Jean-Pierre Barillet-Deschamps, le jardinier des Buttes-Chaumont

En pleine révolution haussmannienne, Barillet-Deschamps fait respirer Paris avec l'étonnant parc des Buttes-Chaumont, dans le 19e arrondissement. Dès lors, les têtes couronnées s'arrachent ce fils de paysan visionnaire.

Par Luc Le Chatelier

Publié le 23 juillet 2011 à 00h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 04h44

Trois, il reste trois énormes platanes boursouflés, ventrus, solidement enracinés depuis près d'un siècle et demi dans la pelouse qui descend vers le lac des Buttes-Chaumont, du côté de la rue Manin, à Paris. De l'avis des jardiniers, il s'agit vraisemblablement des derniers témoins vivants de l'incroyable chantier qui, sous le second Empire, transforma l'infâme décharge à ciel ouvert qui occupait ici d'anciennes carrières en un parc urbain extraordinaire. S'ils pouvaient parler, nos vieux arbres évoqueraient les trois artisans majeurs de cette métamorphose : le baron Haussmann (1809-1891), ci-devant préfet de la Seine et grand ordonnateur de la modernisation – à l'époque, on dit l'« embellissement » – de Paris ; son bras droit – et futur successeur – Jean-Charles Adolphe Alphand (1817-1891), ingénieur en chef du service des Promenades et Plantations de la Ville ; et Jean-Pierre Barillet-Deschamps (1824-1873), premier jardinier – « le nouveau Le Nôtre », selon sa biographe italienne Luisa Limido –, mort trop jeune pour connaître la consécration.

Jean-Pierre Barillet – il n'accolera Deschamps à son nom qu'après son mariage – voit le jour le 7 juin 1824 près de Tours, à Saint-Antoine-du-Rocher, village de ce « jardin de la France » où la terre est fertile, le climat doux, et la moindre masure couverte de roses et de plantes grimpantes. Fils de paysan, le jeune homme montre très vite un goût pour le maniement de la bêche, mais aussi pour l'étude, le soir, des choses de la terre. Cette aptitude, alliée à sa propension à partager conseils et savoirs, le fait embaucher, à 16 ans, comme moniteur du jardinage à la colonie pénitentiaire de Mettray (où Jean Genet séjournera soixante ans plus tard). Dans l'esprit saint-simonien de l'époque, cet établissement vise à transformer « en ouvriers honnêtes et laborieux des enfants sinon voués à la misère et au vice ». Barillet y reste cinq ans, avant de partir perfectionner ses connaissances au Muséum d'histoire naturelle, à Paris. C'est la révélation, comme il l'écrit alors : « En voyant cet océan de science et de curiosité où l'homme ne peut puiser qu'avec une coquille de noix, je suis, pour ainsi dire, découragé et je commence seulement à voir combien nous devons apprendre et travailler pour ne pas rester des sots. »

Les plâtrières, dites Carrières d'Amérique, en 1852. C'est à leur emplacement, sur 
le versant nord de la colline de Belleville, que fut créé le parc des Buttes-Chaumont. 
Photographie d'Henri Le Secq/Bibliothèque des Arts décoratifs.

Les plâtrières, dites Carrières d'Amérique, en 1852. C'est à leur emplacement, sur
le versant nord de la colline de Belleville, que fut créé le parc des Buttes-Chaumont.
Photographie d'Henri Le Secq/Bibliothèque des Arts décoratifs.

Mais le véritable succès arrive un peu par hasard, au printemps 1852, lors de la visite solennelle à Bordeaux du prince-président (il ne deviendra Napoléon III que l'hiver suivant, à la suite du plébiscite du 2 décembre). A l'époque, le préfet de Gironde s'appelle Haussmann, et l'ingénieur responsable du boisement des Landes, Alphand. Pour donner du lustre à cette réception, les deux hommes contactent notre horticulteur... qui fait des merveilles en fleurissant palais et promenades. Le futur empereur, impressionné, s'enquiert de l'auteur de ces prouesses. Haussmann cite Alphand, mais pas Barillet-Deschamps. Déjà.

L'année suivante, tout ce petit monde est néanmoins convoqué à Paris pour mener les travaux que l'on sait : bousculer la ville médiévale, percer de larges avenues pour les fiacres et la troupe, amener l'hygiène en ménageant, à une demi-heure de marche les uns des autres, des « squares » comme Louis-Napoléon en exil a pu en voir à Londres. Première mission pour Barillet-Deschamps : reprendre les travaux d'aménagement du bois de Boulogne, puis de Vincennes. Il intervient sur les Champs-Elysées, le parc Monceau, crée le square du Temple et celui des Batignolles. Après l'annexion par Paris des villages de Belleville et de Ménilmontant, il s'attelle, en 1864, à son grand œuvre, les Buttes-Chaumont, avec l'architecte Gabriel Davioud – auteur des pavillons – et les ingénieurs Eugène Belgrand – pour l'hydraulique – et Jean Darcel – pour la falaise, la grotte et les cascades.

Dans ce chantier, tout est titanesque, d'autant plus que le parc de 25 hectares, vitrine du savoir-faire français, doit absolument ouvrir le 1er avril 1867, pour l'inauguration de l'Exposition universelle. Alors, en hâte, on consolide les carrières, creuse le lac, érige l'île artificielle avec, tout là-haut, une réplique du temple de la sibylle de Tivoli, accessible par deux ponts, dont l'un suspendu, d'une portée de 65 mètres ! Pour alimenter la cascade et les deux ruisseaux, on pompe l'eau dans le canal de l'Ourcq en contrebas, et, pour le confort des promeneurs, on trace des allées dont la pente n'excède jamais 6 %. Enfin, le sol, du gypse, étant stérile, et il faut l'amender avec des milliers de mètres cubes de marne...

L'île des Buttes-Chaumont avec la 
réplique du temple de la sybille de Tivoli.
Photo : www.flickr/austinevan
by licence CC.

L'île des Buttes-Chaumont avec la
réplique du temple de la sybille de Tivoli.
Photo : www.flickr/austinevan
by licence CC.

De ce moment, Barillet-Deschamps se fait une réputation. Il est appelé à Marseille pour le parc Borély, à Lille pour le glacis de la Citadelle. L'empereur d'Autriche lui demande de revoir le parc du Prater et le roi des Belges celui du château de Laeken. Au Caire, le khédive d'Egypte le nomme même, en 1870, « directeur général des Promenades »... A l'été 1873, engagé sur un projet à Constantinople, il contracte une maladie pulmonaire et meurt, seul, à Vichy, le 12 septembre. On l'oubliera vite. Dans son immense encyclopédie intitulée Les Promenades de Paris, Alphand, qui s'approprie tout, ne cite qu'une fois Barillet-Deschamps, dans une note de bas de page. Manifestement « mal né », le fils de paysans n'avait pas les codes pour briller dans le monde.

A lire
L'Art des jardins sous le second Empire,
Jean-Pierre Barillet-Deschamps, de Luisa Limido, éd. Champ Vallon, coll. Pays/Paysage, 282 p., 24,50 €.
Poétique des jardins, de Jean-Pierre Le Dantec, éd. Actes Sud, 182 p., 22 €.
Les Promenades de Paris, de Jean-Charles Adolphe Alphand, réédition Connaissance et mémoires, 244 €.

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