la jeune fille,
rayonnante de bonheur.

-- Que votre voyage soit heureux, monsieur le comte, ajouta le
forestier.

-- Oui... puisse-t-il l'�tre ! r�pondit Franz, dont le front s'�tait
assombri.

-- Monsieur le comte, dit alors ma�tre Koltz, nous vous prions de ne
point oublier les d�marches que vous avez promis de faire � Karlsburg.

-- Je ne l'oublierai pas, ma�tre Koltz, r�pondit Franz. Mais, au cas o�
je serais retard� dans mon voyage, vous connaissez le tr�s simple moyen
de vous d�barrasser de ce voisinage inqui�tant, et le ch�teau
n'inspirera bient�t plus aucune crainte � la brave population de Werst.

-- Cela est facile � dire... murmura le magister.

-- Et � faire, r�pondit Franz. Avant quarante-huit heures, si vous le
voulez, les gendarmes auront eu raison des �tres quelconques qui se
cachent dans le burg...

-- Sauf le cas, tr�s probable, o� ce seraient des esprits, fit observer
le berger Frik.

-- M�me dans ce cas, r�pondit Franz avec un imperceptible haussement
d'�paules.

-- Monsieur le comte, dit le docteur Patak, si vous nous aviez
accompagn�s, Nic Deck et moi, peut-�tre ne parleriez-vous pas ainsi !

-- Cela m'�tonnerait, docteur, r�pondit Franz, et, quand m�me j'aurais
�t� comme vous si singuli�rement retenu par les pieds dans le foss� du
burg...

-- Par les pieds... oui, monsieur le comte, ou plut�t par les bottes !
Et � moins que vous ne pr�tendiez que... dans l'�tat d'esprit... o� je
me trouvais... j'aie... r�v�...

-- je ne pr�tends rien, monsieur, r�pondit Franz, et ne chercherai
point � vous expliquer ce qui vous parait inexplicable. Mais soyez
certain que si les gendarmes viennent rendre visite au ch�teau des
Carpathes, leurs bottes, qui ont l'habitude de la discipline, ne
prendront pas racine comme les v�tres. �

Ceci dit � l'intention du docteur, le jeune comte re�ut une derni�re
fois les hommages de l'h�telier du _Roi Mathias_, si honor� d'avoir eu
l'honneur que l'honorable Franz de T�lek.... etc. Ayant salu� ma�tre
Koltz, Nic Deck, sa fianc�e et les habitants r�unis sur la place, il
fit un signe � Rotzko ; puis, tous deux descendirent d'un bon pas la
route du col.

En moins d'une heure, Franz et son soldat eurent atteint la rive droite
de la rivi�re qu'ils remont�rent en suivant la base m�ridionale du
Retyezat.

Rotzko s'�tait r�sign� � ne plus faire aucune observation � son ma�tre
: c'e�t �t� peine perdue. Habitu� � lui ob�ir militairement, si le
jeune comte se jetait dans quelque p�rilleuse aventure, il saurait bien
l'en tirer.

Apr�s deux heures de marche, Franz et Rotzko s'arr�t�rent pour se
reposer un instant.

En cet endroit, la Sil valaque, qui s'�tait l�g�rement infl�chie vers
la droite, se rapprochait de la route par un coude tr�s marqu�. De
l'autre c�t�, sur le renflement du Plesa, s'arrondissait le plateau
d'Orgall, � la distance d'un demi-mille, soit pr�s d'une lieue. Il
convenait donc d'abandonner la Sil, puisque Franz voulait traverser le
col afin de prendre direction sur le ch�teau.

�videmment, �vitant de repasser par Werst, ce d�tour avait allong� du
double la distance qui s�pare le ch�teau du village. N�anmoins, il
ferait encore grand jour, lorsque Franz et Rotzko arriveraient � la
cr�te du plateau d'Orgall. Le jeune comte aurait donc le temps
d'observer le burg � l'ext�rieur. Quand il aurait attendu jusqu'au soir
pour redescendre la route de Werst, il lui serait ais� de la suivre
avec la certitude de n'y �tre vu de personne. L'intention de Franz
�tait d'aller passer la nuit � Livadzel, petit bourg situ� au confluent
des deux Sils, et de reprendre le lendemain le chemin de Karlsburg.

La halte dura une demi-heure. Franz, tr�s absorb� dans ses souvenirs,
tr�s agit� aussi � la pens�e que le baron de Gortz avait peut-�tre
cach� son existence au fond de ce ch�teau, ne pronon�a pas une parole...

Et il fallut que Rotzko s'impos�t une bien grande r�serve pour ne pas
lui dire :

� Il est inutile d'aller plus loin, mon ma�tre !... Tournons le dos �
ce maudit burg, et partons ! �

Tous deux commenc�rent � suivre le thalweg de la vall�e. Ils durent
d'abord s'engager � travers un fouillis d'arbres que ne sillonnait
aucun sentier. Il y avait des parties dit sol assez profond�ment
ravin�es, car, � l'�poque des pluies, la Sil d�borde quelquefois, et
son trop plein s'�coule en torrents tumultueux sur ces terrains qu'elle
change en mar�cages. Cela amena quelques difficult�s de marche, et
cons�quemment un peu de retard. Une heure fut employ�e � rejoindre la
route du col de Vulkan, qui fut franchie vers cinq heures.

Le flanc droit du Plesa n'est point h�riss� de ces for�ts que Nie Deck
n'avait pu traverser qu'en s'y frayant un passage � la hache, mais il y
eut n�cessit� de compter alors avec des difficult�s d'une autre esp�ce.
C'�taient des �boulis de moraines entre lesquels on ne pouvait se
hasarder sans pr�cautions, des d�nivellations brusques, des failles
profondes, des blocs mal assur�s sur leur base et se dressant comme les
s�racs d'une r�gion alpestre, tout le p�le-m�le d'un amoncellement
d'�normes pierres que les avalanches avaient pr�cipit�es de la cime du
mont, enfin un v�ritable chaos dans toute son horreur.

Remonter les talus dans ces conditions demanda encore une bonne heure
d'efforts tr�s p�nibles. Il semblait, vraiment, que le ch�teau des
Carpathes aurait pu se d�fendre rien que par la seule impraticabilit�
de ses approches. Et peut-�tre Rotzko esp�rait-il qu'il se pr�senterait
de tels obstacles qu'il serait impossible de les franchir : il n'en fut
rien.

Au-del� de la zone des blocs et des excavations, la cr�te ant�rieure du
plateau d'Orgall fut finalement atteinte. De ce point, le ch�teau se
dessinait d'un profil plus net au milieu de ce morne d�sert, d'o�,
depuis tant d'ann�es, l'�pouvante �loignait les habitants du pays.

Ce qu'il convient de faire remarquer, c'est que Franz et Rotzko
allaient aborder le burg par sa courtine lat�rale, celle qui �tait
orient�e vers le nord. Si Nic Deck et le docteur Patak �taient arriv�s
devant la courtine de l'est, c'est qu'en c�toyant la gauche du Plesa,
ils avaient laiss� � droite le torrent du Nyad et la route du col. Les
deux directions, en effet, dessinent un angle tr�s ouvert, dont le
sommet est form� par le donjon central. Du c�t� nord, d'ailleurs, il
aurait �t� impossible de franchir l'enceinte, car, non seulement il ne
s'y trouvait ni poterne, ni pont-levis, mais la courtine, en se
modelant sur les irr�gularit�s du plateau, s'�levait � une assez grande
hauteur.

Peu importait, en somme, que tout acc�s f�t interdit de ce c�t�,
puisque le jeune comte ne songeait point � d�passer les murailles du
ch�teau.

Il �tait sept heures et demie, lorsque Franz de T�lek et Rotzko
s'arr�t�rent � la limite extr�me du plateau d'Orgall. Devant eux se
d�veloppait ce farouche entassement noy� d'ombre, et confondant sa
teinte avec l'antique coloration des roches du Plesa. A gauche,
l'enceinte faisait un coude brusque, flanqu� par le bastion d'angle.
C'�tait l�, sur le terre-plein, au-dessus de son parapet cr�nel�, que
grima�ait le h�tre, dont les branches contorsionn�es t�moignaient des
violentes rafales du sud-ouest � cette hauteur.

En v�rit�, le berger Frik ne s'�tait point tromp�. Si l'on s'en
rapportait � elle, la l�gende ne donnait plus que trois ann�es
d'existence au vieux burg des barons de Gortz.

Franz, silencieux, regardait l'ensemble de ces constructions, domin�es
par le donjon trapu du centre. L�, sans doute, sous cet amas confus se
cachaient encore des salles vo�t�es, vastes et sonores, longs corridors
d�dal�ens, des r�duits enfouis dans les entrailles du sol, tels qu'en
poss�dent encore les forteresses des anciens Magyars. Nulle autre
habitation n'aurait pu mieux convenir que cet antique manoir au dernier
descendant de la famille de Gortz pour s'y ensevelir dans un oubli dont
personne ne pourrait conna�tre le secret. Et plus le jeune comte y
songeait, plus il s'attachait � cette id�e que Rodolphe de Gortz avait
d� se r�fugier entre les remparts isol�s de son ch�teau des Carpathes.

Rien, d'ailleurs, ne d�celait la pr�sence d'h�tes quelconques �
l'int�rieur du donjon. Pas une fum�e ne se d�tachait de ses chemin�es,
pas un bruit ne sortait de ses fen�tres herm�tiquement closes. Rien --
pas m�me un cri d'oiseau -- ne troublait le myst�re de la t�n�breuse
demeure.

Pendant quelques moments, Franz embrassa avidement du regard cette
enceinte qui s'emplissait autrefois du tumulte des f�tes et du fracas
des armes. Mais il se taisait, tant son esprit �tait hant� de pens�es
accablantes, son coeur gros de souvenirs.

Rotzko, qui voulait laisser Lejeune comte � lui-m�me, avait eu soin de
se mettre � l'�cart. Il ne se f�t pas permis de l'interrompre par une
seule observations Mais, lorsque le soleil d�clinant derri�re le
massif' du Plesa, la vall�e des deux Sils commen�a � s'emplir d'ombre,
il n'h�sita plus.

� Mon ma�tre, dit-il, le soir est venu... Nous allons bient�t sur huit
heures. �

Franz ne parut pas l'entendre.

Il est temps de partir, reprit Rotzko, si nous voulons �tre � Livadzel
avant que les auberges soient ferm�es.

-- Rotzko... dans un instant... oui... dans un instant... je suis �
toi, r�pondit Franz.

-- Il nous faudra bien une heure, mon ma�tre, pour regagner la route du
col, et comme la nuit sera close alors, nous ne risquerons point d'�tre
vus en la traversant.

-- Encore quelques minutes, r�pondit Franz, et nous redescendrons vers
le village. �

Le jeune comte n'avait pas boug� de la place o� il s'�tait arr�t� en
arrivant sur le plateau d'Orgall.

� N'oubliez pas, mon ma�tre, reprit Rotzko que, la nuit, il sera
difficile de passer au milieu de ces roches... A peine y sommes-nous
parvenus, lorsqu'il faisait grand jour... Vous m'excuserez, si
j'insiste...

-- Oui... partons... Rotzko... Je te suis... �

Et il semblait que Franz f�t invinciblement retenu devant le burg,
peut-�tre par un de ces pressentiments secrets dont le coeur est
inhabile � se rendre compte. �tait-il donc encha�n� au sol, comme le
docteur Patak disait l'avoir �t� dans le foss�, au pied de la courtine
?...

Non ! ses jambes �taient libres de toute entrave, de toute emb�che...
Il pouvait aller et venir � la surface du plateau, et s'il l'avait
voulu, rien ne l'e�t emp�ch� de faire le tour de l'enceinte, en
longeant le rebord de la contrescarpe...

Et peut-�tre le voulait-il ?

C'est m�me ce que pensa Rotzko, qui se d�cida � dire une derni�re fois :

� Venez-vous, mon ma�tre ?...

-- Oui... oui... �, r�pondit Franz.

Et il restait immobile.

Le plateau d'Orgall �tait d�j� obscur. L'ombre �largie du massif, en
remontant vers le sud, d�robait l'ensemble des constructions, dont les
contours ne pr�sentaient plus qu'une silhouette incertaine. Bient�t
rien n'en serait visible, si aucune lueur ne jaillissait des �troites
fen�tres du donjon.

� Mon ma�tre... venez donc ! � r�p�ta Rotzko.

Et Franz allait enfin le suivre, lorsque, sur le terre-plein du
bastion, o� se dressait le h�tre l�gendaire, apparut une forme vague...

Franz s'arr�ta, regardant cette forme, dont le profil s'accentuait peu
� peu.

C'�tait une femme, la chevelure d�nou�e, les mains tendues, envelopp�e
d'un long v�tement blanc.

