
Sélection officielle – en compétition
Avant l’annonce de sa sélection à Cannes, on avait évoqué les Lettres persanes de Montesquieu à propos de Dheepan. En découvrant le film de Jacques Audiard, on distingue bien une certaine parenté : des gens venus de loin découvrent la France. Mais l’ironie et l’humour des philosophes d’Ispahan a cédé la place à la peur et à la colère de Dheepan, Yalini et Ilayaal, Tamouls qui ont fui le Sri Lanka et ont échoué dans une cité quelque part – nulle part – au sud de Paris.
La peur et la colère sont les carburants habituels des films d’Audiard. Elles sont peu propices à l’ironie et à l’humour (encore que celui-ci ne soit pas tout à fait absent de Dheepan) et engendrent naturellement le désir de revanche (dans la vie) et des thrillers (au cinéma) – Sur mes lèvres, Un prophète sont de cette espèce-là, tout comme Dheepan.
Mécanique dramatique puissante
Cette fois, il ne s’agit pas de mettre en scène des acteurs connus (Emmanuelle Devos, Romain Duris, Niels Arestrup) ou en passe de l’être (Tahar Rahim), mais de mettre en avant un trio d’inconnus, et de faire enfiler au thriller la tenue d’un autre genre : la chronique d’un phénomène social. Dheepan n’est pas le premier film à évoquer le sort des migrants chassés de leur terre vers des contrées qui ont oublié jusqu’au sens du mot « hospitalité », et l’on retrouvera chez Audiard des figures vues mille fois ailleurs – la confrontation avec une administration incompréhensible, la découverte de mœurs étranges (c’est là que Montesquieu passe, au loin). A ceci près que chacune de ces étapes est ici le rouage d’une mécanique dramatique puissante, qui force l’intérêt.

Dheepan (Antonythasan Jesuthasan) a combattu dans les rangs des Tigres de libération de l’Eelam tamoul (LTTE), le mouvement séparatiste écrasé par le pouvoir sri-lankais en 2009. Pour gagner la France, il a convaincu Yalini (Kalieaswari Srinivasan), une jeune femme rencontrée dans un camp de réfugiés, de se faire passer pour sa femme. A son tour, Yalini a trouvé une petite fille, Illayaal (Claudine Vinasithamby) afin de constituer une famille convaincante aux yeux des autorités du HCR et de l’immigration française. Ces séquences d’exposition sont menées avec une clarté et une économie narrative qui placent tout de suite Dheepan dans un autre espace que celui de l’observation et de la dénonciation.
Rythme syncopé
Avec sa fausse famille, l’ancien combattant trouve une place de gardien dans une cité, dont une barre est contrôlée par des trafiquants de drogue. Face à la violence endémique, Yalini veut répondre par la fuite, mais Dheepan retrouve un peu de ce qui a fait jadis sa raison de vivre. Face à l’agression, il reprend peu à peu sa posture de combattant. Cette partie centrale du récit est illuminée par les trois comédiens tamouls. Les variations des relations entre les deux adultes et l’enfant suivent un rythme syncopé, souvent inattendu, toujours cohérent, parfois drôle, comme cet échange délicat entre Dheepan et Yalini autour de la notion d’humour, parfois dérangeant lorsque la petite fille est saisie d’un accès de violence après qu’elle a intégré l’école du quartier.
Yalini a trouvé un emploi de garde-malade auprès d’un homme aphasique qui s’avérera être le père de Brahim (Vincent Rottiers), le jeune patron du trafic de stupéfiants dans la cité. Avec Vincent Rottiers, Jacques Audiard exerce une fois de plus sa faculté à tracer en quelques plans le portrait complexe d’un personnage tout simple. On se doute bien aussi qu’il n’est pas là pour rien. Son retour dans la cité, après un séjour en prison, entraîne la multiplication d’incidents de plus en plus violents, qui affolent femme et enfant, mais excitent Dheepan.
La confrontation finale est d’une violence qu’on en est venu à attendre de Jacques Audiard. Filmée de manière lacunaire, elle prend un caractère onirique, au point qu’on pourrait presque se demander si elle n’est pas sortie des souvenirs et des regrets de l’ancien Tigre.
C’est aussi, comme le film tout entier, une confrontation entre deux des formes de violence qui déchirent la planète, entre une guerre du Sud qui a opposé un Etat à l’une de ses communautés, et l’autodestruction européenne d’une autre communauté dont l’Etat – français en l’occurrence – a oublié jusqu’à l’existence.
Film français de Jacques Audiard avec Antonythasan Jesuthasan, Kalieaswari Srinivasan, Claudine Vinasithamby, Vincent Rottiers (1 h 50). Sortie le 26 août. Sur le Web : www.ugcdistribution.fr/film/dheepan_252
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