Mais ce costume, n'�tait-ce pas celui que portait la Stilla dans cette
sc�ne finale d'Orlando, o� Franz de T�lek l'avait vue pour la derni�re
fois ?

Oui ! et c'�tait la Stilla, immobile, les bras dirig�s vers le jeune
comte, son regard si p�n�trant attach� sur lui...

� Elle !... Elle !... � s'�cria-t-il.

Et, se pr�cipitant, il e�t roul� jusqu'aux assises de la muraille, si
Rotzko ne l'e�t retenu...

L'apparition s'effa�a brusquement. C'est � peine si la Stilla s'�tait
montr�e pendant une minute...

Peu importait ! Une seconde e�t suffi � Franz pour la reconna�tre, et
ces mots lui �chapp�rent :

� Elle... elle... vivante ! �

                                  XII

�tait-ce possible ? La Stilla, que Franz de T�lek ne croyait jamais
revoir, venait de lui appara�tre sur le terre-plein du bastion !... Il
n'avait pas �t� le jouet d'une illusion, et Rotzko l'avait vue comme
lui !... C'�tait bien la grande artiste, v�tue de son costume
d'Ang�lica, telle qu'elle s'�tait montr�e au public � sa repr�sentation
d'adieu au th��tre San-Carlo !

L'effroyable v�rit� �clata aux yeux du jeune comte. Ainsi, cette femme
ador�e, celle qui allait devenir comtesse de T�lek, �tait enferm�e
depuis cinq ans au milieu des montagnes transylvaines ! Ainsi, celle
que Franz avait vue tomber morte en sc�ne, avait surv�cu ! Ainsi,
tandis qu'on le rapportait mourant � son h�tel, le baron Rodolphe avait
pu p�n�trer chez la Stilla, l'enlever, l'entra�ner dans ce ch�teau des
Carpathes, et ce n'�tait qu'un cercueil vide que toute la population
avait suivi, le lendemain, au Campo Santo Nuovo de Naples !

Tout cela paraissait incroyable, inadmissible, r�pulsif au bon sens.
Cela tenait du prodige, cela �tait invraisemblable, et Franz aurait d�
se le r�p�ter jusqu'� l'obstination... Oui 1... mais un fait dominait :
la Stilla avait �t� enlev�e par le baron de Gortz, puisqu'elle �tait
dans le burg !... Elle �tait vivante, puisqu'il venait de la voir
au-dessus de cette muraille !... Il y avait l� une certitude absolue.

Le jeune comte cherchait pourtant � se remettre du d�sordre de ses
id�es, qui, d'ailleurs, allaient se concentrer en une seule : arracher
� Rodolphe de Gortz la Stilla, depuis cinq ans prisonni�re au ch�teau
des Carpathes !

� Rotzko, dit Franz d'une voix haletante, �coute-moi... comprends-moi
surtout... car il me semble que la raison va m'�chapper...

-- Mon ma�tre... mon cher ma�tre !

-- A tout prix, il faut que j'arrive jusqu'� elle... elle !... ce soir
m�me...

-- Non... demain...

-- Ce soir, te dis-je !... Elle est l�... Elle m'a vu comme je la
voyais... Elle m'attend...

-- Eh bien... je vous suivrai...

-- Non !... J'irai seul.

-- Seul ?...

-- Oui.

-- Mais comment pourrez-vous p�n�trer dans le burg, puisque Nic Deck ne
l'a pas pu ?...

-- J'y entrerai, te dis-je.

-- La poterne est ferm�e...

-- Elle ne le sera pas pour moi... je chercherai... je trouverai une
br�che... j'y passerai...

-- Vous ne voulez pas que je vous accompagne... mon ma�tre... vous ne
le voulez pas ?...

-- Non !... Nous allons nous s�parer, et c'est en nous s�parant que tu
pourras me servir...

-- Je vous attendrai donc ici ?...

-- Non, Rotzko.

-- O� irai-je alors ?...

-- A Werst... ou plut�t... non... pas � Werst... r�pondit Franz. Il est
inutile que ces gens sachent... Descends au village de Vulkan, o� tu
resteras cette nuit... Si tu ne me revois pas demain, quitte Vulkan d�s
le matin... c'est-�-dire... non... attends encore quelques heures.
Puis, pars pour Karlsburg... L�, tu pr�viendras le chef de la police...
Tu lui raconteras tout... Enfin, reviens avec des agents... S'il le
faut, que l'on donne l'assaut au burg !... D�livrez-la !... Ah ! ciel
de Dieu... elle... vivante... au pouvoir de Rodolphe de Gortz !... �

Et, tandis que ces phrases entrecoup�es �taient jet�es par le jeune
comte, Rotzko voyait la surexcitation de son ma�tre s'accro�tre et se
manifester par les sentiments d�sordonn�s d'un homme qui ne se poss�de
plus.

Va... Rotzko ! s'�cria-t-il une derni�re fois. -- Vous le voulez ?...

-- je le veux ! �

Devant cette formelle injonction, Rotzko n'avait plus qu'� ob�ir.
D'ailleurs, Franz s'�tait �loign�, et , d�j� l'ombre le d�robait aux
regards du soldat.

Rotzko resta quelques instants � la m�me place, ne pouvant se d�cider �
partir. Alors l'id�e lui vint que les efforts de Franz seraient
inutiles, qu'il ne parviendrait m�me pas � franchir l'enceinte, qu'il
serait forc� de revenir au village de Vulkan... peut-�tre le
lendemain... peut-�tre cette nuit... Tous deux iraient alors �
Karlsburg, et ce que ni Franz ni le forestier n'avaient pu faire, on le
ferait avec les agents de l'autorit�... on aurait raison de ce Rodolphe
de Gortz... on lui arracherait l'infortun�e Stilla... on fouillerait ce
burg des Carpathes... on n'en laisserait pas une pierre, au besoin...
quand tous les diables de l'enfer seraient r�unis pour le d�fendre !

Et Rotzko redescendit les pentes du plateau d'Orgall, afin de rejoindre
la route du col de Vulkan.

Cependant, en suivant le rebord de la contrescarpe, Franz avait d�j�
contourn� le bastion d'angle qui la flanquait � gauche.

Mille pens�es se croisaient dans son esprit. Il n'y avait pas de doute
maintenant sur la pr�sence du baron de Gortz dans le burg, puisque la
Stilla y �tait s�questr�e... Ce ne pouvait �tre que lui qui �tait l�...
La Stilla vivante !... Mais comment Franz parviendrait-il jusqu'� elle
?... Comment arriverait-il � l'entra�ner hors du ch�teau ?... Il ne
savait, mais il fallait que ce f�t... et cela serait... Les obstacles
que n'avait pu vaincre Nic Deck, il les vaincrait... Ce n'�tait pas la
curiosit� qui le poussait au milieu de ces ruines, c'�tait la passion,
c'�tait son amour pour cette femme qu'il retrouvait vivante, oui !
vivante !... apr�s avoir cru qu'elle �tait morte, et il l'arracherait �
Rodolphe de Gortz !

A la v�rit�, Franz s'�tait dit qu'il ne pourrait avoir acc�s que par la
courtine du sud, o� s'ouvrait la poterne � laquelle aboutissait le
pont-levis. Aussi, comprenant qu'il n'y avait pas � tenter d'escalader
ces hautes murailles, continua-t-il de longer la cr�te du plateau
d'Orgall, d�s qu'il eut tourn� l'angle du bastion.

De jour, cela n'e�t point offert de difficult�s. En pleine nuit, la
lune n'�tant pas encore lev�e -- une nuit �paissie par ces brumes qui
se condensent entre les montagnes -- c'�tait plus que hasardeux. Au
danger des faux pas, au danger d'une chute jusqu'au fond du foss�, se
joignait celui de heurter les roches et d'en provoquer peut-�tre
l'�boulement.

Franz allait toujours, cependant, serrant d'aussi pr�s que possible les
zigzags de la contrescarpe, t�tant de la main et du pied, afin de
s'assurer qu'il ne s'en �loignait pas. Soutenu par une force
surhumaine, il se sentait en outre guid� par un extraordinaire instinct
qui ne pouvait le tromper.

Au-del� du bastion se d�veloppait la courtine du sud, celle avec
laquelle le pont-levis �tablissait une communication, lorsqu'il n'�tait
pas relev� contre la poterne.

A partir de ce bastion, les obstacles sembl�rent se multiplier. Entre
les �normes rocs qui h�rissaient le plateau, suivre la contrescarpe
n'�tait plus praticable, et il fallait s'en �loigner. Que l'on se
figure un homme cherchant � se reconna�tre au milieu d'un champ de
Carnac, dont les dolmens et les menhirs seraient dispos�s sans ordre.
Et pas un rep�re pour se diriger, pas une lueur dans la sombre nuit,
qui voilait jusqu'au fa�te du donjon central !

Franz allait pourtant, se hissant ici sur un bloc �norme qui lui
fermait tout passage, l� rampant entre les roches, ses mains d�chir�es
aux chardons et aux broussailles, sa t�te. effleur�e par des couples
d'orfraies, qui s'enfuyaient en jetant leur horrible cri de cr�celle.

Ah ! pourquoi la cloche de la vieille chapelle ne sonnait-elle pas
alors comme elle avait sonn� pour Nie Deck et le docteur ? Pourquoi
cette lumi�re intense qui les avait envelopp�s ne s'allumait-elle pas
au-dessus des cr�neaux du donjon ? Il e�t march� vers ce son, il e�t
march� vers cette lueur, comme le marin sur les sifflements d'une
sir�ne d'alarme ou les �clats d'un phare !

Non !... Rien que la profonde nuit limitant la port�e de son regard �
quelques pas.

Cela dura pr�s d'une heure. A la d�clivit� du sol qui se pronon�ait sur
sa gauche, Franz sentait qu'il s'�tait �gar�. Ou bien avait-il descendu
plus bas que la poterne ? Peut-�tre s'�tait-il avanc� au-del� du
pont-levis ?

Il s'arr�ta, frappant du pied, se tordant les mains. De quel c�t�
devait-il se diriger ? Quelle rage le prit � la pens�e qu'il serait
oblig� d'attendre le jour !... Mais alors il serait vu des gens du
burg... il ne pourrait les surprendre... Rodolphe de Gortz se tiendrait
sur ses gardes...

C'�tait la nuit, c'�tait d�s cette nuit m�me qu'il importait de
p�n�trer dans l'enceinte, et Franz ne parvenait pas � s'orienter au
milieu de ces t�n�bres !

Un cri lui �chappa... un cri de d�sespoir.

� Stilla... s'�cria-t-il, ma Stilla !... �

En �tait-il � penser que la prisonni�re p�t l'entendre, qu'elle p�t lui
r�pondre ?...

Et, pourtant, � vingt reprises, il jeta ce nom que lui renvoy�rent les
�chos du Plesa.

Soudain les yeux de Franz furent impressionn�s. Une lueur se glissait �
travers l'ombre - une lueur assez vive, dont le foyer devait �tre plac�
� une certaine hauteur.

� L� est le burg... l� ! � se dit-il.

Et, vraiment, par la position qu'elle occupait, cette lueur ne pouvait
venir que du donjon central.

�tant donn� sa surexcitation mentale, Franz n'h�sita pas � croire que
c'�tait la Stilla qui lui envoyait ce secours. Plus de doute, elle
l'avait reconnu, au moment o� il l'apercevait lui-m�me sur le
terre-plein du bastion. Et, maintenant, c'�tait elle qui lui adressait
ce signal, c'�tait elle qui lui indiquait la route � suivre pour
arriver jusqu'� la poterne...

Franz se dirigea vers cette lumi�re, dont l'�clat s'accroissait �
mesure qu'il s'en rapprochait. Comme il �tait port� trop � gauche sur
le plateau d'Orgall, il fut oblig� de remonter d'une vingtaine de pas �
droite, et, apr�s quelques t�tonnements, il retrouva le rebord de la
contrescarpe.

La lumi�re brillait en face de lui, et sa hauteur prouvait bien qu'elle
venait de l'une des fen�tres du donjon.

Franz allait ainsi se trouver en face des derniers obstacles --
insurmontables peut-�tre !

En effet, puisque la poterne �tait ferm�e, le pont-levis relev�, il
faudrait qu'il se laiss�t glisser jusqu'au pied de la courtine... Puis,
que ferait-il devant une muraille qui se dresserait � cinquante pieds
au-dessus de lui ?...

Franz s'avan�a vers l'endroit o� s'appuyait le pont-levis, lorsque la
poterne �tait ouverte...

Le pont-levis �tait baiss�.

Sans m�me prendre le temps de r�fl�chir, Franz franchit le tablier
branlant du pont, et mit la main sur la porte...

Cette porte s'ouvrit.

Franz se pr�cipita sous la vo�te obscure. Mais � peine avait-il march�
quelques pas que le pont-levis se relevait avec fracas contre la
poterne...

Le comte Franz de T�lek �tait prisonnier dans le ch�teau des Carpathes.

                                  XIII

Les gens du pays transylvain et les voyageurs qui remontent ou
redescendent le col de Vulkan ne connaissent du ch�teau des Carpathes
que son aspect ext�rieur. A la respectueuse distance o� la crainte
arr�tait les plus braves du village de Werst et des environs, il ne
pr�sente aux regards que l'�norme amas de pierres d'un burg en ruine.

Mais, � l'int�rieur de l'enceinte, le burg �tait-il si d�labr� qu'on
devait le supposer ? Non. A l'abri de ses murs solides, les b�timents
rest�s intacts de la vieille forteresse f�odale auraient encore pu
loger toute une garnison.

Vastes salles vo�t�es, caves profondes, corridors multiples, cours dont
l'empierrement disparaissait sous la haute lisse des herbes, r�duits
souterrains o� n'arrivait jamais la lumi�re du jour, escaliers d�rob�s
dans l'�paisseur des murs, casemates �clair�es par les �troites
meurtri�res de la courtine, donjon central � trois �tages avec
appartements suffisamment habitables, couronn� d'une plate-forme
cr�nel�e, entre les diverses constructions de l'enceinte,
d'interminables couloirs capricieusement enchev�tr�s, montant jusqu'au
terre-plein des bastions, descendant jusqu'aux entrailles de
l'infrastructure, �� et l� quelques citernes, o� se recueillaient les
eaux pluviales et dont l'exc�dent s'�coulait vers le torrent du Nyad,
enfin de longs tunnels, non bouch�s comme on le croyait, et qui
donnaient acc�s sur la route du col de Vulkan, -- tel �tait l'ensemble
de ce ch�teau des Carpathes, dont le plan g�om�tral offrait un syst�me
aussi compliqu� que ceux des labyrinthes de Porsenna, de Lemnos ou de
Cr�te.

Tel que Th�s�e, pour conqu�rir la fille de Minos, c'�tait aussi un
sentiment intense, irr�sistible qui venait d'attirer le jeune comte �
travers les infinis m�andres de ce burg. Y trouverait-il le fil
d'Ariane qui servit � guider le h�ros grec ?

Franz n'avait eu qu'une pens�e, p�n�trer dans cette enceinte, et il y
avait r�ussi. Peut-�tre aurait-il d� se faire cette r�flexion : �
savoir que le pont-levis, relev� jusqu'� ce jour, semblait s'�tre
express�ment rabattu pour lui livrer passage !... Peut-�tre aurait-il
d� s'inqui�ter de ce que la poterne venait de se refermer brusquement
derri�re lui !... Mais il n'y songeait m�me pas. Il �tait enfin dans ce
ch�teau, o� Rodolphe de Gortz retenait la Stilla, et il sacrifierait sa
vie pour arriver jusqu'� elle.

La galerie, dans laquelle Franz s'�tait �lanc�, large, haute, � vo�te
surbaiss�e, se trouvait plong�e alors au milieu de la plus compl�te
obscurit�, et son dallage disjoint ne permettait pas d'y marcher d'un
pied s�r.

Franz se rapprocha de la paroi de gauche, et il la suivit en s'appuyant
sur un parement dont la surface salp�tr�e s'effritait sous sa main. Il
n'entendait aucun bruit, si ce n'est celui de ses pas, qui provoquaient
des r�sonances lointaines. Un courant ti�de, charg� d'un relent de
v�tust�, le poussait de dos, comme si quelque appel d'air se f�t fait �
l'autre extr�mit� de cette galerie.

Apr�s avoir d�pass� un pilier de pierre qui contrebutait le dernier
angle � gauche, Franz se trouva � l'entr�e d'un couloir sensiblement
plus �troit. Rien qu'en �tendant les bras, il en touchait le rev�tement.

Il s'avan�a ainsi, le corps pench�, t�tonnant du pied et de la main, et
cherchant � reconna�tre si ce couloir suivait une direction rectiligne.

A deux cents pas environ � partir du pilier d'angle, Franz sentit que
cette direction s'infl�chissait vers la gauche pour prendre, cinquante
pas plus loin, un sens absolument contraire. Ce couloir revenait-il
vers la courtine du burg, ou ne conduisait-il pas au pied du donjon ?

Franz essaya d'acc�l�rer sa marche ; mais, � chaque instant, il �tait
arr�t� soit par un ressaut du sol contre lequel il se heurtait, soit
par un angle brusque qui modifiait sa direction. De temps en temps, il
rencontrait quelque ouverture, trouant la paroi, qui desservait des
ramifications lat�rales. Mais tout �tait obscur, insondable, et c'est
en vain qu'il cherchait � s'orienter au sein de ce labyrinthe,
v�ritable travail de taupes.

Franz dut rebrousser chemin plusieurs fois, reconnaissant qu'il se
fourvoyait dans des impasses. Ce qu'il avait � craindre, c'�tait qu'une
trappe mal ferm�e c�d�t sous son pied, et le pr�cipit�t au fond d'une
oubliette, dont il n'aurait pu se tirer. Aussi, lorsqu'il foulait
quelque panneau sonnant le creux, avait-il soin de se soutenir aux
murs, mais s'avan�ant toujours avec une ardeur qui ne lui laissait m�me
pas le loisir de la r�flexion.

Toutefois, puisque Franz n'avait eu encore ni � monter ni � descendre,
c'est qu'il se trouvait toujours au niveau des cours int�rieures,
m�nag�es entre les divers b�timents de l'enceinte, et il y avait chance
que ce couloir about�t au don. on central, � la naissance m�me de
l'escalier.

Incontestablement, il devait exister un mode de communication plus
direct entre la poterne et les b�timents du burg. Oui, et au temps o�
la famille de Gortz l'habitait, il n'�tait pas n�cessaire de s'engager
� travers ces interminables passages. Une seconde porte, qui faisait
face � la poterne, � l'oppos� de la premi�re galerie, s'ouvrait sur la
place d'armes, au milieu de laquelle s'�levait le donjon ; mais elle
�tait condamn�e, et Franz n'avait pas m�me pu en reconna�tre la place.

Une heure s'�tait pass�e pendant que le jeune comte allait au hasard
des d�tours, �coutant s'il n'entendait pas quelque bruit lointain,
n'osant crier ce nom de la Stilla, que les �chos auraient pu r�percuter
jusqu'aux �tages du donjon. Il ne se d�courageait point, et il irait
tant que la force ne lui manquerait pas, tant qu'un infranchissable
obstacle ne l'obligerait pas � s'arr�ter.

Cependant, sans qu'il s'en rend�t compte, Franz �tait ext�nu� d�j�.
Depuis son d�part de Werst, il n'avait rien mang�. Il souffrait de la
faim et de la soif. Son pas n'�tait plus s�r, ses jambes fl�chissaient.
Au milieu de cet air humide et chaud qui traversait son v�tement, sa
respiration �tait devenue haletante, son coeur battait pr�cipitamment.

Il devait �tre pr�s de neuf heures, lorsque Franz, en projetant son
pied gauche, ne rencontra plus le sol.

Il se baissa, et sa main sentit une marche en contrebas, puis une
seconde.

Il y avait l� un escalier.

Cet escalier s'enfon�ait dans les fondations du ch�teau, et peut-�tre
n'avait-il pas d'issue ?

Franz n'h�sita pas � le prendre, et il en compta les marches, dont le
d�veloppement suivait une direction oblique par rapport au couloir.

Soixante-dix-sept marches furent ainsi descendues pour atteindre un
second boyau horizontal, qui Se perdait en de multiples et sombres
d�tours.

Franz marcha ainsi l'espace d'une demi-heure, et, bris� de fatigue, il
venait de s'arr�ter, lorsqu'un point lumineux apparut � deux ou trois
centaines de pieds en avant.

D'o� provenait cette lueur ? �tait-ce simplement quelque ph�nom�ne
naturel, l'hydrog�ne d'un feu follet qui se serait enflamm� � cette
profondeur ? N'�tait-ce pas plut�t un falot, port� par une des
personnes qui habitaient le burg ?

� Serait-ce elle ?... � murmura Franz.

Et il lui revint � la pens�e qu'une lumi�re avait d�j� paru, comme pour
lui indiquer l'entr�e du ch�teau, lorsqu'il �tait �gar� entre les
roches du plateau d'Orgall. Si c'�tait la Stilla qui lui avait montr�
cette lumi�re � l'une des fen�tres du donjon, n'�tait-ce pas elle
encore qui cherchait � le guider � travers les sinuosit�s de cette
substruction ?

A peine ma�tre de lui, Franz se courba et regarda, sans faire un
mouvement.

Une clart� diffuse plut�t qu'un point lumineux, paraissait emplir une
sorte d'hypog�e � l'extr�mit� du couloir.

H�ter sa marche en rampant, car ses jambes pouvaient � peine le
soutenir, c'est � quoi se d�cida Franz, et apr�s avoir franchi une
�troite ouverture, il tomba sur le seuil d'une crypte.

Cette crypte, en bon �tat de conservation, haute d'une douzaine de
pieds, se d�veloppait circulairement sur un diam�tre � peu pr�s �gal.
Les nervures de sa vo�te', que portaient les chapiteaux de huit piliers
ventrus, rayonnaient vers une clef pendentive, au centre de laquelle
�tait ench�ss�e une ampoule de verre, pleine d'une lumi�re jaun�tre.

En face de la porte, �tablie entre deux des piliers, il existait une
autre porte, qui �tait ferm�e et dont les gros clous, rouill�s � leur
t�te, indiquaient la place o� s'appliquait l'armature ext�rieure des
verrous.

Franz se redressa, se tra�na jusqu'� cette seconde porte, chercha � en
�branler les lourds montants...

Ses efforts furent inutiles.

Quelques meubles d�labr�s garnissaient la crypte ; ici, un lit ou
plut�t un grabat en vieux coeur de ch�ne, sur lequel �taient jet�s
diff�rents objets de literie ; l�, un escabeau aux pieds tors, une
table fix�e au mur par des tenons de fer. Sur la table se trouvaient
divers ustensiles, un large broc rempli d'eau, un plat contenant un
morceau de venaison froide, une grosse miche de pain, semblable � du
biscuit de mer. Dans un coin murmurait une vasque, aliment�e par un
filet liquide, et dont le trop-plein s'�coulait par une perte m�nag�e �
la base de l'un des piliers.

Ces dispositions pr�alablement prises n'indiquaient-elles pas qu'un
h�te �tait attendu dans cette crypte, ou plut�t un prisonnier dans
cette prison ! Le prisonnier �tait-il donc Franz, et avait-il �t�
attir� par ruse ?

Dans le d�sarroi de ses pens�es, Franz n'en eut pas m�me le soup�on.
�puis� par le besoin et la fatigue, il d�vora les aliments d�pos�s sur
la table, il se d�salt�ra avec le contenu du broc ; puis il se laissa
tomber en travers de ce lit. grossier, o� un repos de quelques minutes
pouvait lui rendre un peu de ses forces.

Mais, lorsqu'il voulut rassembler ses id�es, il lui sembla qu'elles
s'�chappaient comme une eau que sa main aurait voulu retenir.

Devrait-il plut�t attendre le jour pour recommencer ses recherches ? Sa
volont� �tait-elle engourdie � ce point qu'il ne f�t plus ma�tre de ses
actes ?...

� Non ! se dit-il, je n'attendrai pas !... Au donjon... il faut que
j'arrive au donjon cette nuit m�me !... � Tout � coup, la clart�
factice que versait l'ampoule encastr�e � la clef de vo�te s'�teignit,
et la crypte fut plong�e' dans une compl�te obscurit�.

Franz voulut se relever... Il n'y parvint pas, et sa pens�e s'endormit
ou, pour mieux dire, s'arr�ta brusquement, comme l'aiguille d'une
horloge dont le ressort se casse. Ce fut un sommeil �trange, ou plut�t
une torpeur accablante, un absolu an�antissement de l'�tre, qui ne
provenait pas de l'apaisement de l'esprit...

Combien de temps avait dur� ce sommeil, Franz ne sut le constater,
lorsqu'il se r�veilla. Sa montre arr�t�e ne lui indiquait plus l'heure.
Mais la crypte �tait baign�e de nouveau d'une lumi�re artificielle.

Franz s'�loigna hors de son lit, fit quelques pas du c�t� de la
premi�re porte : elle �tait toujours ouverte ; -- vers la seconde porte
: elle �tait toujours ferm�e.

Il voulut r�fl�chir et cela ne se fit pas sans peine.

Si son corps �tait remis des fatigues de la veille, il se sentait la
t�te � la fois vide et pesante.

� Combien de temps ai-je dormi ? se demanda-t-il. Fait-il nuit, fait-il
jour ?... �

A l'int�rieur de la crypte, il n'y avait rien de chang�, si ce n'est
que la lumi�re avait �t� r�tablie, la, nourriture renouvel�e, le broc
rempli d'une eau claire.

Quelqu'un �tait-il donc entr� pendant que Franz �tait plong� dans cet
accablement torpide ? On savait qu'il avait atteint les profondeurs du
burg ?... Il se trouvait au pouvoir du baron Rodolphe de Gortz...
�tait-il condamn� � ne plus avoir aucune communication avec ses
semblables ?

Ce n'�tait pas admissible, et, d'ailleurs, il fuirait, puisqu'il
pouvait encore le faire, il retrouverait la galerie qui conduisait � la
poterne, il sortirait du ch�teau...

Sortir ?... Il se souvint alors que la poterne s'�tait referm�e
derri�re lui...

Eh bien ! il chercherait � gagner le mur d'enceinte, et par une des
embrasures de la courtine, il essaierait de se glisser au-dehors...
Co�te que co�te, il fallait qu'avant une heure, il se f�t �chapp� du
burg...

Mais la Stilla... Renoncerait-il � parvenir jusqu'� elle ?...
Partirait-il sans l'avoir arrach�e � Rodolphe de Gortz ?...

Non ! et ce dont il n'aurait pu venir � bout, il le ferait avec le
concours des agents que Rotzko avait d� ramener de Karlsburg au village
de Werst... On se pr�cipiterait � l'assaut de la vieille enceinte... on
fouillerait le burg de fond en comble !...

Cette r�solution prise, il s'agissait de la mettre � ex�cution sans
perdre un instant.

Franz se leva, et il se dirigeait vers le couloir par lequel il �tait
arriv�, lorsqu'une sorte de glissement se produisit derri�re la seconde
porte de la crypte.

C'�tait certainement un bruit de pas qui se rapprochaient -- lentement.

Franz vint placer son oreille contre le vantail de la porte, et,
retenant sa respiration, il �couta...

Les pas semblaient se poser � intervalles r�guliers, comme s'ils
eussent mont� d'une marche � une autre. Nul doute qu'il y e�t l� un
second escalier, qui reliait la crypte aux cours int�rieures.

Pour �tre pr�t � tout �v�nement, Franz tira de sa gaine le couteau
qu'il portait � sa ceinture et l'emmancha solidement dans sa main.

Si c'�tait un des serviteurs du baron de Gortz qui entrait, il se
jetterait sur lui, il lui arracherait ses clefs, il le mettrait hors
d'�tat de le suivre ; puis, s'�lan�ant par cette nouvelle issue, il
tenterait d'atteindre le donjon.

Si c'�tait le baron Rodolphe de Gortz -- et il reconna�trait bien
l'homme qu'il avait aper�u au moment o� la Stilla tombait sur la sc�ne
de San-Carlo --, il le frapperait sans piti�.

Cependant les pas s'�taient arr�t�s au palier qui formait le seuil
ext�rieur.

Franz, ne faisant pas un mouvement, attendait que la porte s'ouvr�t...

Elle ne s'ouvrit pas, et une voix d'une douceur infinie arriva jusqu'au
jeune comte.

C'�tait la voix de la Stilla... oui !... mais sa voix un peu affaiblie
avec toutes ses inflexions, son charme inexprimable, ses caressantes
modulations, admirable instrument de cet art merveilleux qui semblait
�tre mort avec l'artiste.

Et la Stilla r�p�tait l� plaintive m�lodie, qui avait berc� le r�ve de
Franz, lorsqu'il sommeillait dans la grande salle de l'auberge de Werst
:

     Nel giardino de' mille fiori,
     Andiamo, mio cuore...

Ce chant p�n�trait Franz jusqu'au plus profond de son �me... Il
l'aspirait, il le buvait comme une liqueur divine, tandis que la Stilla
semblait l'inviter � la suivre, r�p�tant :

     Andiamo, mio cuore... andiamo...

Et pourtantl a porte ne s'ouvrait pas pour lui livrer passage !... Ne
pourrait-il donc arriver jusqu'� la Stilla, la prendre entre ses bras,
l'entra�ner hors du burg ?... � Stilla... ma Stilla... � s'�cria-t-il.

Et il se jeta sur la porte, qui r�sista � ses effets.

D�j� le chant semblait s'affaiblir... la voix s'�teindre... les pas
s'�loigner...

Franz, agenouill�, cherchait � �branler les ais, se d�chirant les mains
aux ferrures, appelait toujours la Stilla, dont la voix ne s'entendait
presque plus.

C'est alors qu'une effroyable pens�e lui traversa l'esprit comme un
�clair.

� Folle !... s'�cria-t-il, elle est folle, puisqu'elle ne m'a pas
reconnu... puisqu'elle n'a pas r�pondu !... Depuis cinq ans, enferm�e
ici... au pouvoir de cet homme... ma pauvre Stilla... sa raison s'est
�gar�e... �

Alors il se releva, les yeux hagards, les gestes d�sordonn�s, la t�te
en feu...

� Moi aussi... je sens que ma raison s'�gare !... r�p�tait-il. je sens
que je vais devenir fou... fou comme elle... �

Il allait et venait � travers la crypte avec les bonds d'un fauve dans
sa cage...

� Non ! r�p�ta-t-il, non !... Il ne faut pas que ma t�te se perde !...
Il faut que je sorte du burg... J'en sortirai ! �

Et il s'�lan�a vers la premi�re porte...

Elle venait de se fermer sans bruit.

Franz ne s'en �tait pas aper�u, pendant qu'il �coutait la voix de la
Stilla...

Apr�s avoir �t� emprisonn� dans l'enceinte du burg, il �tait maintenant
emprisonn� dans la crypte.

                                  XIV

Franz �tait atterr�. Ainsi qu'il avait pu le craindre, la facult� de
r�fl�chir, la compr�hension des choses, l'intelligence n�cessaire pour
en d�duire les cons�quences, lui �chappaient peu � peu. Le seul
sentiment qui persistait en lui, c'�tait le souvenir de la Stilla,
c'�tait l'impression de ce chant que les �chos de cette sombre crypte
ne lui renvoyaient plus.

Avait-il donc �t� le jouet d'une illusion ? Non, mille fois non !
C'�tait bien la Stilla qu'il avait entendue tout � l'heure, et c'�tait
bien elle qu'il avait vue sur le bastion du ch�teau.

Alors cette pens�e le reprit, cette pens�e qu'elle �tait priv�e de
raison, et ce coup horrible le frappa comme s'il venait de la perdre
une seconde fois.

� Folle ! se r�p�ta-t-il. Oui !... folle... puisqu'elle n'a pas reconnu
ma voix... puisqu'elle n'a pas pu r�pondre... folle... folle ! �

Et cela n'�tait que trop vraisemblable !

Ah ! s'il pouvait l'arracher de ce burg, l'entra�ner au ch�teau de
Krajowa, se consacrer tout entier � elle, ses soins, son amour
sauraient bien lui rendre la raison !

Voil� ce que disait Franz, en proie � un effrayant d�lire, et plusieurs
heures s'�coul�rent avant qu'il e�t repris possession de lui-m�me.

Il essaya alors de raisonner froidement, de se reconna�tre dans le
chaos de ses pens�es.

� Il faut m'enfuir d'ici... se dit-il. Comment ?... D�s qu'on rouvrira
cette porte !... Oui !... C'est pendant mon sommeil que l'on vient
renouveler ces provisions... J'attendrai... je feindrai de dormir... �

Un soup�on lui vint alors : c'est que l'eau du broc devait renfermer
quelque substance soporifique... S'il avait �t� plong� dans ce lourd
sommeil, dans ce complet an�antissement dont la dur�e lui �chappait,
c'�tait pour avoir bu de cette eau... Eh bien ! il n'en boirait plus...
Il ne toucherait m�me pas aux aliments qui avaient �t� d�pos�s sur
cette table... Un des gens du burg ne tarderait pas � entrer, et
bient�t...

Bient�t ?... Qu'en savait-il ?... En ce moment, le soleil montait-il
vers le z�nith ou s'abaissait-il sur l'horizon ?... Faisait-il jour ou
nuit ?

Aussi Franz cherchait-il � surprendre le bruit d'un pas, qui se f�t
approch� de l'une ou de l'autre porte... Mais aucun bruit n'arrivant
jusqu'� lui, il rampait le long des murs de la crypte, la t�te
br�lante, l'oeil �gar�, l'oreille bourdonnante, la respiration
haletante sous l'oppression d'une atmosph�re alourdie, qui se
renouvelait � peine � travers le joint des portes.

Soudain, � l'angle de l'un des piliers de droite, il sentit un souffle
plus frais arriver � ses l�vres.

En cet endroit existait-il donc une ouverture par laquelle p�n�trait un
peu de l'air du dehors ?

Oui... il y avait un passage qu'on ne soup�onnait pas sous l'ombre du
pilier.

Se glisser entre les deux parois, se diriger vers une assez vague
clart� qui semblait venir d'en haut, c'est ce que le jeune comte eut
fait en un instant.

L� s'arrondissait une petite cour, large de cinq � six pas, dont les
murailles s'�levaient d'une centaine de pieds. On e�t dit le fond d'un
puits qui servait de pr�au � cette cellule souterraine, et par lequel
tombait un peu d'air et de clart�.

Franz put s'assurer qu'il faisait jour encore. A l'orifice sup�rieur de
ce puits se dessinait un angle de lumi�re, oblique au niveau de la
margelle.

Le soleil avait accompli au moins la moiti� de sa course diurne, car
cet angle lumineux tendait � se r�tr�cir.

il devait �tre environ cinq heures du soir.

De l� cette cons�quence, c'est que le sommeil de Franz se serait
prolong� pendant au moins quarante heures, et il ne douta pas qu'il
n'e�t �t� provoqu� par une boisson soporifique.

Or, comme le jeune comte et Rotzko avaient quitt� le village de Werst
l'avant-veille, 11 juin, c'�tait la journ�e du 13 qui allait
s'achever...

Si humide que f�t l'air au fond de cette cour, Franz l'aspira � pleins
poumons, et se sentit un peu soulag�. Mais, s'il avait esp�r� qu'une
�vasion serait possible par ce long tube de pierre, il fut vite
d�tromp�. Tenter de s'�lever le long de ses parois, qui ne pr�sentaient
aucune saillie, �tait impraticable.

Franz revint � l'int�rieur de la crypte. Puisqu'il ne pouvait s'enfuir
que par l'une des deux portes, il voulut se rendre compte de l'�tat
dans lequel elles se trouvaient.

La premi�re porte -- par laquelle il �tait arriv� �tait tr�s solide,
tr�s �paisse, et devait �tre maintenue ext�rieurement par des verrous
engag�s dans une g�che de fer : donc inutile d'essayer d'en forcer les
vantaux.

La seconde porte -- derri�re laquelle s'�tait fait entendre la voix de
la Stilla -- semblait moins bien conserv�e. Les planches �taient
pourries par endroits... Peut-�tre ne serait-il pas trop difficile de
se frayer un passage de ce c�t�.

� Oui... c'est par l�... c'est par l� !... � se dit Franz, qui avait
repris son sang-froid.

Mais il n'y avait pas de temps � perdre, car il �tait probable que
quelqu'un entrerait dans la crypte, d�s qu'on le supposerait endormi
sous l'influence de la boisson somnif�re.

Le travail marcha plus vite qu'il n'aurait pu l'esp�rer, la moisissure
ayant rong� le bois autour de l'armature m�tallique qui retenait les
verrous contre l'embrasure. Avec son couteau, Franz parvint � en
d�tacher la partie circulaire, op�rant presque sans bruit, s'arr�tant
parfois, pr�tant l'oreille, s'assurant qu'il n'entendait rien au dehors.

Trois heures apr�s, les verrous �taient d�gag�s, et la porte s'ouvrait
en grin�ant sur ses gonds.

Franz regagna alors la petite cour, afin de respirer un air moins
�touffant.

En ce moment, l'angle lumineux ne se d�coupait plus � l'orifice du
puits, preuve que le soleil �tait d�j� descendu au-dessous du Retyezat.
La cour se trouvait plong�e dans une obscurit� profonde. Quelques
�toiles brillaient � l'ovale de la margelle, comme si on les e�t
regard�es par le tube d'un long t�lescope. De petits nuages s'en
allaient lentement au souffle intermittent de ces brises qui mollissent
avec la nuit. Certaines teintes de l'atmosph�re indiquaient aussi que
la lune, � demi pleine encore, avait d�pass� l'horizon des montagnes de
l'est.

Il devait �tre � peu pr�s neuf heures du soir.

Franz rentra pour prendre un peu de nourriture et se d�salt�rer � l'eau
de la vasque, ayant d'abord renvers� celle du broc. Puis, fixant son
couteau � sa ceinture, il franchit la porte qu'il repoussa derri�re lui.

Et peut-�tre, maintenant, allait-il rencontrer l'infortun�e Stilla,
errant � travers ces galeries souterraines ?... A cette pens�e, son
coeur battait � se rompre.

D�s qu'il eut fait quelques pas, il heurta une marche. Ainsi qu'il
l'avait pens�, l� commen�ait un escalier, dont il compta les degr�s en
le montant, -- soixante seulement, au lieu des soixante-dix-sept qu'il
avait d� descendre pour arriver au seuil de la crypte. Il s'en fallait
donc de quelque huit pieds qu'il f�t revenu au niveau du sol.

N'imaginant rien de mieux, d'ailleurs, que de suivre l'obscur corridor,
dont ses deux mains �tendues fr�laient les parois, il continua
d'avancer.

Une demi-heure s'�coula, sans qu'il e�t �t� arr�t� ni par une porte ni
par une grille. Mais de nombreux coudes l'avaient emp�ch� de
reconna�tre sa direction par rapport � la courtine, qui faisait face au
plateau d'Orgall.

Apr�s une halte de quelques minutes, pendant lesquelles il reprit
haleine, Franz se remit en marche et il semblait que ce corridor f�t
interminable, quand un obstacle l'arr�ta.

C'�tait la paroi d'un mur de briques.

Et t�tant � diverses hauteurs, sa main ne rencontra pas la moindre
ouverture.

Il n'y avait aucune issue de ce c�t�.

Franz ne put retenir un cri. Tout ce qu'il avait con�u d'espoir se
brisait contre cet obstacle. Ses genoux fl�chirent, se jambes se
d�rob�rent, il tomba le long de la muraille.

Mais, au niveau du sol, la paroi pr�sentait une �troite crevasse, dont
les briques disjointes adh�raient � peine et s'�branlaient sous les
doigts.

� Par l�... oui !... par l� !... � s'�cria Franz.

Et il commen�ait � enlever les briques une � une, lorsqu'un bruit se
fit entendre de l'autre c�t�.

Franz s'arr�ta.

Le bruit n'avait pas cess�, et, en m�me temps, un rayon de lumi�re
arrivait � travers la crevasse.

Franz regarda.

L� �tait la vieille chapelle du ch�teau. A quel lamentable �tat de
d�labrement le temps et l'abandon l'avaient r�duite: une vo�te � demi
effondr�e, dont quelques nervures se raccordaient encore sur des
piliers gibbeux, deux ou trois arceaux de style ogival mena�ant ruine ;
un fenestrage disloqu� o� se dessinaient de fr�les meneaux du gothique
flamboyant ; �� et l�, un marbre poussi�reux, sous lequel dormait
quelque anc�tre de la famille de Gortz ; au fond du chevet, un fragment
d'autel dont le retable montrait des sculptures �gratign�es, puis un
reste de la toiture, coiffant le dessus de l'abside, qui avait �t�
�pargn� par les rafales, et enfin au fa�te du portail, le campanile
branlant, d'o� pendait une corde jusqu'� terre, -- la corde de cette
cloche, qui tintait quelquefois, � l'inexprimable �pouvante des gens de
Werst, attard�s sur la route du col.

Dans cette chapelle, d�serte depuis si longtemps, ouverte aux
intemp�ries du climat des Carpathes, un homme venait d'entrer, tenant �
la main un fanal, dont la clart� mettait sa face en pleine lumi�re.

Franz reconnut aussit�t cet homme.

C'�tait Orfanik, cet excentrique dont le baron faisait son unique
soci�t� pendant son s�jour dans les grandes villes italiennes, cet
original que l'on voyait passer � travers les rues, gesticulant et se
parlant � lui-m�me, . ce savant incompris, cet inventeur toujours � la
poursuite de quelque chim�re, et qui mettait certainement ses
inventions au service de Rodolphe de Gortz !

Si donc Franz avait pu conserver jusque-l� quelque doute sur la
pr�sence du baron au ch�teau des Carpathes, m�me apr�s l'apparition de
la Stilla, ce doute se f�t chang� en certitude, puisque Orfanik �tait
l� devant ses yeux.

Qu'avait-il � faire dans cette chapelle en ruine, � cette heure avanc�e
de la nuit ?

Franz essaya de s'en rendre compte, et voici ce qu'il vit assez
distinctement.

Orfanik, courb� vers le sol, venait de soulever plusieurs cylindres de
fer, -auxquels il attachait un fil, qui se d�roulait d'une bobine
d�pos�e dans un coin de la chapelle. Et telle �tait l'attention qu'il
apportait � ce travail qu'il n'e�t pas m�me aper�u le jeune comte, si
celui-ci avait �t� � m�me de s'approcher ;

Ah ! pourquoi la crevasse que Franz avait entrepris d'�largir
n'�tait-elle pas suffisante pour lui livrer passage ! Il serait entr�
dans la chapelle, il se serait pr�cipit� sur Orfanik, il l'aurait
oblig� � le conduire au donjon...

Mais peut-�tre �tait-il heureux qu'il f�t hors d'�tat de le faire, car,
en cas que sa tentative e�t �chou�, le baron de Gortz lui aurait fait
payer de sa vie les secrets qu'il venait de d�couvrir !

Quelques minutes apr�s l'arriv�e de Orfanik, un autre homme p�n�tra
dans la chapelle.

C'�tait le baron Rodolphe de Gortz.

L'inoubliable physionomie de ce personnage n'avait pas chang�. Il ne
semblait m�me pas avoir vieilli, avec sa figure p�le et longue que le
fanal �clairait de bas en haut, ses longs cheveux grisonnants, rejet�s
en arri�re, son regard �tincelant jusqu'au fond de ses noires orbites.

Rodolphe de Gortz s'approcha pour examiner le travail dont s'occupait
Orfanik.

Et voici les propos qui furent �chang�s d'une voix br�ve entre ces deux
hommes.

                                   XV

� Le raccordement de la chapelle est-il fini, Orfanik ? -- je viens de
l'achever.

-- Tout est pr�par� dans les casemates des bastions ?

-- Tout.

-- Maintenant les bastions et la chapelle sont directement reli�s au
donjon ?

-- Ils le sont.

-- Et, apr�s que l'appareil aura lanc� le courant, nous aurons le temps
de nous enfuir ?

-- Nous l'aurons.

-- A-t-on v�rifi� si le tunnel qui d�bouche sur le col de Vulkan �tait
libre ?

-- Il l'est. �

Il y eut alors quelques instants de silence, tandis que Orfanik, ayant
repris son fanal, en projetait la clart� � travers les profondeurs de
la chapelle.

� Ah ! mon vieux burg, s'�cria le baron, tu co�teras cher � ceux qui
tenteront de forcer ton enceinte ! �

Et Rodolphe de Gortz pronon�a ces mots d'un ton qui fit fr�mir le jeune
comte.

� Vous avez entendu ce qui se disait � Werst ? demanda-t-il � Orfanik.

Il y a cinquante minutes, le fil m'a rapport� les propos que l'on
tenait dans l'auberge du _Roi Mathias_.

Est-ce que l'attaque est pour cette nuit ?

-- Non, elle ne doit avoir lieu qu'au lever du jour.

-- Depuis quand ce Rotzko est-il revenu � Werst ? -- Depuis deux
heures, avec les agents de la police qu'il a ramen�s de Karlsburg.

Eh bien ! puisque le ch�teau ne peut plus se d�fendre, r�p�ta le baron
de Gortz, du moins �crasera-t-il sous ses d�bris ce Franz de T�lek et
tous ceux qui lui viendront en aide. �

Puis, au bout de quelques moments :

� Et ce fil, Orfanik ? reprit-il. Il ne faut pas que l'on puisse jamais
savoir qu'il �tablissait une communication entre le ch�teau et le
village de Werst... -- On ne le saura pas ; je d�truirai ce fil. � A
notre avis, l'heure est venue de donner l'explication de certains
ph�nom�nes, qui se sont produits au cours de ce r�cit, et dont
l'origine ne devait pas tarder � �tre r�v�l�e.

A cette �poque -- nous ferons tr�s particuli�rement remarquer que cette
histoire s'est d�roul�e dans l'une des derni�res ann�es du XIXe si�cle,
-- l'emploi de l'�lectricit�, qui est � juste titre consid�r�e comme �
l'�me de l'univers �, avait �t� pouss� aux derniers perfectionnements.
L'illustre Edison et ses disciples avaient parachev� leur oeuvre.

Entre autres appareils �lectriques, le t�l�phone fonctionnait alors
avec une pr�cision si merveilleuse que les sons, recueillis par les
plaques, arrivaient librement � l'oreille sans l'aide de cornets. Ce
qui se disait, ce qui se chantait, ce qui se murmurait m�me, on pouvait
l'entendre quelle que f�t la distance, et deux personnes, comme si
elles eussent �t� assises en face l'une de l'autre [Elles pouvaient
m�me se voir dans des glaces reli�es par des fils. gr�ce � l'invention
du t�l�phote.] .

Depuis bien des ann�es d�j�, Orfanik, l'ins�parable du baron Rodolphe
de Gortz, �tait, en ce qui concerne l'utilisation pratique de
l'�lectricit�, un inventeur de premier ordre. Mais, on le sait, ses
admirables d�couvertes n'avaient pas �t� accueillies comme elles le
m�ritaient. Le monde savant n'avait voulu voir en lui qu'un fou au lieu
d'un homme de g�nie dans son art. De l�, cette implacable haine que
l'inventeur, �conduit et rebut�, avait vou�e � ses semblables.

Ce fut en ces conditions que le baron de Gortz rencontra Orfanik,
talonn� par la mis�re. Il encouragea ses travaux, il lui ouvrit sa
bourse, et, finalement, il se l'attacha � la condition, toutefois, que
le savant lui r�serverait le b�n�fice de ses inventions et qu'il serait
seul � en profiter.

Au total, ces deux personnages, originaux et maniaques chacun � sa
fa�on, �taient bien de nature � s'entendre. Aussi, depuis leur
rencontre, ne se s�par�rent-ils plus -- pas m�me lorsque le baron de
Gortz suivait la Stilla � travers toutes les villes de l'Italie.

Mais, tandis que le m�lomane s'enivrait du chant de l'incomparable
artiste, Orfanik ne s'occupait que de compl�ter les d�couvertes qui
avaient �t� faites par les �lectriciens pendant ces derni�res ann�es, �
perfectionner leurs applications, � en tirer les plus extraordinaires
effets.

Apr�s les incidents qui termin�rent la campagne dramatique de la
Stilla, le baron de Gortz disparut sans que l'on p�t savoir ce qu'il
�tait devenu. Or, en quittant Naples, c'�tait au ch�teau des Carpathes
qu'il �tait all� se r�fugier, accompagn� de Orfanik, tr�s satisfait de
s'y enfermer avec lui.

Lorsqu'il eut pris la r�solution d'enfouir son existence entre les murs
de ce vieux burg, l'intention du baron de Gortz �tait qu'aucun habitant
du pays ne p�t soup�onner son retour, et que personne ne f�t tent� de
lui rendre visite. Il va sans dire que Orfanik et lui avaient le moyen
d'assurer tr�s suffisamment la vie mat�rielle dans le ch�teau. En
effet, il existait une communication secr�te avec la route du col de
Vulkan, et c'est par cette route qu'un homme s�r, un ancien serviteur
du baron que nul ne connaissait, introduisait � dates fixes tout ce qui
�tait n�cessaire � l'existence du baron Rodolphe et de son compagnon.

En r�alit�, ce qui restait du burg -- et notamment le donjon central
--, �tait moins d�labr� qu'on ne le croyait et m�me plus habitable que
ne l'exigeaient les besoins de ses h�tes. Aussi, pourvu de tout ce
qu'il fallait pour ses exp�riences, Orfanik put-il s'occuper de ces
prodigieux travaux dont la physique et la chimie lui fournissaient les
�l�ments. Et alors l'id�e lui vint de les utiliser en vue d'�loigner
les importuns.

Le baron de Gortz accueillit la proposition avec empressement, et
Orfanik installa une machinerie sp�ciale, destin�e � �pouvanter le pays
en produisant des ph�nom�nes, qui ne pouvaient �tre attribu�s qu'� une
intervention diabolique.

Mais, en premier lieu, il importait au baron de Gortz d'�tre tenu au
courant de ce qui se disait au village le plus rapproch�. Y avait-il
donc un moyen d'entendre causer les gens sans qu'ils puissent s'en
douter ? Oui, si l'on r�ussissait � �tablir une communication
t�l�phonique entre le ch�teau et cette grande salle de l'auberge du
_Roi Mathias_, o� les notables de Werst avaient l'habitude de se r�unir
chaque soir.

C'est ce que Orfanik effectua non moins adroitement que secr�tement
dans les conditions les plus simples. Un fil de cuivre, rev�tu de sa
gaine isolante, et dont un bout remontait au premier �tage du donjon,
fut d�roul� sous les eaux du Nyad jusqu'au village de Werst. Ce premier
travail accompli, Orfanik, se donnant pour un touriste, vint passer une
nuit au _Roi Mathias_, afin de raccorder ce fil � la grande salle de
l'auberge. On le comprend, il ne lui fut pas difficile d'en ramener
l'extr�mit�, plong�e dans le lit du torrent, � la hauteur de cette
fen�tre de la fa�ade post�rieure qui ne s'ouvrait jamais. Puis, ayant
plac� un appareil t�l�phonique, que cachait l'�pais fouillis du
feuillage, il y rattacha le fil. Or, cet appareil �tant
merveilleusement dispos� pour �mettre comme pour recueillir les sons,
il s'en suivit que le baron de Gortz pouvait entendre tout ce qui se
disait au _Roi Mathias_, et y faire entendre aussi tout ce qui lui
convenait.

Durant les premi�res ann�es, la tranquillit� du burg ne fut aucunement
troubl�e. La mauvaise r�putation dont il jouissait suffisait � en
�carter les habitants de Werst. D'ailleurs, on le savait abandonn�
depuis la mort des derniers serviteurs de la famille. Mais, un jour, �
l'�poque o� commence ce r�cit, la lunette du berger Frik permit
d'apercevoir une fum�e qui s'�chappait de l'une des chemin�es du
donjon. A partir de ce moment, les commentaires reprirent de plus
belle, et l'on sait ce qui en r�sulta.

C'est alors que la communication t�l�phonique fut utile, puisque le
baron de Gortz et Orfanik purent �tre tenus au courant de tout ce qui
se passait � Werst. C'est par le fil qu'ils connurent l'engagement
qu'avait pris Nie Deck de se rendre au burg, et c'est par le fil qu'une
voix mena�ante se fit soudain entendre dans la salle du _Roi Mathias_
pour l'en d�tourner. D�s lors, le jeune forestier ayant persist� dans
sa r�solution malgr� cette menace,. le baron de Gortz d�cida-t-il de
lui infliger une telle le�on qu'il perd�t l'envie d'y jamais revenir.
Cette nuit-l�, la machinerie de Orfanik, qui �tait toujours pr�te �
fonctionner, produisit une s�rie de ph�nom�nes purement physiques, de
nature � jeter l'�pouvante sur le pays environnant : cloche tintant au
campanile de la chapelle, projection d'intenses flammes, m�lang�es de
sel marin, qui donnaient � tous les objets une apparence spectrale,
formidables sir�nes d'o� l'air comprim� s'�chappait en mugissements
�pouvantables, silhouettes photographiques de monstres projet�es au
moyen de puissants r�flecteurs, plaques dispos�es entre les herbes du
foss� de l'enceinte et mises en communication avec des piles dont le
courant avait saisi le docteur par ses bottes ferr�es, enfin d�charge
�lectrique, lanc�e des batteries du laboratoire, et qui avait renvers�
le forestier, au montent o� sa main se posait sur la ferrure du
pont-levis.

Ainsi que le baron de Gortz le pensait, apr�s l'apparition de ces
inexplicables prodiges, apr�s la tentative de Nic Deck qui avait si mal
tourn�, la terreur fut au comble, et, ni pour or ni pour argent,
personne n'e�t voulu s'approcher -- m�me � deux bons milles de ce
ch�teau des Carpathes, �videmment hant� par des �tres surnaturels.

Rodolphe de Gortz devait donc se croire � l'abri de toute curiosit�
importune, lorsque Franz de T�lek arriva au village de Wertz.

Tandis qu'il interrogeait soit Jonas, soit ma�tre Koltz et les autres,
sa pr�sence � l'auberge du _Roi Mathias_ fut aussit�t signal�e par le
fil du Nyad. La haine du baron de Gortz pour le jeune comte se ralluma
avec le souvenir des �v�nements qui s'�taient pass�s � Naples. Et non
seulement Franz de T�lek �tait dans ce village, � quelques milles du
burg, mais voil� que, devant les notables, il raillait leurs absurdes
superstitions ; il d�molissait cette r�putation fantastique qui
prot�geait le ch�teau des Carpathes, il s'engageait m�me � pr�venir les
autorit�s de Karlsburg, afin que la police v�nt mettre � n�ant toutes
ces l�gendes !

Aussi le baron de Gortz r�solut-il d'attirer Franz de T�lek dans le
burg, et l'on sait par quels divers moyens il y �tait parvenu. La voix
de la Stilla, envoy�e � l'auberge du _Roi Mathias_ par l'appareil
t�l�phonique, avait provoqu� le jeune comte � se d�tourner de sa route
pour s'approcher du ch�teau ; l'apparition de la cantatrice sur le
terre-plein du bastion lui avait donn� l'irr�sistible d�sir d'y
p�n�trer ; une lumi�re, montre � une des fen�tres du donjon, l'avait
guid� vers la poterne qui �tait ouverte pour lui donner passage. Au
fond de cette crypte, �clair�e �lectriquement, de laquelle il avait
encore entendu cette voix si p�n�trante, entre les murs de cette
cellule, o� des aliments lui �taient apport�s alors qu'il dormait d'un
sommeil l�thargique, dans cette prison enfouie sous les profondeurs du
burg et dont la porte s'�tait referm�e sur lui, Franz de T�lek �tait au
pouvoir du baron de Gortz, et le baron de Gortz comptait bien qu'il
n'en pourrait jamais sortir.

Tels �taient les r�sultats obtenus par cette collaboration myst�rieuse
de Rodolphe de Gortz et de son complice Orfanik. Mais, � son extr�me
d�pit, le baron savait que l'�veil avait �t� donn� par Rotzko qui,
n'ayant point suivi son ma�tre � l'int�rieur du ch�teau, avait pr�venu
les autorit�s de Karlsburg. Une escouade d'agents �tait arriv�e au
village de Werst, et le baron de Gortz allait avoir affaire � trop
forte partie. En effet, comment Orfanik et lui parviendraient-ils � se
d�fendre contre une troupe nombreuse ? Les moyens employ�s contre Nic
Deck et le docteur Patak seraient insuffisants, car la police ne croit
gu�re aux interventions diaboliques. Aussi tous deux s'�taient-ils
d�termin�s � d�truire le burg de fond en comble, et ils n'attendaient
plus que le moment d'agir. Un courant �lectrique �tait pr�par� pour
mettre le feu aux charges de dynamite qui avaient �t� enterr�es sous le
donjon, les bastions, la vieille chapelle, et l'appareil, destin�, �
lancer ce courant, devait laisser au baron de Gortz et � son complice
le temps de fuir par le tunnel du col de Vulkan. Puis, apr�s
l'explosion dont le jeune comte et nombre de ceux qui auraient escalad�
l'enceinte du ch�teau seraient les victimes, tous deux s'enfuiraient si
loin que jamais on ne retrouverait leurs traces.

Ce qu'il venait d'entendre de cette conversation avait donn� � Franz
l'explication des ph�nom�nes du pass�. Il savait maintenant qu'une
communication t�l�phonique existait entre le ch�teau des Carpathes et
le village de Werst. Il n'ignorait pas non plus que le burg allait �tre
an�anti dans une catastrophe qui lui co�terait la vie et serait fatale
aux agents de la police amen�s par Rotzko. Il savait enfin que le baron
de Gortz et Orfanik auraient le temps de fuir, -- fuir en entra�nant la
Stilla, inconsciente...

Ah ! pourquoi Frantz ne pouvait-il forcer l'entr�e de la chapelle, se
jeter sur ces deux hommes !... il les aurait terrass�s, il les aurait
frapp�s, il les aurait mis hors d'�tat de nuire, il aurait pu emp�cher
l'effroyable ruine !

Mais ce qui �tait impossible en ce moment, ne le serait peut-�tre pas
apr�s le d�part du baron. Lorsque tous deux auraient quitt� la
chapelle, Franz, se jetant sur leurs traces, les poursuivrait jusqu'au
donjon, et, Dieu aidant, il ferait justice !

Le baron de Gortz et Orfanik �taient d�j� au fond du chevet. Franz ne
les perdait pas du regard. Par quelle issue allaient-ils sortir ?
Serait-ce une porte donnant sur l'une des cours de l'enceinte, ou
quelque couloir int�rieur qui devait raccorder la chapelle avec le
donjon, car il semblait que toutes les constructions du burg
communiquaient entre elles ? Peu importait, si le jeune comte ne
rencontrait pas un obstacle qu'il ne pourrait franchir.

En ce moment, quelques paroles furent encore �chang�es entre le baron
de Gortz et Orfanik.

� Il n'y a plus rien � faire ici ?

-- Rien.

-- Alors s�parons-nous.

-- Votre intention est toujours que je vous laisse seul dans le ch�teau
?...

-- Oui, Orfanik, et partez � l'instant par le tunnel du col de Vulkan.

-- Mais vous ?...

-- Je ne quitterai le burg qu'au dernier instant.

-- Il est bien convenu que c'est � Bistritz que je dois aller vous
attendre ?

-- A Bistritz.

-- Restez donc, baron Rodolphe, et restez seul,

puisque c'est votre volont�.

-- Oui... car je veux l'entendre... je veux l'entendre encore une fois
pendant cette derni�re nuit que j'aurai pass�e au ch�teau des Carpathes
! �

Quelques instants encore et le baron de Gortz, avec Orfanik, avait
quitt� la chapelle.

Bien que le nom de Stilla n'e�t pas �t� prononc� dans cette
conversation, Frantz l'avait bien compris, c'�tait d'elle que venait de
parler Rodolphe de Gortz.

                                  XVI

Le d�sastre �tait imminent. Franz ne pouvait le pr�venir qu'en mettant
le baron de Gortz hors d'�tat d'ex�cuter son projet.

Il �tait alors onze heures du soir. Ne craignant plus d'�tre d�couvert,
Franz reprit son travail. Les briques de la paroi se d�tachaient assez
facilement ; mais son �paisseur �tait telle qu'une demi-heure s'�coula
avant que l'ouverture f�t assez large pour lui livrer passage.

D�s que Franz eut mis pied � l'int�rieur de cette chapelle ouverte �
tous les vents, il se sentit ranim� par l'air du dehors. A travers les
d�chirures de la nef et l'embrasure des fen�tres, le ciel laissait voir
de l�gers nuages, chass�s par la brise. �� et l� apparaissaient
quelques �toiles que faisait p�lir l'�clat de la lune montant sur
l'horizon.

Il s'agissait de trouver la porte qui s'ouvrait au fond de la chapelle,
et par laquelle le baron de Gortz et Orfanik �taient sortis. C'est
pourquoi, ayant travers� la nef obliquement, Franz s'avan�a-t-il vers
le chevet.

En cette partie tr�s obscure, o� ne p�n�traient pas les rayons
lunaires, son pied se heurtait � des d�bris de tombes et aux fragments
d�tach�s de la vo�te.

Enfin, � l'extr�mit� du chevet, derri�re le retable de l'autel, pr�s
d'une sombre encoignure, Franz sentit une porte vermoulue c�der sous sa
pouss�e.

Cette porte s'ouvrait sur une galerie, qui devait traverser l'enceinte.

C'�tait par l� que le baron de Gortz et Orfanik �taient entr�s dans la
chapelle, et c'�tait par l� qu'ils venaient d'en sortir.

D�s que Franz fut dans la galerie, il se trouva de nouveau au milieu
d'une compl�te. obscurit�. Apr�s nombre de d�tours, sans avoir eu ni �
monter ni � descendre, il �tait certain de s'�tre maintenu au niveau
des cours int�rieures.

Une demi-heure plus tard, l'obscurit� parut �tre moins profonde : une
demi-clart� se glissait � travers quelques ouvertures lat�rales de la
galerie.

Franz put marcher plus rapidement, et il d�boucha dans une large
casemate, m�nag�e sous ce terre-plein du bastion, qui flanquait l'angle
gauche de la courtine.

Cette casemate �tait perc�e d'�troites meurtri�res, par lesquelles
p�n�traient les rayons de la lune.

A l'oppos� il y avait une porte ouverte.

Le premier soin de Franz fut de se placer devant une des meurtri�res,
afin de respirer cette fra�che brise de la nuit durant quelques
secondes.

Mais, au moment o� il allait se retirer, il crut apercevoir deux ou
trois ombres, qui se mouvaient � l'extr�mit� inf�rieure du plateau
d'Orgall, �clair� jusqu'au sombre massif de la sapini�re.

Franz regarda.

Quelques hommes allaient et venaient sur ce plateau, un peu en avant
des arbres -- sans doute les agents de Karlsburg, ramen�s par Rotzko.
S'�taient-ils donc d�cid�s � op�rer de nuit, dans l'espoir de
surprendre les h�tes du ch�teau, ou attendaient-ils en cet endroit les
premi�res lueurs de l'aube ?

Quel effort Franz dut faire sur lui-m�me pour retenir le cri pr�t � lui
�chapper, pour ne pas appeler Rotzko, qui aurait bien su entendre et
reconna�tre sa voix ! Mais ce cri pouvait arriver jusqu'au donjon, et,
avant que les agents eussent escalad� l'enceinte, Rodolphe de Gortz
aurait le temps de mettre son appareil en activit� et de s'enfuir par
le tunnel.

Franz parvint � se ma�triser et s'�loigna de la meurtri�re. Puis, la
casemate travers�e, il franchit la porte et continua de suivre la
galerie.

Cinq cents pas plus loin, il arriva au seuil d'un escalier qui se
d�roulait dans l'�paisseur du mur.

�tait-il enfin au donjon qui se dressait au milieu de la place d'armes
? Il avait lieu de le croire.

Cependant, cet escalier ne devait pas �tre l'escalier principal qui
acc�dait aux divers �tages. Il ne se composait que d'une suite
d'�chelons circulaires, dispos�s comme les filets d'une vis �
l'int�rieur d'une cage �troite et obscure.

Franz monta sans bruit, �coutant, mais n'entendant rien, et, au bout
d'une vingtaine de marches, il s'arr�ta sur un palier.

L�, une porte s'ouvrait attenant � la terrasse, dont le donjon �tait
entour� � son premier �tage.

Franz se glissa le long de cette terrasse et, en prenant le soin de
s'abriter derri�re le parapet, il regarda dans la direction du plateau
d'Orgall.

Plusieurs hommes apparaissaient encore au bord de la sapini�re, et rien
n'indiquait qu'ils voulussent se rapprocher du burg.

D�cid� � rejoindre le baron de Gortz avant qu'il se f�t enfui par le
tunnel du col, Franz contourna l'�tage et arriva devant une autre
porte, o� la vis de l'escalier reprenait sa r�volution ascendante.

Il mit le pied sur la premi�re marche, appuya ses deux mains aux
parois, et commen�a � monter.

Toujours m�me silence.

L'appartement du premier �tage n'�tait point habit�.

Franz se h�ta d'atteindre les paliers qui donnaient acc�s aux �tages
sup�rieurs.

Lorsqu'il eut atteint le troisi�me palier, son pied ne rencontra plus
de marche. L� se terminait l'escalier, qui desservait l'appartement le
plus �lev� du donjon, celui que couronnait la plate-forme cr�nel�e, o�
flottait autrefois l'�tendard des barons de Gortz.

La paroi, � gauche du palier, �tait perc�e d'une porte, ferm�e en ce
moment.

A travers le trou de la serrure, dont la clef �tait en dehors, filtrait
un vif rayon de lumi�re.

Franz �couta et ne per�ut aucun bruit � l'int�rieur de l'appartement.

En appliquant son oeil � la serrure, il ne distingua que la partie
gauche d'une chambre, qui �tait tr�s �clair�e, la partie droite �tant
plong�e dans l'ombre.

Apr�s avoir tourn� la clef doucement, Franz poussa la porte qui
s'ouvrit.

Une salle spacieuse occupait tout cet �tage sup�rieur du donjon. Sur
ses murs circulaires s'appuyait une vo�te � caissons, dont les
nervures, en se rejoignant au centre, se fondaient en un lourd
pendentif. Des tentures �paisses, d'anciennes tapisseries �
personnages, recouvraient ses parois. Quelques vieux meubles, bahuts,
dressoirs, fauteuils, escabeaux, la meublaient assez artistement. Aux
fen�tres pendaient d'�pais rideaux, qui ne laissaient rien passer
au-dehors de la clart� int�rieure. Sur le plancher se d�veloppait un
tapis de haute laine, sur lequel s'amortissaient les pas.

L'arrangement de la salle �tait au moins bizarre, et, en y p�n�trant,
Franz fut surtout frapp� du contraste qu'elle offrait, suivant qu'elle
�tait baign�e d'ombre ou de lumi�re.

A droite de la porte, le fond disparaissait au milieu d'une profonde
obscurit�.

A gauche, au contraire, une estrade, dont la surface �tait drap�e
d'�toffes noires, recevait une puissante lumi�re, due � quelque
appareil de concentration, plac� en avant, mais de mani�re � ne pouvoir
�tre aper�u.

A une dizaine de pieds de cette estrade, dont il �tait s�par� par un
�cran � hauteur d'appui, se trouvait un antique fauteuil � long
dossier, que l'�cran entourait d'une sorte de p�nombre.

Pr�s du fauteuil, une petite table, recouverte d'un tapis, supportait
une bo�te rectangulaire.

Cette bo�te, longue de douze � quinze pouces, large de cinq � six, dont
le couvercle, incrust� de pierreries, �tait relev�, contenait un
cylindre m�tallique.

D�s son entr�e dans la salle, Franz s'aper�ut que le fauteuil �tait
occup�.

L�, en effet, il y avait une personne qui gardait une compl�te
immobilit�, la t�te renvers�e contre le dos du fauteuil, les paupi�res
closes, le bras droit �tendu sur la table, la main appuy�e sur la
partie ant�rieure de la bo�te.

C'�tait Rodolphe de Gortz.

�tait-ce donc pour s'abandonner au sommeil que le baron avait voulu
passer cette derni�re nuit � l'extr�me �tage du vieux donjon ?

Non !... Cela ne pouvait �tre, d'apr�s ce que Franz lui avait entendu
dire � Orfanik.

Le baron de Gortz �tait seul dans cette chambre, d'ailleurs, et,
conform�ment aux ordres qu'il avait re�us, il n'�tait pas douteux que
son compagnon ne se f�t d�j� enfui par le tunnel.

Et la Stilla ?... Rodolphe de Gortz n'avait-il pas dit aussi qu'il
voulait l'entendre une derni�re fois dans ce ch�teau des Carpathes,
avant qu'il n'e�t �t� d�truit par l'explosion ?... Et pour quelle autre
raison aurait-il regagn� cette salle, o� elle devait venir, chaque
soir, l'enivrer de son chant ?...

O� �tait donc la Stilla ?...

Franz ne la voyait ni ne l'entendait...

Apr�s tout, qu'importait, maintenant que Rodolphe de Gortz �tait � la
merci du jeune comte !... Franz saurait bien le contraindre � parler.
Mais, �tant donn� l'�tat de surexcitation o� il se trouvait,
n'allait-il pas se jeter sur cet homme qu'il ha�ssait comme il en �tait
ha�, qui lui avait enlev� la Stilla... la Stilla, vivante et folle...
folle par lui... et le frapper ?...

Franz vint se poster derri�re le fauteuil. Il n'avait plus qu'un pas �
faire pour saisir le baron de Gortz, et, le sang aux yeux, la t�te
perdue, il levait la main...

Soudain la Stilla apparut.

Franz laissa tomber son couteau sur le tapis.

La Stilla �tait debout sur l'estrade, en pleine lumi�re, sa chevelure
d�nou�e, ses bras tendus, admirablement belle dans son costume blanc de
l'Ang�lica d'Orlando, telle qu'elle s'�tait montr�e sur le bastion du
burg. Ses yeux, fix�s sur le jeune comte, le p�n�traient jusqu'au fond
de l'�me...

Il �tait impossible que Franz ne f�t pas vu d'elle, et, pourtant, la
Stilla ne faisait pas un geste pour l'appeler... elle n'entrouvrait pas
les l�vres pour lui parler... H�las ! elle �tait folle !

Franz allait s'�lancer sur l'estrade pour la saisir entre ses bras,
pour l'entra�ner au-dehors...

La Stilla venait de commencer � chanter. Sans quitter son fauteuil, le
baron de Gortz s'�tait pench� vers elle. Au paroxysme de l'extase, le
dilettante respirait cette voix comme un parfum, il la buvait comme une
liqueur divine. Tel il �tait autrefois aux repr�sentations des th��tres
d'Italie, tel il �tait alors au milieu de cette salle, dans une
solitude infinie, au sommet de ce donjon, qui dominait la campagne
transylvaine !

Oui ! la Stilla chantait !... Elle chantait pour lui... rien que pour
lui !... C'�tait comme un souffle s'exhalant de ses l�vres, qui
semblaient �tre immobiles... Mais, si la raison l'avait abandonn�e, du
moins son �me d'artiste lui �tait-elle rest�e toute enti�re !

Franz, lui aussi, s'enivrait du charme de cette voix qu'il n'avait pas
entendue depuis cinq longues ann�es... Il s'absorbait dans l'ardente
contemplation de cette femme qu'il croyait ne jamais revoir, et qui
�tait l�, vivante, comme si quelque miracle l'e�t ressuscit�e � ses
yeux !

Et ce chant de la Stilla, n'�tait-ce pas entre tous celui qui devait
faire vibrer plus vivement au coeur de Franz les cordes du souvenir ?
Oui ! il avait reconnu le finale de la tragique sc�ne d'_Orlando_, ce
finale o� l'�me de la cantatrice s'�tait bris�e sur cette derni�re
phrase :

     Innamorata, mio cuore tremante,
      Voglio morire...

Franz la suivait note par note, cette phrase ineffable... Et il se
disait qu'elle ne serait pas interrompue, comme elle l'avait �t� sur le
th��tre de San-Carlo !... Non !... Elle ne mourrait pas entre les
l�vres de la Stilla, comme elle �tait morte � sa repr�sentation
d'adieu...

Franz ne respirait plus... Toute sa vie �tait attach�e � ce chant...
Encore quelques mesures, et ce chant s'ach�verait dans toute son
incomparable puret�...

Mais voici que la voix commence � faiblir... On dirait que la Stilla
h�site en r�p�tant ces mots d'une douleur poignante :

     Voglio morire...

La Stilla va-t-elle tomber sur cette estrade comme elle est autrefois
tomb�e sur la sc�ne ?...

Elle ne tombe pas, mais le chant s'arr�te � la m�me mesure, � la m�me
note qu'au th��tre de San-Carlo...

Elle pousse un cri... et c'est le m�me cri que Franz avait entendu ce
soir-l�...

Et pourtant, la Stilla est toujours l�, debout, immobile, avec son
regard ador�, -- ce regard qui jette au jeune comte toutes les
tendresses de son �me...

Franz s'�lance vers elle... Il veut l'emporter hors de cette salle,
hors de ce ch�teau...

A ce moment, il se rencontre face � face avec le baron, qui venait de
se relever.

� Franz de T�lek !... s'�crie Rodolphe de Gortz. Franz de T�lek qui a
pu s'�chapper... �

Mais Franz ne lui r�pond m�me pas, et, se pr�cipitant vers l'estrade :

� Stilla... ma ch�re Stilla, r�p�te-t-il, toi que je retrouve ici...
vivante...

-- Vivante... la Stilla... vivante !... � s'�crie le baron de Gortz.

Et cette phrase ironique s'ach�ve dans un �clat de rire, o� l'on sent
tout l'emportement de la rage.

� Vivante !... reprend Rodolphe de Gortz. Eh bien ! que Franz de T�lek
essaie donc de me l'enlever ! �

Franz a tendu les bras vers la Stilla, dont les yeux sont ardemment
fix�s sur lui...

A ce moment, Rodolphe de Gortz se baisse, ramasse le couteau qui s'est
�chapp� de la main de Franz, et il le dirige vers la Stilla immobile...

Franz se pr�cipite sur lui, afin de d�tourner le coup qui menace la
malheureuse folle...

Il est trop tard... le couteau la frappe au coeur...

Soudain, le bruit d'une glace qui se brise se fait entendre, et, avec
les mille �clats de verre, dispers�s � travers la salle, dispara�t la
Stilla...

Franz est demeur� inerte... Il ne comprend plus... Est-ce qu'il est
devenu fou, lui aussi ?...

Et alors Rodolphe de Gortz de s'�crier :

� La Stilla �chappe encore � Franz de T�lek !... Mais sa voix... sa
voix me reste... Sa voix est � moi... � moi seul... et ne sera jamais �
personne ! �

Au moment o� Franz va se jeter sur le baron de Gortz, ses forces
l'abandonnent, et il tombe sans connaissance au pied de l'estrade.

Rodolphe de Gortz ne prend m�me pas garde au jeune comte. Il saisit la
bo�te d�pos�e sur la table, il se pr�cipite hors de la salle, il
descend au premier �tage du donjon ; puis, arriv� sur la terrasse, il
la contourne, et il allait gagner l'autre porte, lorsqu'une d�tonation
retentit.

Rotzko, post� au rebord de la contrescarpe, venait de tirer sur le
baron de Gortz.

Le baron ne fut pas atteint, mais la balle de Rotzko fracassa la bo�te
qu'il serrait entre ses bras.

Il poussa un cri terrible.

� Sa voix... sa voix !... r�p�tait-il. Son �me... l'�me de la Stilla...
Elle est bris�e... bris�e... bris�e !... �

Et alors, les cheveux h�riss�s, les mains crisp�es, on le vit courir le
long de la terrasse, criant toujours : � Sa voix... sa voix !... Ils
m'ont bris� sa voix !... Qu'ils soient maudits ! �

Puis, il disparut � travers la porte, au moment o� Rotzko et Nic Deck
cherchaient � escalader l'enceinte du burg, sans attendre l'escouade
des agents de police.

Presque aussit�t, une formidable explosion fit trembler tout le massif
du Plesa. Des gerbes de flammes s'�lev�rent jusqu'aux nuages, et une
avalanche de pierres retomba sur la route du Vulkan.

Des bastions, de la courtine, du donjon, de la chapelle du ch�teau des
Carpathes, il ne restait plus qu'une masse de ruines fumantes � la
surface du plateau d'Orgall.

                                  XVII

On ne l'a point oubli�, en se reportant � la conversation du baron et
de Orfanik, l'explosion ne devait d�truire le ch�teau qu'apr�s le
d�part de Rodolphe de Gortz. Or, au moment o� cette explosion s'�tait
produite, il �tait impossible que le baron e�t eu le temps de s'enfuir
par le tunnel sur la route du col. Dans l'emportement de la douleur,
dans la folie du d�sespoir, n'ayant plus conscience de ce qu'il
faisait, Rodolphe de Gortz avait-il provoqu� une catastrophe imm�diate
dont il devait avoir �t� la premi�re victime ? Apr�s les
incompr�hensibles paroles qui lui �taient �chapp�es, au moment o� la
balle de Rotzko venait de briser la bo�te qu'il emportait, avait-il
voulu s'ensevelir sous les ruines du burg ?

En tout cas, il fut tr�s heureux que les agents, surpris par le coup de
fusil de Rotzko, se trouvassent encore � une certaine distance, lorsque
l'explosion �branla le massif. C'est � peine si quelques-uns furent
atteints par les d�bris qui tomb�rent au pied du plateau d'Orgall.
Seuls, Rotzko et le forestier �taient alors au bas de la courtine, et,
en v�rit�, ce fut miracle qu'ils n'eussent pas �t� �cras�s sous cette
pluie de pierres.

L'explosion avait donc produit son effet, lorsque Rotzko, Nic Deck et
les agents parvinrent, sans trop de peine, � franchir l'enceinte, en
remontant le foss�, qui avait �t� � demi combl� par le renversement des
murailles.

Cinquante pas au-del� de la courtine, un corps fut relev� au milieu des
d�combres, � la base du donjon.

C'�tait celui de Rodolphe de Gortz. Quelques anciens du pays -- entre
autres ma�tre Koltz -- le reconnurent sans h�sitation.

Quant � Rotzko et � Nic Deck, ils ne songeaient qu'� retrouver le jeune
comte. Puisque Franz n'avait pas reparu dans les d�lais convenus entre
son soldat et lui, c'est qu'il n'avait pu s'�chapper du ch�teau.

Mais Rotzko n'osait esp�rer qu'il e�t surv�cu, qu'il ne f�t pas une
victime de la catastrophe ; aussi pleurait-il � grosses larmes, et Nic
Deck ne savait comment le calmer.

Cependant, apr�s une demi-heure de recherches, Lejeune comte fut
retrouv� an premier �tage du donjon, sous un arc-boutement de la
muraille, qui l'avait emp�ch� d'�tre �cras�.

� Mon ma�tre... mon pauvre ma�tre...

--Monsieur le comte... �

Ce furent les premi�res paroles que prononc�rent Rotzko et Nic Deck,
lorsqu'ils se pench�rent sur Franz. Ils devaient le croire mort, il
n'�tait qu'�vanoui.

Franz rouvrit les veux ; mais son regard sans fixit� ne semblait ni
reconna�tre Rotzko ni l'entendre.

Nic Deck, qui avait soulev� le jeune comte dans ses bras, lui parla
encore ; il ne fit aucune r�ponse.

Ces derniers mots du chant de la Stilla s'�chappaient seuls de sa
bouche :

     Innamorata... Voglio morire...

Franz de T�lek �tait fou.

                                  XVIII

Personne, sans doute, puisque le jeune comte avait perdu la raison,
n'aurait jamais eu l'explication des derniers ph�nom�nes dont le
ch�teau des Carpathes avait �t� le th��tre, sans les r�v�lations qui
furent faites dans les circonstances que voici :

Pendant quatre jours, Orfanik avait attendu, comme c'�tait convenu, que
le baron de Gortz v�nt le rejoindre � la bourgade de Bistritz. En ne le
voyant pas repara�tre, il s'�tait demand� s'il n'avait pas �t� victime
de l'explosion. Pouss� alors par la curiosit� autant que par
l'inqui�tude, il avait quitt� la bourgade, il avait repris la route de
Werst, et il �tait revenu r�der aux environs du burg.

Mal lui en prit, car les agents de la police ne tard�rent pas �
s'emparer de sa personne sur les indications de Rotzko, qui le
connaissait et de longue date'.

Une fois dans la capitale du comitat, en pr�sence des magistrats devant
lesquels il fut conduit, Orfanik ne fit aucune difficult� de r�pondre
aux questions qui lui furent pos�es au cours de l'enqu�te ordonn�e sur
cette catastrophe.

Nous avouerons m�me que la triste fin du baron Rodolphe de Gortz ne
parut pas �mouvoir autrement ce savant �go�ste et maniaque, qui n'avait
� coeur que ses inventions.

En premier lieu, sur les demandes pressantes de Rotzko, Orfanik affirma
que la Stilla �tait morte, et -- ce sont les expressions m�mes dont il
se servit --, qu'elle �tait enterr�e et bien enterr�e depuis cinq ans
dans le cimeti�re du Campo Santo Nuovo, � Naples.

Cette affirmation ne fut pas le moindre des �tonnements que devait
provoquer cette �trange aventure.

En effet, si la Stilla �tait morte, comment se faisait-il que Franz e�t
pu entendre sa voix dans la grande salle de l'auberge, puis la voir
appara�tre sur le terre-plein du bastion, puis s'enivrer de son chant,
lorsqu'il �tait enferm� dans la crypte ?... Enfin comment l'avait-il
retrouv�e vivante dans la chambre du donjon ?

Voici l'explication de ces divers ph�nom�nes, qui semblaient devoir
�tre inexplicables.

On se souvient de quel d�sespoir avait �t� saisi le baron de Gortz,
lorsque le bruit s'�tait r�pandu que la Stilla avait pris la r�solution
de quitter le th��tre pour devenir comtesse de T�lek. L'admirable
talent de l'artiste, c'est-�-dire toutes ses satisfactions de
dilettante, allaient lui manquer.

Ce fut alors que Orfanik lui proposa de recueillir, au moyen
d'appareils phonographiques, les principaux morceaux de son r�pertoire
que la cantatrice se proposait de chanter � ses repr�sentations
d'adieu. Ces appareils �taient merveilleusement perfectionn�s � cette
�poque, et Orfanik les avait rendus si parfaits que la voix humaine n'y
subissait aucune alt�ration, ni dans son charme, ni dans sa puret�.

Le baron de Gortz accepta l'offre du physicien. Des phonographes furent
install�s successivement et secr�tement au fond de la loge grill�e
pendant le dernier mois de la saison. C'est ainsi que se grav�rent sur
leurs plaques, cavatines, romances d'op�ras ou de concerts, entre
autres, la m�lodie de St�fano et cet air final d'Orlando qui fut
interrompu par la mort de la Stilla.

Voici en quelles conditions le baron de Gortz �tait venu s'enfermer au
ch�teau des Carpathes, et l�, chaque soir, il pouvait entendre les
chants qui avaient �t� recueillis par ces admirables appareils. Et non
seulement il entendait la Stilla, comme s'il e�t �t� dans sa loge, mais
-- ce qui peut para�tre absolument incompr�hensible --, il la voyait
comme si elle e�t �t� vivante, devant ses yeux.

C'�tait un simple artifice d'optique.

On n'a pas oubli� que le baron de Gortz avait acquis un magnifique
portrait de la cantatrice. Ce portrait la repr�sentait en pied avec son
costume blanc de l'Ang�lica d'Orlando et sa magnifique chevelure
d�nou�e. Or, au moyen de glaces inclin�es suivant un certain angle
calcul� par Orfanik, lorsqu'un foyer puissant �clairait ce portrait
plac� devant un miroir, la Stilla apparaissait, par r�flexion, aussi �
r�elle � que lorsqu'elle �tait pleine de vie et dans toute la splendeur
de sa beaut�. C'est gr�ce � cet appareil, transport� pendant la nuit
sur le terre-plein du bastion, que Rodolphe de Gortz l'avait fait
appara�tre, lorsqu'il avait voulu attirer Franz de T�lek ; c'est gr�ce
� ce m�me appareil que Lejeune comte avait revu la Stilla dans la salle
du donjon, tandis que son fanatique admirateur s'enivrait de sa voix et
de ses chants.

Tels sont, tr�s sommaires, les renseignements que donna Orfanik d'une
mani�re plus d�taill�e au cours de son interrogatoire. Et, il faut le
dire, c'est avec une fiert� sans �gale qu'il se d�clara l'auteur de ces
inventions g�niales, qu'il avait port�es au plus haut degr� de
perfection.

Cependant, si Orfanik avait mat�riellement expliqu� ces divers
ph�nom�nes, ou plut�t ces � trucs �, pour employer le mot consacr�, ce
qu'il ne s'expliquait pas, c'�tait pourquoi le baron de Gortz, avant
l'explosion, n'avait pas eu le temps de s'enfuir par le tunnel du col
du Vulkan. Mais, lorsque Orfanik eut appris qu'une balle avait bris�
l'objet que Rodolphe de Gortz emportait entre ses bras, il comprit. Cet
objet, c'�tait l'appareil phonographique qui renfermait le dernier
chant de la Stilla, c'�tait celui que Rodolphe de Gortz avait voulu
entendre une fois encore dans la salle du donjon, avant son
effondrement. Or, cet appareil d�truit, c'�tait la vie du baron de
Gortz d�truite aussi, et, fou de d�sespoir, il avait voulu s'ensevelir
sous les ruines du burg.

Le baron Rodolphe de Gortz a �t� inhum� clins le cimeti�re de Werst
avec les honneurs dus � l'ancienne famille qui finissait en sa
personne. Quant au jeune comte de T�lek, Rotzko l'a fait transporter au
ch�teau de Krajowa, o� il se consacre tout entier � soigner son ma�tre.
Orfanik lui a volontiers c�d� les phonographes o� sont recueillis les
autres chants de la Stilla, et, lorsque Franz entend la voix de la
grande artiste, il y pr�te une certaine attention, il reprend sa
lucidit� d'autrefois, il semble que son �me s'essaie � revivre dans les
souvenirs de cet inoubliable pass�.

De fait, quelques mois plus tard, le jeune comte avait recouvert la
raison, et c'est par lui qu'on a connu les d�tails de cette derni�re
nuit au ch�teau des Carpathes.

Disons maintenant que le mariage de la charmante Miriota et de Nic Deck
fut c�l�br� dans la huitaine qui suivit la catastrophe. Apr�s que les
fianc�s eurent re�u la b�n�diction du pope au village de Vulkan, ils
revinrent � Werst, o� ma�tre Koltz leur avait r�serv� la plus belle
chambre de sa maison.

Mais, de ce que ces divers ph�nom�nes ont �t� mis au jour d'une fa�on
naturelle, il ne faudrait pas s'imaginer que la jeune femme ne croit
plus aux fantastiques apparitions du burg. Nic Deck a beau la raisonner
-- Jonas aussi, car il tient � ramener la client�le au _Roi Mathias_
--, elle n'est point convaincue, pas plus, d'ailleurs, que ne le sont
ma�tre Koltz, le berger Frik, le magister Hermod et les autres
habitants de Werst. On comptera bien des ann�es, vraisemblablement,
avant que ces braves gens aient renonc� � leurs superstitieuses
croyances.

Toutefois, le docteur Patak, qui a repris ses fanfaronnades
habituelles, ne cesse de r�p�ter � qui veut l'entendre :

� Eh bien ! ne l'avais-je pas dit ?... Des g�nies dans le burg !...
Est-ce qu'il existe des g�nies ! �

Mais personne ne l'�coute, et on le prie m�me de se taire, lorsque ses
railleries d�passent la mesure.

Du reste, le magister Hermod n'a pas cess� de baser ses le�ons sur
l'�tude des l�gendes transylvaines. Longtemps encore, la jeune
g�n�ration du village de Werst croira que les esprits de l'autre monde
hantent les ruines du ch�teau des Carpathes.

                                  Fin





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